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Ce qui est caché.


Criterium

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Une lettre. Un appel. — Les mots tracés par une main qui tremblait.

Mon cher Guillaume,

La santé de votre sœur s'est malheureusement bien appauvrie. Le docteur Roux a dit qu'il s'attendait au pire... Il n'a pas su dire s'il s'agissait de l'affaire de quelques jours, mais je dois vous avouer que je le crains. Venez vite au domaine de Mauséjour. Nous y sommes tous réunis. Francesca est déjà arrivée.

O.~~~

La signature de mon oncle était toujours aussi illisible.

Je ne m'étais pas du tout attendu à recevoir ce mot. Les affaires m'avaient rappelé à Paris il y a de cela quelques jours ; une semaine et demie tout au plus. Les voyages m'amenant vers trop de destinations lointaines, et ma disposition trop taciturne, avaient fait en sorte que les nouvelles de la famille ne me parvenaient que bien rarement, d'habitude. Je savais que ma sœur avait eu quelques problèmes de santé par le passé, sans jamais vraiment savoir qu'ils fussent si préoccupants... Malheureusement... c'était plus grave que prévu. Elle avait la constitution fragile ; elle avait dû attraper quelque chose qui l'avait épuisée et abîmée. Mais à ce point- ? Étaient-ce donc réellement ses derniers jours ? - Je n'arrivais pas à me l'imaginer... Le mot, si pressant, sa réception inattendue, l'écriture tremblotante : tout cela me faisaient réaliser que c'était sérieux, et qu'il était important que je m'y rende tout de suite.

Je n'étais pas d'un naturel expressif ; le mot fut lu et relu sans ciller. Pourtant... en reposant le papier sur le bureau, à côté de l'enveloppe déchirée — ma main avait tremblé.

La voiture parcourait la campagne, gravissant puis re-descendant les collines, le long de cette route ressemblant à une suite de dos d'ânes géants. Lors de la montée il fallait faire attention aux angles morts ; on ne savait jamais si un autre véhicule allait soudain se révéler dans le champ de vision ; c'était du reste assez rare, une fois si loin de Paris. Après chaque montée, une fois arrivé au sommet, l'on avait la récompense : la vision d'un fabuleux paysage boisé, onduleux, jusqu'à l'horizon. Quelle vue ! — À cette heure-ci, toutes les couleurs semblaient plus saturées : le bleu franc du ciel, le vert des arbres, les gradients jaunes des champs et le gris de l'asphalte. Et, à perte de vue sur l'autoroute : presque personne. Ah, on était bien loin de la circulation francilienne... La voiture continuait ainsi, de colline en colline, passant parfois à côté de villages qui semblaient vides, et s'approchant de la frontière. Il y en avait encore pour quelques heures.

— Enfin : la forme qui se découpait sur l'horizon, révélée derrière une montagne, soudaine. — La flèche pointue de la tour de l'une des bâtisses... La pierre vieillie et devenue presque noire. C'est Mauséjour !

Je garai la voiture sur le côté du bâtiment principal. Ancienne métairie au XVIIIème — enfin, à l'époque, l'on l'appelait sans doute une borderie ou un "lieu" — tombée en désuétude, rachetée au XIXème par un anglais excentrique qui l'avait entièrement rénovée pour lui donner l'air d'un manoir, puis acquise par la famille lorsque cet anglais, n'ayant pas eu d'héritiers, en fit le don entier à un ami... collègue, camarade, confrère ? ... leur relation ne m'avait jamais été nettement définie ; notre grand-père. Il s'était installé dans la bâtisse, y avait fait déménager toutes ses affaires, et se consacra après une retraite anticipée entièrement à la vie locale. Depuis longtemps, cette terre ne produisait plus ; il avait pourtant jalousement gardé le domaine. Le "domaine" — c'était comme cela qu'il appelait ce lieu, comme pour en rendre le nom-dit plus signifiant, car rarement prononcé.

L'après-midi touchait à sa fin. Le ciel se couvrait déjà. Je contournai rapidement le bâtiment pour me retrouver dans la cour pavée qui formait une sorte de "centre" du domaine, une petite place entre les dépendances. Elle était étonnamment vide, cette fois. — C'était là que se trouvait la porte d'entrée. Lourde et imposante. Alors, enfin : je toque.

On m'ouvre.

Aussitôt — en voyant sur le seuil Francesca — ma compagne — dont les yeux étaient rougis, et juste à côté d'elle, notre tante dont le menton s'était gravé de plis trahissant la douleur, je comprends : je suis arrivé trop tard. Je regarde O., debout, très droit, stoïque dans le coin de la pièce — nous avons cela en commun. Dans un sanglot, elles me confirment la triste nouvelle : ma sœur est morte.

Tard dans la soirée. Les femmes se sont retirées. Il ne reste que moi, mon oncle, mon cousin Xavier et le docteur Roux. Le reste de la famille n'était pas encore arrivé. Dans la pièce que mon oncle avait convertie en étude, nous buvions à petites gorgées un digestif — chacun avait choisi un alcool fort différent. Le mien était un bourbon. Mon oncle et le docteur jouaient aux échecs. Je regardais les pièces, essayant de prédire les coups qui allaient suivre. J'étais initié ; mais mon oncle bien plus, car il avait acquis un titre, il y a très longtemps. Parfois j'avais l'impression de ne comprendre le coup seulement qu'une fois qu'il fût joué, ce qui était tout autre chose que de le prédire... Xavier fumait à la fenêtre. Seul le son des pièces en bois ajustées sur l'échiquier rompait parfois le silence — et si peu.

