Je me garderais bien de définir avec rigueur la limite qui ferait qu'un texte en prose soit qualifiable de poétique ou pas, car je crois qu'elle n'existe pas ¿ au sens où elle est résolument floue. Pour autant, certains textes paraissent clairement poétiques (Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand par exemple), et d'autres le paraissent beaucoup moins (un rapport du CNRS). On pourrait même se dire qu'il y a là une question de point de vue ; je crois que quelqu'un peut s'arranger pour donner un aspect poétique à une ordonnance médicale ¿ imaginons un Pérec fou du XXIe ¿ mais que toutefois cela n'apparaisse pas clairement à tout le monde, de toute humeur.
Pour ma part, je perçois cela plus en tant qu'intuition qu'en appliquant une liste systématique de critères pré-définis. Et je crois que c'est important ; ¿ mais une fois cette précaution prise, rien ne nous empêche de nous interroger... Il y a tous les critères dont tu as parlé, déjà, qui tous, peuvent être appliqués à la prose (rimes, assonances, allitérations, rythme, métrique, champ lexical, vocabulaire ¿ et pas seulement par sa complexité, mais surtout par son choix ¿ figures de style : bref la forme ; et sujet, capacité à faire exprimer des choses, clairement ou hermétiquement, bref le fond) ; le plus important étant à mon avis l'intention. Le style. A priori l'on se dirait que le texte doit être ciselé ; il s'oppose au langage courant, vulgaire ¿ au sens étymologique du terme ¿, médiocre, informatif, purement utile : là le but est de créer (ποεῖν : faire → ἡ ποίημα : la chose faite, la création → poema,æ → poème), de créer, même, quelque chose de Beau, ou au moins, de Joli.
L'on pourrait sûrement imaginer un poème en prose écrit dans un style de gare ¿ et dans ce cas l'aspect poétique ne dépendrait que de sa capacité à faire s'exprimer, presque à notre insu, des sensations fortes ou aborder un autre point de vue ¿ mais, dans l'ensemble, et cela n'engage que moi, j'ai tendance à penser qu'il faut qu'il soit écrit Différemment. ¿ Pour essayer quand même de te répondre, lorsque tu demandes d'autres "points de mesure" que tu n'aurais pas cités, j'aurais tendance à ré-insister sur (i) le rythme, mot volontairement général et flou (ii) la sculpture ¿ je ne sais comment exprimer autrement l'intentionnalité de créer, quelque chose de beau (iii) les mots ¿ non pas en termes de complexité de vocabulaire, mais comme une large palette de couleurs ; c'est bien avec cette forme que l'on s'autorise(rait) à mélanger les langues entre elles (cf. certains passages de James Joyce que l'on peut considérer comme des poèmes en prose), à réinsuffler de la vie dans les anciens mots de notre langue (cf. Aloysius Bertrand). ¿Humer l'odeur de la drève.¿ ¿ Rien que cela fait rêver.
Souvent, et artificiellement, les poèmes sont considérés comme des textes courts, à placer en recueils ; ce n'est en rien une limite, mais je crois que la plupart des gens auront tendance à s'imposer cette contrainte, qui pourtant n'en est pas une, et ainsi cela pourrait donner un autre "point de mesure" ¿ mais je ne le trouve pas pertinent.
¿ Ayant dit tout cela, c'est-à-dire en n'ayant rien dit, as-tu gré?