Mathématiques faciles.
Une entrevue avec mon amie Mélanie, la fan de new age. — Je ne savais jamais vraiment comment me préparer à ces moments passés ensemble. Elle faisait partie de ces personnes très énergiques, survoltées, dont l'esprit sautille sans cesse ; capable d'être scotchée sur son smartphone mais quand même de suivre deux autres conversations à la fois, ou bien souvent le contraire : gardant l'œil sur une possible notification en provenance de l'un des réseaux sociaux pendant qu'elle faisait autre chose. À chaque fois, son surplein d'énergie prenait le contrôle sur le déroulement des conversations. Était-ce une qualité ou un défaut ? Je crois que ça dépendait des situations. Il fallait être "Yin" lorsqu'elle était si "Yang".
C'était sûrement pour cela que je redoutais d'être seule avec elle. En groupe, il était plus facile de 'diluer' cette énergie ; l'on pouvait s'y mettre à plusieurs. Pourtant, elle disait des choses très intéressantes, passionnantes même, et il y avait toujours de la vie dans ces moments ; mais il y avait comme une dernière résistance, une peur d'être annihilée si je me retrouvais seule avec elle. Peut-être un soubresaut de l'ego. — En pratique, cela se traduisait par le fait qu'inconsciemment ou non, j'arrivais à chaque fois avec dix minutes de retard — me disant qu'une troisième personne arriverait peut-être dans cet entre-temps, et formerait la médiation qui aiderait à lier nos caractères et nos énergies — elle si extravertie, et moi timide, plus silencieuse.
Cette fois-ci, pourtant, nous n'étions que toutes les deux. Rendez-vous dans une sorte de café-restaurant.
Elle sirotait une grande boisson sucrée. Au comptoir, cela s'appelait encore un "café", mais dans le grand gobelet on voyait surtout de la crème, et des traces de caramel. À côté d'elle, mon Americano à la noisette faisait presque conservateur. Elle m'accueillit comme toujours : un grand cri enjoué, les bras grands écartés, s'ouvrant toute entière pour se prendre un instant dans les bras, une bise, un compliment sur un accessoire ou le choix d'un habit (aujourd'hui : le top)... Puis, nous nous assîmes à deux tabourets surélevés, côte-à-côte à la table-haute de la devanture de l'établissement. Nous pouvions voir les passants et les promeneurs de la rue, jusqu'à l'intersection avec son petit parc juste au-delà ; parfois nous imaginions les conversations que les uns et les autres avaient, comme par jeu, en se basant sur leurs gestes et leur body language. — C'était un jeu que nous aimions beaucoup toutes les deux ; on pouvait y laisser libre cours à l'imagination, et cela entraînait à chaque fois de grands rires, ce qui modulait aussi beaucoup le contraste habituel entre nos types d'énergies. Une plaisante manière de briser la glace.
Et puis, soudain, elle me parla de sa dernière découverte.
— "Tu as entendu parler des codes secrets de la vie ?"
— "Codes ? ... Tu veux dire : être un homme beau, riche et puissant ?"
— "Mais non, pas ça, ça c'est la vie en easy-mode. Moi je te parle d'un truc caché dans le jeu, un cheat-code."
Elle rigola, alors j'en faisais de même, sans vraiment savoir ce qu'elle y trouvait de si drôle ni ce qu'elle allait bien me sortir de nouveau.
— "Ça s'appelle les codes de Grabovoï. C'était un mathématicien fou, russe. Il a étudié les nombres et il a trouvé des nombres qui donnent des pouvoirs secrets."
Ça y est, elle était devenue complètement folle. Rien qu'en entendant les prémices, je savais déjà qu'il devait s'agir là d'un exercice spirituel un peu occulte, un peu perché, du type de ceux qui refont surface de temps en temps sur les réseaux sociaux. L'amour, l'argent, la confiance en soi, la mort : à chacune de ces grandes dames parvenait une incantation secrète. Parfois c'était un exercice de respiration imaginé par Coelho sur le chemin de Compostelle ; parfois une idée d'art-thérapie ; parfois une véritable technique issue du yoga ou du chamanisme et qui s'était retrouvée là, isolée de son contexte, mais gardant de sa puissance. — J'imaginais donc quelque chose de ce type.
Elle sortit un petit carnet à spirale. Elle me montra une liste de nombres, écrits avec de grands chiffres dans des encres colorées, d'une graphie d'enfant. J'en lus quelques-uns :
888 412 1289018 — Amour.
1001105010 — Paix.
83585179 — Beauté.
8277247 — Célébrité.
404 — Trouver quelque chose qui n'existe pas.
Je n'avais jamais entendu parler de ce type de numérologie jusqu'alors. C'était étrange : parfois des fragments occultes si obscurs prenaient soudainement le devant de la scène, et devenaient alors des tendances, des modes. Parfois même littéralement, comme le petit bracelet rouge de Madonna. Je ne savais pas d'où ces nombres, eux, provenaient, mais s'ils étaient arrivés jusqu'à Mélanie sans que par ailleurs je n'en entende rien, ça devait forcément venir de là. Instagram, TikTok, une page à la mode... Comme les robes-pantalons, comme la gavroche.
— "Comment est-ce que tu les... actives, j'imagine ?", demandai-je, curieuse.
— "C'est très simple et très puissant. D'abord il faut choisir le code que l'on souhaite. Ensuite, il faut le "manifester"... ça veut dire l'activer, comme tu le dis. Pour ça, d'abord le mémoriser, quitte à l'écrire dans son journal intime. Ensuite, il faut aussi l'écrire sur un bout de papier, que l'on place sous l'oreiller. Puis, l'écrire une troisième fois, sur un autre bout de papier, et celui-là chaque matin : le porter à son cœur, fermer les yeux et réciter une affirmation".
Elle griffonna de tête un code sur une nouvelle page du carnet, le déchira, le plaça contre son cœur en fermant les yeux. Il était visible à chaque mouvement qu'elle faisait tout cela sans aucune hésitation, en y croyant dur comme fer, alors que c'était manifestement une nouvelle technique qu'elle venait tout juste d'apprendre.
— "J'attire la Santé vers ma vie, j'active le code 9187948181 afin qu'il se manifeste, sans faire de mal à quiconque, pour le bien de tous. Merci, merci, merci."
Elle rouvra et les yeux et me sourit. J'étais subjuguée.
Je ne savais pas quoi penser du nombre, mais je savais bien qu'une phrase affirmative simple, positive, et clamée sans aucun doute, sans aucune hésitation, était absolument efficace. Ainsi je n'avais pas besoin d'être persuadée que cela marchait ; en même temps, cela m'étonnait, je n'avais pas pensé jusqu'alors mêler de cette manière affirmation positive et numérologie. J'avais l'impression que c'était la version mathématique du Ho'oponopono.
Un instant silencieuse, et à nouveau imaginative.
Je me demandais si ce serait là, dans ces chiffres venus jusqu'ici par une voie étrange, jusqu'à moi, que je trouverais peut-être une sorte de message secret, un nombre qui me frapperait l'esprit, comme pré-imprimé quelque part en moi ; un code qui n'était qu'à moi, un code dédié, personnel.
Elle devait avoir une longue liste de tous ceux-là, ayant recopié apparemment sur des pages et des pages toute une suite de chiffres, le tout dans ce carnet spiralé. La curiosité, mais aussi cette sorte d'expectative, sachant à l'avance que j'allais y trouver quelque chose — ne serait-ce qu'un indice — me fit lui sourire et proposer, presque timidement :
— "Tu me les montres ? ..."
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