C'était comme si nous attendions tous qu'un autre prenne la parole pour enfin parler de la disparition.

Ce fut mon oncle qui rompit le silence, lorsque Xavier revint se pencher sur l'échiquier pour suivre ce qui s'y était passé.

— "Quand même, pourquoi s'était-elle mise en tête ces fadaises occultes..."

Je ne compris pas tout de suite l'allusion. Pourtant, les autres avaient eu l'air de tout de suite saisir, de savoir de quoi il retournait. Devant mon expression médusée — mais presque à contre-cœur — ils m'expliquèrent que depuis quelques mois, ma sœur, dont je savais bien qu'elle s'était toujours intéressée à beaucoup de choses spirituelles mais douteuses — les artistes ne sont-ils pas toujours un peu perchés ? — avait commencé une pratique soutenue d'exercices physiques très particuliers, en connexion avec ses recherches ésotériques. Un début de folie.

Il s'avère qu'elle était convaincue que notre grand-père faisait partie d'une confrérie qui avait compté dans ses rangs le riche anglais, ce qui expliquerait l'héritage ; et de plus, qu'ils avaient réussi à mettre la main sur un trésor. Quoi exactement — elle ne l'avait jamais su ; mais dernièrement, elle s'était convaincue qu'il ne s'était pas agi d'un trésor physique. Au lieu de pièces d'or enterrées dans une cassette au jardin, elle imaginait une sorte de gemme spirituelle. Ç'aurait été une simple histoire comme une autre — de nos jours, qui ne connaissait pas quelqu'un qui croyait encore trouver le reste du trésor de Blanche de Castille à Rennes-le-Château, ou encore les archives secrètes des Templiers dans quelque château cathare ? — si ça n'avait pas eu des conséquences aussi tragiques : les exercices corporels, les heures passées à méditer ou à tenter de contrôler sa respiration selon diverses techniques, tout cela avait grandement affecté sa santé déjà faible. De temps en temps, elle s'arrêtait en plein milieu d'un couloir ou d'une pièce, et faisait des sortes de passes, ajustant ses mains dans diverses configurations. Quand ils lui avaient posé la question sur la nature de ce nouvel exercice, elle avait répondu : "Je veux savoir si je suis dans l'astral." — Cela avait donc bien fini par affecter également sa santé mentale... Petit à petit, elle s'était amaigrie puis était tombée malade. Juste un rhume, et un surménage ; auxquels s'étaient adjoints une fièvre et des arythmies. Puis cela s'était empiré.

Cette image de la folie qui s'était invitée au domaine me resta à l'esprit même en rejoignant Francesca dans ma chambre.

La nuit semble ne jamais en finir. Me suis-je réveillé si tôt ? Pourquoi est-ce que les ombres semblent si noires ? Suis-je seul ? ...

Ma chambre est au premier étage, tout au bout du long corridor qui mène à cette aile de la bâtisse. Je prends toujours celle-ci ; elle est isolée de tout, parfaite pour travailler en silence si besoin est. Le lit aux draps bleus. La grande armoire en face qui projette ses ombres sur un recoin. La fenêtre à droite qui ne laisse entrer qu'un bien mince rayon de lune. Tout est calme ; tout dort. Il n'y a aucun bruit. Il fait nuit, et la nuit semble ne jamais en finir.

Pourtant, comment expliquer cette sensation oppressante qui s'y est invitée...

...comme si toutes les choses m'observent... les objets, l'armoire qui me dévisage. Le clair de lune qui cache un rôdeur. Un sombre pressentiment. — — Et soudain, je m'aperçois, voulant briser cette illusion en me relevant, que mon corps ne m'obéit pas. Pas un membre ne bouge... Je suis paralysé. L'oppression est de plus en plus forte. Le silence de la pièce devient presque un murmure... Je suis incapable de bouger ! Et la nuit qui n'en finit pas !

Là... au chevet de mon lit... une silhouette noire... une présence !

Terrifié, ma respiration s'accélère. Je peux encore respirer, mais je ne peux rien faire d'autre — je suis cloué au lit, les yeux rivés vers l'apparition... impossible de regarder ailleurs... Suis-je en plein cauchemar — et pourquoi celui-ci paraît-il si réel ! Oui, je suis forcément en train de faire un cauchemar. Tant bien que mal, je régule ma respiration petit à petit... la sensation oppressante reste, mais elle me prend moins à la gorge au fur et à mesure que je me répète : pas d'inquiétude, ce fantôme n'est pas réel, tout cela n'est qu'une paralysie du sommeil. La silhouette reste immobile, droite ; elle prend les contours d'une femme, j'ai l'impression que c'est une sorcière qui m'observe, guettant le bon moment pour se jeter à ma gorge et me prélever le sang.

Je m'aperçois que la dame en noir a le visage jeune — et puis je la reconnais tout d'un coup : c'est ma sœur décédée.

— "Tu vois mais tu ne vois pas. Tu cherches mais tu ne cherches pas. Ne t'en rends-tu pas compte ?"

Les mots n'ont pas été prononcés, mais comme un bourdonnement intérieur qui est pourtant tout à fait distinct, articulé quelque part en moi. Cette sensation m'étonne et me distrait soudainement de celle de l'effroi... — —

Je me réveille en sueur. Il me semble que les battements de mon cœur sont trop forts, presque comme des palpitations ; je sens dans le fond de ma gorge les mouvements de l'artère qui palpite. Un instant, je reste immobile, redressé sur les draps presque humides, à me concentrer sur mon rythme cardiaque trop élevé. Est-ce un effet de l'alcool ? Ou alors une apnée du sommeil ? — J'ai appris que les deux peuvent entraîner ces sortes de tachycardies au réveil, surtout en période de stress. Les événements ont dû m'affecter plus que je ne l'eus supposé.

