La gemme.
Le marcheur exténué dut prendre une décision. Soit s'arrêter et mourir ; soit continuer jusqu'à ce que ses jambes flanchent, refusent de le porter, choir et puis mourir ; entre les deux l'issue serait la même... c'était davantage le choix de ce qu'il voulait faire de son esprit et de sa douleur. En quelque sorte, sacrifier l'un pour l'autre ou vice versa. — Il regarda autour de lui avec des yeux neufs, le temps de quelques pas. L'étrange contrée à perte de vue. La terre ocre et grise ; les sols stériles ; quelques buissons d'épines çà et là, des rochers poussiéreux mais aux couleurs fantastiques — gris, bruns, marrons et rosâtres... — et puis, là-haut, au loin, la grande chaîne des montagnes. Passant de colline en colline, il pensait voir en chaque relief qui avait l'air un peu irrégulier la main de l'homme. Peut-être était-ce vrai ; la trace de civilisations anciennes... — mais à chaque fois, point de hameau, point de ville. Seuls les indices d'un passé. Oui. Il faudrait continuer. Il ne pouvait pas s'arrêter comme ça, et capituler. Les muscles de ses jambes en auraient peut-être été réconfortés, mais s'il cessait de marcher ils deviendraient durs comme la pierre — et lui deviendrait une statue, s'ankylosant, desséchant au soleil pendant que son esprit apprendrait à se haïr. Impossible. Il était un homme qui n'arrêtait jamais. Son âme n'aura point à rougir. — Là-bas, par-delà la prochaine butte, il y a peut-être un village. — —
— Il se réveilla en pleine nuit. L'air était frais ; il se tenait enveloppé dans un tissu fin — vermeil et brodé de fils d'or. Derrière lui, il sentait la fermeté d'un grand mur de terre cuite... Ses pieds, ses mollets, ses cuisses étaient encore endolories, pleines de courbatures ; pourtant, il réalisait qu'il était sauvé. Il n'avait plus faim. Avait-il mangé ? Avait-il bu ? Il n'en avait plus souvenir ; sans doute... Il se sentait très bien, juste si fatigué... Il n'était pas mort. Essayant de jouer avec sa mémoire, il ne put qu'apercevoir à nouveau les étendues presque désertiques où il avait tant marché... Quelque part non loin de lui, il entendait le clapotis de l'eau, comme une source qui riait dans le langage des ondines. Sa mélodie le berçait — son corps si affaibli — les paupières lourdes — et il se rendormit aussitôt...
Il se réveilla à nouveau. Le premier rayon de soleil l'accueillait ; était-il donc couché vers l'Orient ? — c'était là-bas un magnifique point de lumière, qui surgissait au-dessus de la montagne, et baignait petit à petit toute la plaine de son agréable chaleur... Le point semblait être une gemme qui projetait ses reflets d'ambre.
Il ne savait pas s'il avait dormi quelques heures ou pendant des jours entiers. Mais maintenant à la lueur du matin, il découvrait le lieu où il s'était comme transposé. Le mur était décoré de motifs irréguliers en lignes droites et en angles, comme si on y avait gravé un immense labyrinthe — ou un texte avec un alphabet secret. À côté de lui, un bol fumait... Un thé herbal que quelqu'un avait dû venir de lui verser, juste avant l'aube. Il y posa les lèvres. L'arôme était délicieux, aux notes terrestres... Il y reconnaissait l'odeur des arbustes qui poussaient là-haut, loin dans la montagne... Un peu plus loin, quelques habitations, de la même couleur que le sol ; peut-être était-ce pour cela qu'il n'avait pas réalisé qu'il s'était approché d'un endroit peuplé. Il devait se trouver dans un village. Le mur contre lequel il s'était assoupi, c'était celui d'un temple.
Un homme apparut et s'approcha de lui. Il était vêtu très simplement, d'un vêtement rouge bordeaux, taillé à la manière d'une tunique longue. Il était difficile de lui donner un âge ; sa barbe et ses cheveux étaient courts, et parsemés de noir, de gris et de blanc. C'était comme s'il se tenait entre plusieurs mondes. Il avait la peau hâlée de quelqu'un qui avait résisté de longues années au soleil, et le regard bienveillant, le visage calme et immobile : l'air d'un homme qui a beaucoup vécu.
— "Bienvenue au temple de Soukoun, voyageur."
Ils parlèrent. — Qu'était ce village ? Il n'avait pas de nom ; c'était simplement le village du temple, où vivaient quelques personnes, et où passaient les paysans et les marchands en route vers Aksor. Ainsi il n'était pas perdu... Mais il avait dû marcher des semaines... Tôt ou tard, d'autres voyageurs feraient halte ici, ou à l'autre village, un peu plus grand, qui se trouvait juste derrière la prochaine colline. Il soupira, soulagé, et remercia le prêtre — car il devait être une sorte de prêtre ? — en devinant qu'il lui devait d'avoir survécu.