Pourtant, l'image si nette de ce qui avait presque en phase de devenir un cauchemar ne disparaissait pas ; plutôt, comme les rares rêves qui marquent profondément l'esprit, chaque minute en ancrait davantage le souvenir — qui se concentrait maintenant sur une simple scène, sur un simple visage : celui de ma sœur, et ses mots cryptiques qu'elle m'adressa.

— O. avait réagi en fronçant les sourcils, étonné de ma demande. "Je ne pensais pas que vous vous intéressiez à tout cela, vous qui êtes si cartésien", m'avait-il dit. Sans doute pensait-il que ce n'étaient pas les documents eux-mêmes qui éveillaient mon intérêt, mais que j'avais tout simplement juste caché à quel point la disparition de ma sœur m'avait affecté, et que je cherchais plutôt, à travers la compulsion de ses effets personnels, à en retrouver la présence, à la sentir près de moi une dernière fois. Mais il avait accepté. Il m'avait confié la grosse clef de sa chambre du troisième étage.

J'eus un frisson en pénétrant dans la pièce. La clef dans la serrure avait fait un clic sinistre. C'était surtout le fait de me retrouver juste en face du grand lit, maintenant plié au carré et recouvert d'une toile blanche en dentelle ; là ; le lieu où, j'imagine, elle avait passé ses dernières heures. Il y a quelques jours, cette pièce à la vie tranquille... puis la tragédie... l'agonie qui devait avoir eu lieu juste là... — La dernière personne à s'être rendue ici devait être le docteur Roux, avec... la morte...

Mais point de sentimentalisme. Je chassais ces pensées de mon esprit ; je n'étais pas venu ici pour faire le deuil.

Malgré le fait que c'était complètement absurde — les rêves et les cauchemars ne pouvaient être que les produits inconscients d'une journée qui refont surface comme des images — j'avais retenu de ma paralysie nocturne l'image de la silhouette noire : ma sœur... et surtout ses mots, que j'interprétais comme un message qui m'était destiné, et que j'avais à retrouver quelque chose dans ses affaires. Évidemment, ça n'avait été que le produit de mon propre inconscient ; je savais donc qu'il avait dû en fait s'agir d'une intuition, qui me disait que je devais vérifier par moi-même l'histoire que l'on m'avait faite de ses derniers jours. — Et dussé-je ne rien apprendre de plus, je savais que parmi ses livres d'ésotérisme il devait bien s'en trouver un ou deux se rapportant aux paralysies du sommeil, et à leurs apparitions. Au pire, cela me fera de la lecture ! Cela relativiserait un peu mon expérience de la nuit.

Les étagères de sa bibliothèque personnelle étaient couverts de volumes douteux. Il n'y avait pas énormément de livres, mais les seuls qui ne se rapportaient pas à son sujet de prédilection étaient des manuels de botanique. — Sur son bureau, un petit tome avec une belle reliure ; le premier tiers était écrit à la plume, d'une graphie manuscrite délicate. C'était son journal intime. Je le parcourus en diagonale — ce qui me faisait déjà bizarre — mais n'y vit rien de particulier. Elle y détaillait ses promenades en campagne et dans les sous-bois ; parfois, avec une feuille séchée entre les pages, comme pour un herbier. Quelques poèmes, aussi. Aucune référence à un quelconque trésor. Les dates ne se suivaient pas toujours à intervalles réguliers — puis, s'éloignant de plus en plus... le journal devenait cette longue suite de pages qui resteraient blanches... — Je le refermai et fouillai le reste du bureau.

Au fond d'un tiroir, je retrouvai un petit coffret, qui contenait quelques bijoux et quelques cristaux. Rien de bien remarquable. J'allais le remettre en place, quand je remarquai soudain que la profondeur du coffret ne correspondait pas à la taille de la pièce en bois qui en constituait le fond. Ce type de facture ne pouvait s'expliquer que s'il s'y trouvât un compartiment secret. Scrutant avec peine chacune des veines du bois sur les différentes facettes du coffret, durant de longues minutes, je réussis enfin à remarquer une minuscule anomalie — presque une sorte d'aiguille, de la même couleur que les veinures — qui se révéla avoir du jeu dans une direction. Avec la pointe d'un stylo, j'actionnai le mécanisme. Il cliqueta — il ouvrait une sorte de tiroir très étroit dans le double-fond de l'objet. À l'intérieur : un carnet, couvert d'une écriture fine que je reconnaissais. C'était l'autre journal intime de ma sœur.

Le premier, laissé bien en vue, parlait de choses bien anodines. Celui-ci, par contre, ne concernait que ses recherches et ses exercices étranges. Les dates étaient toutes récentes, et celles-ci étaient quotidiennes.

  • Des techniques de pratyahara yoga, concernant la préparation du corps pour entrer dans un état méditatif, puis le dessin "par l'esprit" de formes mentales.
  • Une suite codée de mouvements de danse, rédigée dans un vocabulaire gurdjieffien.
  • Différents essais de régimes alimentaires dangereusement pauvres ; jeûnes et thés herbaux. Si elle ne s'était nourrie que de cela, je comprenais pourquoi sa santé déjà fragile avait dû flancher de plus en plus.
  • Une technique de dissociation, effrayante : se tenir immobile devant un miroir, trop près, dans l'obscurité, et jusqu'à ce que le reflet devienne un Autre et se déplace.
  • Des remarques incompréhensibles sur les "canaux" du corps humain, de chaque côté de l'épine dorsale, dont l'excitation permettait la pratique du yoga du rêve.

Je décidai de garder le petit carnet et d'essayer de mieux le comprendre. C'était forcément là qu'elle aurait pu déguiser un secret ou un indice.

— "Pourquoi lis-tu encore tous ces vieux papiers... Tu te fais du mal..."

Francesca ne voyait pas d'un bon œil ma nouvelle lecture. Le regard chargé d'un reproche, à la fois comprenant que ce fût peut-être là ma manière particulière de faire le deuil, et à la fois ne comprenant pas tout à fait que je ne pusse le vivre un peu plus à sa manière, avec des larmes plutôt que des obsessions. Ne me laissant pas le temps de répondre, elle se rendit à la salle de bains pour prendre une douche. Elle ne comprenait pas que je passe tant de temps à relire les entrées presque incompréhensibles du journal secret, tentant d'y trouver quelque double-sens caché.

Le bruit de quelque chose qui venait de vibrer, sur les draps. Qu'était-ce ? Ah : son smartphone, d'habitude jalousement gardé... Sans chercher à lire le message qui venait de s'y afficher, j'y découvris pourtant quelque chose de suspicieux et de déplaisant qui me fit m'en emparer.

"Mais quand vas-tu lui dire ? Vous ne pouvez pas rester ensemble comme ça..." — de la part de son amie Sophie.

Le genre de message que les couples n'aimaient pas découvrir dans le téléphone de l'autre ; surtout les couples vivant loin de l'autre une partie de l'année, à cause des voyages professionnels de l'une des deux parties. Je me demandai si c'était bien comme ça que j'allais apprendre une infidélité. Juste après la mort de ma sœur. Le bruit de la douche continuait ; je décidai de faire exception à mes règles, et déverrouillai le portable pour lire le reste de la conversation.

Il y avait trop de messages pour tous les lire, mais ce fut facile d'avoir une vue d'ensemble de ce qui se passait. Il n'y avait pas eu de tromperie. En fait, c'était peut-être pire ; j'y découvrais que Francesca voulait partir depuis longtemps, avait hésité, puis finalement pris la décision de rompre, et puis qu'aussitôt après lui étaient parvenues les nouvelles inquiétantes sur la santé de ma sœur. Et maintenant, elle avait écrit : "Je ne peux pas partir tout de suite et le laisser seul face à ça... Il a quand même été là pour moi, pour X. - Nous nous séparerons après...". — À vrai-dire, cela faisait revêtir du sens à tout un tas d'indices, accumulés inconsciemment, qui ré-émergeaient avec des interprétations plus transparentes. Là encore, je pris la nouvelle stoïquement. Pas un mot, pas une larme ; juste un petit pincement au cœur, comme si l'on serrait un peu plus le boulon d'une vis, pour limiter le jeu. Ce serait donc comme cela que tout finirait...

Je me replongeai avec d'autant plus de concentration dans les notes griffonnées du carnet.

Francesca est partie. — Nous n'avions pas parlé des messages, et elle n'avait rien révélé quant à sa décision déjà prise. Mais cette fois je savais. J'avais le pressentiment — si fort qu'il semblait prémonitoire — que ce serait en fait la dernière fois que nous nous verrions. Ainsi meurt à feu doux une relation de cinq ans... Ce serait sans doute dans quelques semaines, sans pouvoir se revoir ; mes affaires à Paris qui coïncideraient toujours avec ses disponibilités, les heures libres jamais les mêmes ; et je recevrai au mieux une lettre, au pire un long e-mail.

Je décidai de rester quelques jours de plus. J'avais passé les appels nécessaires afin que les affaires ne nécessitent ni ma présence, ni ma supervision, pour une semaine supplémentaire. Quoique tout le monde fut content que je prenne ce temps — les réunions familiales n'étaient pas mon fort ni dans mes habitudes — l'atmosphère demeurait pesante. Le silence, les chuchotements ; l'omniprésence de l'absence. — Mon oncle voyait d'un œil de plus en plus mauvais mon intérêt pour les affaires de la morte.

Ce soir-là, il m'invita à l'affronter aux échecs. Je savais que c'était un prétexte ; ni lui ni moi n'avions d'illusions quant à l'issue de la partie, il était évidemment un joueur bien plus fort que moi. De plus, il avait gardé toutes ses pièces ; sa manière de faire en sorte que la partie fût équilibrée fut juste de choisir une ouverture très lente. Sans doute pour toutes ces raisons, personne ne portait grande attention à notre partie ; de temps en temps Xavier passait, jetait un coup d'œil sur la position, puis s'éloignait sans un mot, se demandant sans doute dans combien de coups je perdrai la dame.

Entre deux conseils murmurés sur la meilleure position d'un cavalier et sur la valeur très relative des pièces mineures, O. me parlait discrètement et avec des allusions voilées sur les recherches que j'avais commencées. Il me mit en garde — qu'il ne faut pas trop s'approcher d'un trésor quel qu'il soit.

Je lui demandai en pointant un cavalier : — "À cause des gardiens ?" — Lui faisait non de la tête : "La menace est plus forte que l'exécution" — un principe échiquéen bien connu — "et parfois, même s'il n'y a rien derrière, il suffit que l'autre en soit convaincu pour que même une menace de menace fonctionne... Disons que... Gardez des yeux dans le dos."