L'homme le guida tout autour du lieu. Il n'y avait que quelques habitations, et cette grande bâtisse : le temple, dont tous les murs étaient gravés. Du dehors, les murs étaient clairs, simples, de la même couleur que la terre de la région ; à l'intérieur pourtant ! — que de richesses et que de couleurs ! Ils se déchaussèrent et entrèrent. Les murs intérieurs étaient drapés de tapis aux motifs géométriques, certains aux tons rouges, d'autres aux tons verts des plus riches prairies ; le long des cloisons de la pièce principale étaient disposés de riches coussins brodés d'or, formant une longue file de fauteuils sans pieds, à la manière d'un diwan. Plusieurs autres personnes vêtues similairement conversaient à voix basse, très posément, comme s'ils avaient tout le temps du monde. Avant de les rejoindre, le voyageur remarqua la grande colonne qui semblait plantée là, vers le milieu du mur du fond, mais qui n'y était pas pour supporter la toiture en toile, mais plutôt un autre tapis encore plus richement décoré, et scintillant d'innombrables broderies en or et en métaux précieux.
— "Qu'est-ce là ?" demanda-t-il en découvrant le tapis tant mis en valeur.
— "Venez, je vais vous montrer."
Ils se dirigèrent vers la colonne. D'ici, l'on pouvait voir qu'au centre du tapis étaient également tissées des petites pièces de métal, trouées, et serties de pierres précieuses. Elles étaient magnifiques, et luisaient de couleurs étonnantes à chaque nouvel angle. Pourtant — malgré ce spectacle — on ne voyait qu'elle : au centre, parmi tout cet entourage, l'une des lueurs scintillait encore plus. Un diamant immense. Taillé si finement que chacune des innombrables facettes capturait le moindre brin de lumière. Il n'avait jamais rien vu de semblable. Et là, à l'intérieur de la gemme, comme un portail vers un autre monde, un monde de lumière. Celle-ci y prenait un léger reflet vert. Ce n'est pas le vert de l'herbe ou des arbres ; c'était le vert pur, franc, qui devenait presque une autre couleur transcendante, au-delà de l'arc-en-ciel. Avec comme une phosphorescence.
— "Voici Soukoun."
— "C'est donc votre Dieu ?"
Le prêtre rit. La remarque avait dû lui sembler ridicule ; le voyageur se prit à espérer qu'il ne lui avait pas fait offense. Mais la réponse fut bienveillante : — "Vous avez dû explorer trop de pays ravagés par l'idolâtrie. Il n'y a de Dieu que Dieu. Ses créatures et ses gemmes sont à Lui/Elle, sont de Lui/Elle, mais elles ne sont pas Lui/Elle. — Non, cette pierre s'appelle Soukoun, elle fut la fondation de ce temple. Venez — si cela vous intéresse, il y a un grand homme ici qui pourra vous en raconter toute l'histoire. Venez donc."
Ils rejoignirent les autres hommes dans un coin de la pièce. Tous l'accueillirent avec joie : ils lui dirent qu'il était leur vénérable invité. Ils lui offrirent la place d'honneur : le fauteuil juste dans l'angle. Ainsi, il avait vue sur toute la pièce, et pouvait s'entretenir autant avec ceux à sa gauche qu'à sa droite. Tous lui montrèrent maints égards ; tous l'assurèrent de leur hospitalité. S'il souhaitait manger — s'il souhaitait boire — il n'aurait qu'à le dire.
— "Vous êtes arrivé à nous au seuil de la mort, comme si vous nous fûtes confié..."
La voix féminine le surprit. Il s'aperçut que parmi tous ces hommes, il y avait aussi une femme, et c'était elle qui venait de parler. Son visage aux cheveux courts était très androgyne ; ses traits étaient fins et anguleux et laissaient planer le doute. Elle revêtait la même tenue que les autres, rien ne la différenciait d'eux. Ça n'étaient que la voix, les joues glabres, le pli de l'œil qui le révélaient. À côté d'elle était assis un vieil homme dont la barbe était devenue d'un blanc éclatant, et à l'air vénérable, mais aux yeux toujours aussi vifs et bienveillants que ses compagnons plus jeunes ; cela rendait son âge impossible à évaluer. Celui-ci fut présenté comme étant Rasham, le sage aux cent histoires.
— "Nous avons une manière particulière de raconter les histoires sacrées", prévint-il.