L'allusion était un peu trop claire. On aurait dit que mon oncle soupçonnait un membre de la famille d'avoir contribué à la fin tragique. Quelqu'un qui avait dû croire s'être approché suffisamment près des richesses pour se dire qu'il pût passer à l'action, et pouvoir être le seul à s'en emparer. Mais c'était absurde ; qui aurait pu faire cela s'il n'y avait même pas de trésor physique ? Notre famille n'était quand même pas si bête ni terre-à-terre, et, j'osais l'espérer, pas si cupide.

— "Mais enfin, pour cela il faudrait quand même qu'il existe, sinon c'est absurde, un malentendu, une erreur horrible."

Les exercices commençaient enfin à porter leurs fruits. J'avais réussi à passer le "seuil" : chaque nuit, jamais au moment de l'endormissement mais toujours à une heure proche du réveil, je réussissais à induire un état paralytique. Entre la veille et le sommeil. Cette paralysie à l'origine des pires cauchemars ; mais j'avais appris à la connaître, et ainsi je ne ressentais aucune peur en entendant le son — comme une cascade — qui annonçait la survenue d'une Présence.

Au début, je la voyais, elle encore : la silhouette fine et grande d'une femme — mais dont le visage restait caché par une obscurité ou un flou, par-delà lequel je ne pouvais rien distinguer. Une fois, cependant, elle avait à nouveau pris les traits de ma sœur, qui m'exhorta à continuer sur cette voie. Les ombres de chaque recoin de la pièce la nuit semblaient toujours autant cacher quelque chose, l'atmosphère n'avait pas cessé d'être oppressante. Généralement, même en réalisant qu'il ne s'agît là que d'un symptôme — pourtant si réel — du phénomène, cette sensation finissait par prendre le dessus ; et alors, je me réveillai à nouveau, le plus souvent dans la réalité. Quelques fois cependant, j'eus une succession de ces expériences oniriques, les unes après les autres, pensant à chaque fois me réveiller mais replongeant dans l'état paralytique. Petit à petit, j'essayai de "tenir" un peu plus longtemps dans le monde du rêve — sentant que si je pouvais y rester un peu plus, je pourrais alors enfin comprendre l'expérience qu'elle aurait pu en avoir.

Cette nuit-là — une autre nuit qui semblait ne pas en finir... je sentis que j'avais réalisé une progression.

Pour la première fois, j'avais acquis quelque chose en plus. Jusqu'alors j'étais resté dans la pièce, tout au plus aperçu le corridor par la porte ouverte (alors que je prenais bien soin de fermer chaque soir ma chambre). Cette fois, pourtant... J'avais la faculté de me mouvoir. Je me frottais les mains l'une contre l'autre, comme il était prescrit. Elles n'étaient pas vaporeuses, ni éthérées ; je les voyais bien, c'étaient mes mains, fermes, physiques, tout à fait réelles. Pourtant la pièce baignait encore de cette sorte de phosphorescence blanchâtre qui indiquait qu'il s'agît bien là du monde du rêve. Je fis quelques pas. Le sol était ferme ; le plancher faisait le même bruit sourd, le même léger grincement. Tout était réel — et tout était rêvé.

La porte était grande ouverte ; le corridor long et sombre.

Une ombre s'anima très légèrement. J'eus une grande frayeur — je pouvais entendre le battement de mon cœur comme un tambour à chaque oreille — en m'apercevant que dans un recoin, la silhouette noire et longiligne de ma sœur me dévisageait à nouveau.

— "Là-bas", fit-elle sans mouvoir les lèvres, avec un léger geste de la main pour indiquer le bout du couloir. 

Je m'y aventurai ; la lueur du clair de lune, inexplicablement, parvenait jusqu'ici alors qu'il n'y avait pas de fenêtre de ce côté ; et l'angle de la lumière n'était pas tout à fait correct, il semblait dévoiler l'endroit sous un autre jour. — C'était bizarre. Le corridor est bien plus long qu'il ne l'est dans la vie réelle.

Je commençais à comprendre ce que voulaient dire certains occultistes qui parlaient d'un "deuxième monde" dans lequel il faut "renaître". Ça n'était ni une image poétique sur le fait de devenir soi-même, ni une naïve croyance à la métempsycose ; c'était un manuel... pour s'aventurer sur un autre plan. Comme si, au-delà du temps, et de l'espace (largeur, longueur, profondeur), il y avait une autre chose... une autre dimension, un autre axe à parcourir, sur lequel l'on pouvait se mouvoir — à la condition d'être "initié" ; et dans cet état d'entre-deux qui survient à la mi-conscience.

Car je réalisai soudainement qu'il y avait des incongruités entre les deux plans. Le corridor était trop long. Mais surtout : il y avait une porte supplémentaire.

Par contre, elle était fermée.

— "Laissez-moi vous aider à mettre tout cela dans la voiture."

Mon cousin Xavier m'aida à apporter quelques affaires jusqu'au coffre. À chaque fois que je venais ici, je devais ramener quelques-unes des affaires que j'y avais laissé il y a quelques années. C'était là le principal désavantage d'un métier qui amène à voyager : le fait de devoir déménager, de ne pas pouvoir tout amener ; mais comme ce domaine existait, au lieu de tout trier et de tout jeter, j'avais acquis — moi comme tant d'autres — un espace à la cave pour y stocker des cartons. La condition était de ne pas les y oublier, et de faire ainsi : ramener quelque chose à chaque fois, pour peu à peu libérer de l'espace et ainsi permettre cet arrangement à d'autres.

Je retournai à la chambre. Mon oncle y était, et me tendit le petit carnet. Son air semblait désapprobateur, presque déçu ; mais derrière cette déception je voyais bien que c'était de l'inquiétude qu'il cachait.

— "Je le reconnais. Je préférerais que vous ne le gardiez pas, et que vous le remettiez là où vous l'avez trouvé, et avant que quelqu'un d'autre ne l'apprenne."

Je commençais à comprendre pourquoi l'on m'avait pressé de retourner m'occuper de mes affaires à Paris. Ç'avait été subtile au début, des questions professionnelles ; de longues discussions à l'étude avec quelques autres membres de ma famille, et puis O. qui tenait toujours à en apprendre un nouveau détail. Comme le docteur Roux était revenu, lui aussi s'y joignait. Puis ç'avait été presque un peu trop, comme si certains s'étaient donné pour but de m'éloigner de Mauséjour. "Pensez à Francesca qui doit se sentir bien seule, à vous attendre..." — nous ne vivions pourtant pas ensemble, et désormais cette remarque ne m'occasionnait qu'un demi-sourire, depuis le message découvert. — Non, maintenant j'étais convaincu que mon oncle, s'apercevant de ma façon dangereuse de faire le deuil et craignant sûrement que je ne suive ma sœur dans sa folie, voulait que je retourne à la vie active en ville, plutôt que de rester ici et de décrépir petit à petit — il ne voulait sûrement pas assister une seconde fois au même spectacle de déclin.

Ou alors... je commençais tout autant à entrevoir l'autre possibilité, celle qu'il existât réellement un trésor, physique ou non, et dont la clef était cachée quelque part dans ces expérimentations — soit un indice crypté dans un poème ; soit sur un autre plan — ce qui était incompréhensible : là, dissimulé derrière cette porte supplémentaire, qui n'apparaissait dans le couloir du domaine que dans l'état d'entre-deux entre veille et sommeil, durant lequel l'occultiste se sépare du corps physique.

J'avais l'impression que l'on me mettait à la porte avant que je ne pusse trop en apprendre. Et l'on avait réussi : je repartais le jour-même.

Quelques jours plus tard, à mon bureau, j'expédiai les affaires les plus pressantes. J'étais revenu à Paris et je n'avais depuis reçu aucune nouvelle, ni de la famille, ni de Francesca. J'avais essayé de poursuivre les quelques exercices étranges, plutôt tard le soir, mais à chaque fois une grande lassitude m'empêchait de m'y concentrer tout à fait, et depuis j'avais été incapable de conjurer à nouveau l'état de paralysie du sommeil. De plus, y aurais-je parvenu, où m'y rendrais-je ? Ce n'était pas ici que j'allais résoudre l'énigme. Et puis, c'était aussi une sorte de peur sourde, causée par la surpopulation de cette ville, cette absence de solitude lorsque les rues ne dorment jamais tout à fait... Inconsciemment, je devais craindre d'y retrouver d'autres promeneurs oniriques ; certainement bien plus entraînés que moi dans ce type de projection astrale, ce qui me rendrait vulnérable à... je ne savais pas exactement quoi, au juste... ; mais tout le monde a eu en tête cette appréhension vague, celle de ne jamais pouvoir se convaincre tout à fait qu'il fût impossible qu'en mourant d'une certaine façon dans un rêve l'on pourrait mourir dans le monde physique...

En temps normal, j'aurais peut-être oublié mes expériences ; mais ce qui me revenait invariablement à l'esprit, plus même que l'effrayante silhouette de ma sœur défunte, c'était cette vision du dernier jour, ce corridor trop long et cette porte en trop. J'avais beau me dire que c'était une illusion due au rêve, une illusion dont l'apparence trop réelle avait convaincu et trompé tous ceux qui en avaient fait l'expérience, quelque part la magie opérait malgré moi — le plancher laqué éclairé d'un clair de lune, les boiseries des murs, la pénombre grisâtre : tout me semblait encore avoir été trop réel pour être le simple fruit d'une illusion.

Tout en souhaitant retourner à Mauséjour sous quelque prétexte plus ou moins justifiable, le travail et les affaires m'en empêchaient désormais.

Alors je résolus, durant mon peu de temps libre, à défaut de pouvoir me séparer à nouveau de mon corps, de rencontrer quelqu'un avec qui je pourrais en parler. Peut-être que mettre des mots dessus, voire de comparer deux expériences, pourrait m'en apprendre plus sur ce dont il s'agissait vraiment. Et en même temps... comment le faire ? Je me voyais mal me rendre à une réunion de tireuses de cartes parlant de l'astral dans un salon de thé, et je me voyais tout aussi mal rejoindre un groupe de jeunes psychonautes — ceux qui sans le chercher, trouvaient d'autres voies pour se séparer du carcan terrestre.

À qui en parler ?

— "Il paraît... que certains trésors ne sont pas cachés sur le plan physique, alors qu'ils sont pourtant bien réels."

— "...vraiment ? Où avez-vous entendu cela ?", fis-je si étonné que le sujet se fût orienté de lui-même dans cette direction.

— "Je ne sais plus où, ni si je l'ai lu ou entendu, mais je me souviens bien de quelques exemples."

— "Je suis tout ouïe : je trouve cela passionnant... et inattendu..."

— "Alors ce sont par exemple certains anciens textes hindous, dont la légende voudrait que personne n'en connaissait réellement l'auteur, puisqu'ils ne nommaient qu'un interprète : un jour, un pauvre paysan s'aventure dans les collines et se perd. Il trouve parmi les rochers, quelques pierres de jolie forme ; il se dit qu'il les ramènera à sa femme pour lui faire un cadeau inattendu. Il les enveloppe dans un bout de tissu, et retrouve tant bien que mal son chemin, après de longues heures. En dépliant le tissu, surprise : les pierres ont comme 'émané' lettres et symboles, imprimés sur la trame. Et ils forment des phrases de sagesse..."

— "Un trésor donc..."

— "Oui ; je crois qu'un auteur du début du XXème siècle, fasciné par les travaux de Marie Curie, a émis l'hypothèse que les lettres avaient en fait été gravées dans la pierre avec une sorte d'encre radioactive, qui avec les heures a imprimé le message sur le tissu. Il pensait que c'était bien là une preuve de l'existence de l'Atlantide ; que c'était un texte d'une civilisation disparue."

— "Enfin, si c'était vrai, le message n'aurait pas été écrit en sanskrit..."

— "À vrai-dire on ne sait pas dans quelle langue le texte a été transmis. Ç'aurait pu être une autre ; après tout il y a des langues qui restent comme 'figées' dans leur forme classique pendant des millénaires, justement pour être transmises par-delà le temps — le latin par exemple... mais aussi, et bien plus : l'ancien égyptien, l'arabe, le vieux-tibétain... Il y a dû en avoir d'autres."

— "Le vieux-tibétain... je crois avoir lu quelque part que le Bardo-Thödol aurait aussi été 'révélé' plutôt qu'écrit."

— "Oui, tout à fait ! En fait, chez les tibétains, c'est même une spécialité... il y a même des comités qui se réunissent pour déterminer si tel ou tel texte ésotérique est bien re-découvert ou une invention. Le problème de la langue s'y pose aussi, puisque généralement ils sont écrits sous forme de symboles cryptographiques, qui seraient des langages non-humains, à re-traduire. Certains grands hommes auraient ainsi eux aussi 'caché' des écrits pour qu'ils soient retrouvés plus tard, sans qu'il n'y ait de transmission directe... par exemple le roi Trisong Detsen, et puis beaucoup d'autres dont je ne me souviens pas du nom. Je ne suis pas une spécialiste."

Décidément, le gin-tonic servi à l'occasion d'un tête-à-tête avec cette femme rencontrée par hasard prenait une toute autre saveur.

Le soleil était monté bien haut dans le ciel dégagé, et une brise soufflait légèrement. Les feuillages bruissaient, et quelques oiseaux voletaient autour de l'auberge en chantant. J'avais accepté le rendez-vous surtout parce qu'il se tenait loin de la ville, à la périphérie d'un hameau en campagne. Je tenais à ce qu'il se fasse ailleurs ; ce n'était pas la crainte d'être vu, et reconnu, avec cette compagnie hétéroclite, mais plutôt la crainte d'être interrompu si jamais une conversation devenait trop intéressante.

C'était celle que j'avais rencontrée par hasard qui m'avait appris l'existence de ce groupe, bien qu'elle ne pût se joindre à nous cette fois-ci.

Au début, je craignais un peu qu'il s'agît là d'une sorte de secte ; mais je m'étais vite aperçu que ça ne pouvait pas être le cas, puisqu'il n'y avait ni leader, ni conformisme de pensée — et ils venaient tous de milieux trop différents pour que cela ne collât ensemble. Nous nous étions installés à une grande table en terrasse ; nous avions commandé du thé, et certains avaient aussi pris des petits gâteaux. Là, nous étions juste entre nous, et nous pouvions discuter pendant plusieurs heures. En fait, chacun était venu y chercher quelque chose, chacun y avait sa propre quête ; c'était en cela qu'un fil commun nous rendait similaires. Parfois, certaines interprétations différaient de manière irréconciliable — et pourtant il n'y avait pas de discorde. Sans qu'une seule voix ne s'élève nous nous écoutions tous. Je reconnus l'expression qu'avait utilisé ma sœur dans l'une de ses notes : chacune de ces personnes avait développé un "centre magnétique". — Et du coup, nous nous attirions. Petit à petit, ils avaient formés ce groupe.

Il y avait plusieurs étudiantes qui parlaient de magie et du Tarot.

Il y avait cet homme avec un accent indéfinissable qui aimait jouer avec les mots, comme pour trouver des liens entre les choses par le seul fait de les nommer. Il me faisait penser à Burensteinas par cet aspect-là, un alchimiste moderne dont j'avais entendu quelques phrases. D'ailleurs, lui aussi s'appelait Patrick.

Un étudiant, le plus jeune d'entre nous, au visage encore enfantin et qui posait des questions naïves à tous : Marc.

Un homme plus âgé, avec un air de troubadour des temps modernes, en chemise médiévale. — Parfois il semblait chercher du regard les étudiantes ; d'autres fois il nous régalait d'anecdotes sur sa jeunesse, à expérimenter toutes sortes de substances.

Et puis deux couples qui se connaissaient déjà bien, parlaient de manière presque anodine. Mais s'ils se retrouvaient ici, en notre compagnie, c'était bien qu'ils en savaient plus. Il y avait juste une certaine pudeur qui les faisait écouter plus que de dire.

— Moi, parmi eux... Je me sens à la fois presque intrus — on y était à des lieues de mes amitiés habituelles — et pourtant on m'y avait accueilli tout de suite, avec une acceptation dans laquelle je ressentais beaucoup de tendresse. Je parlais peu, ne sachant pas trop quoi dire. Moi aussi, une certaine pudeur m'empêchait de révéler certaines choses ; impossible, par exemple, de parler des exercices mentaux qui avaient poussés ma sœur vers la mort. Ce n'était pas même qu'ils fussent potentiellement dangereux ; c'était aussi et surtout qu'ils me semblaient trop pratiques, et puis trop personnels. Ça n'était plus du ressort du jeu de mots, ou du tirage divinatoire — ils étaient des mouvements et des procédés directs, réels, et suivis d'effets. — Il ne s'agissait plus d'une simple méditation, ni de la question récurrente dans celles-ci : ne plus maintenir de pensées, ou au contraire cristalliser l'attention sur une seule ?

Tant de conversations intéressantes, et pourtant, mon silence, une solitude qui demeurait, car je m'apercevais que personne n'avait réellement vécu le type de projection qui m'avait hanté mes nuits à Mauséjour. — Ou alors, ils n'en parlaient pas ? Peut-être que cela ne se révélait qu'en tête-à-tête. Mais j'avais tout de même l'impression que malgré leur intérêt — et bien au-delà, malgré leur complète croyance — envers la pensée magique, j'avais été l'un des seuls à en avoir franchi le seuil physique, plutôt qu'appris le bagage théorique.

Je faisais les cent pas dans mon bureau, ne sachant plus si la porte fermée devait s'ouvrir, ou si le véritable trésor ne s'était jamais tenu derrière elle ; car peut-être qu'il était véritablement quelque chose que l'on ne pût voler, ni sur le plan physique ni sur le plan astral — peut-être qu'il s'était agi du regard de ma sœur. Je commençais à acquérir la conviction qu'il ne s'était pas simplement agi d'une collection de notes sur des exercices mentaux difficiles à revivre, et qui pourtant avaient aussitôt fait effet sur moi, et ce, dès la première nuit. Non ; il y avait autre chose. — "On" m'y avait aidé, aussi inexplicable que cela pût paraître. Et ce "on" ce devait bien être "elle".

— Le trésor a-t-il été mon initiation ?

Mes pas résonnaient dans la nuit, une syncope lourde dans la petite pièce à peine éclairée. J'avais besoin de bouger, pour revivifier mes pensées. Car, si je commençais à croire en cette nouvelle possibilité, je devais alors admettre quelques autres inductions.

La première, c'était que, au-delà de la mort, elle m'avait véritablement touché du regard. Donc : elle était morte, mais elle vivait.

Que ce fut dans mon esprit, comme un souvenir réanimé en phase de rêve, ou alors en tant que véritable entité séparée de son corps, avait commencé à m'apparaître comme un simple détail ; à peu près la même chose, telles deux facettes d'un même phénomène, observé et simplifié d'un point de vue différent. — Mon cœur n'était plus triste, de cette tristesse qu'il n'extériorisait pourtant que si rarement — car je savais qu'elle vivait.

La deuxième conséquence, si tout cela était vrai, c'était que mon oncle O. devait savoir quelque chose de plus ; sa crainte par rapport au carnet, ses mots à double-entendre, ses manœuvres de maître d'échecs... tout cela me portait à croire qu'il savait ce que ces techniques signifiaient ou apportaient, au-delà des risques sur une constitution fragile. Il avait au minimum eu l'intuition qu'il s'agît là d'une clef — et au plus, il était lui-même... initié ? ...à quelque chose. — Je revoyais son image, me confiant la clef de la chambre.

— C'était avec lui qu'il convenait de parler.

Nous devions absolument nous en entretenir. J'espérais surtout que nous pourrions nous comprendre l'un l'autre ; certains types de connaissances ne se transmettent que très mal par les mots. N'était-ce d'ailleurs pas la raison pour laquelle tant de ces livres spiritualistes semblent si contradictoires, et si détachés des expériences réelles ? Si à cela l'on rajoute les bateleurs en tout genre, les prestidigitateurs et les illusionnistes, le fil de la vérité s'embourbe, et devient comme un câble enterré en campagne dont l'on aurait perdu le tracé. Tout au plus aurait-on pu espérer découvrir une baguette de sourcier, puis tomber sur le fil ainsi guidé, c'est-à-dire quasiment par hasard.

Je réalisai aussi qu'une troisième conséquence, c'était que ma sœur avait peut-être eu raison à propos de l'anglais excentrique et de notre grand-père. Peut-être qu'eux aussi connaissaient cette voie. Ça devait être pour cela qu'il avait tenu à conserver tout le domaine au complet ; qui sait quels autres couloirs s'étendaient plus loin qu'ils ne le dussent ? Qui sait si les bois aux alentours n'étaient pas eux aussi plein d'un autre secret ? — Je commençais également à soupçonner que ç'avait peut-être été lui qui avait initié ma sœur, durant une terreur nocturne d'enfant. — Il y avait peut-être une chaîne secrète et dont nous formions les maillons.

En réalisant cela tout d'un coup, ma décision fut prise. — Dès demain, je me rendrai au domaine.

Avec aussi à la fois un espoir et une inquiétude... je vérifiai à nouveau le courrier... j'espérais ne pas y découvrir un billet écrit à la hâte... m'annonçant une nouvelle tragédie...

★ ★

 

Modifié par Criterium

2 Commentaires


Commentaires recommandés

Votre plume me complexe ^^.

Le sujet de cette nouvelle me touche particulièrement, ainsi que les thèmes abordés.

je salue votre travail de recherche et votre application aux détails.

En quelques mots, je voulais juste vous dire merci.

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