Deux hommes et la femme se levèrent sans un mot, et se tinrent au milieu de la pièce, immobiles, les bras de long du corps. Un long silence se fit. — Lorsque Rasham reprit la parole pour me conter l'histoire de la gemme, je compris. Il disait quelques phrases, dont certaines avaient dû être mémorisées depuis l'autre bout de sa vie. Après quelques mots, le silence était complet durant un instant — mais les trois personnes qui étaient debout dansaient... Ils alternaient postures et déplacements... Avec des mouvements qui, bien plus que faisant écho à l'histoire, la poursuivaient, la continuaient — et y ajoutaient une incroyable subtilité qui n'avait bel et bien besoin d'aucun mot. Car ça n'était pas une simple histoire ; c'était une danse. Le récit alternait entre les mots du sage, et les pas des danseurs. Les gestes, selon un alphabet inconnu, comme les motifs des murs gravés, valaient chacun mille mots. Ce fut ainsi que fut contée l'origine de Soukoun — moitié phrases moitié mimes.
Elle se déroulait à peu près ainsi :
Il était une fois un paysan pauvre dans un village perdu dans ces montagnes. Une nuit, il rêva qu'un message lui serait confié. Il pensa le voir dans le reflet de l'herbe, dans le chuintement du vent, dans le cri d'un animal, dans les danses d'un arbuste en feu ; mais à chaque fois subsistait le doute — il ne savait pas si ç'eût vraiment été là le message qu'il attendait. Ainsi passèrent les années... Au fur et à mesure du dur labeur les illusions se dissipèrent ; il croyait de moins en moins souvent entendre l'appel, voir quelque chose, bien qu'au fond de son cœur il demeurait convaincu de la réalité de son rêve. — Ce fut vers la fin de sa vie que soudain, un soir, promenant son regard vers l'horizon, il aperçut un signal qui immédiatement lui parut évident. Cet éclair soudain ; ce grondement sans tempête ni orage ; l'aveuglante lumière et la longue griffure dorée, en ligne droite, tracée le long du ciel ; c'était l'évidence même. Alors, il abandonna tout ce qu'il était en train de faire, et marcha, marcha, marcha jusque là vers où la lumière avait touché la montagne.
Son corps âgé n'eut aucun mal à aller de lieue en lieue — car n'avait-ce pas été ça, la mission pour laquelle il s'était préparé toute une vie ?
Là-bas, dans un grand cercle de terre brûlée, noirâtre, flottait une odeur de soufre et d'ozone. D'autres fragrances indescriptibles aussi, qui prenaient à la gorge, et parlaient d'autres mondes. Et, au milieu du rond noir : un gros cristal opaque, blanc et aux reflets verts. Il y posa la main : la pierre était encore chaude.
Un groupe de villageois l'avait suivi et l'aida à ramener l'étrange cristal. Tous étaient fort impressionnés par l'aspect de la roche tombée du ciel. Il en émanait quelque chose qui ne paraissait pas de ce monde. Le paysan âgé décida qu'il s'agît là d'un présent divin, destiné à la plus personne la plus éminente qu'il connût : leur Roi, leur Guide, leur Prêtre — car il était tout cela à la fois : le grand Solom.
Recevant cette pierre, le roi couvrit le paysan et sa famille de richesse, ainsi que tout son village, afin qu'il prospère. Mais, bien au-delà des matériaux qui ne facilitent que ce monde, il leur fit un don en retour : il inscrivit leur nom dans le Grand Livre de leur Histoire. Nul n'oublierait Arz du village de Marab.
Réunissant les sages de leur contrée, le roi écouta tous les conseils quant à ce qu'il conviendrait de faire de la pierre. On s'aperçut vite que derrière la surface rendue opaque par le feu et la poussière, il s'agissait en fait de la gemme la plus précieuse que l'on eût connue. Il fallut dépêcher des messagers dans les montagnes les plus reculées pour trouver l'artisan possédant le plus grand don, afin de tailler la pierre pour lui faire revêtir sa véritable splendeur. L'ouvrage prit plus de trente ans. — Ce fut un Solom âgé, au faîte de sa gloire et au crépuscule de sa vie, qui retrouva enfin la pierre magnifiquement taillée et put y lire, face-à-face, les lettres secrètes. Il en découvrit le Nom ; il le confia à un temple secret.
Ce temple, cet ordre, c'était eux — et c'était ici.
Le Soukoun.
Le récit terminé, les danseurs se retirèrent. — Ils revinrent un peu plus tard, accompagnés d'autres personnes qui portaient un grand récipient en métal. Ils le déposèrent dans le coin de la pièce, au milieu de tous les hommes assis sur le sol ; alors chacun se plaça en cercle tout autour. L'histoire avait-elle duré des heures ? Lorsque le couvercle du récipient fut soulevé, ils s'aperçurent tous d'à quel point ils avaient faim. Un arôme de cardamome et de carvi s'invitait dans la pièce ; il provenait du riz parfumé, lequel entourait une sorte de pâte brune. Quelques-uns marmonnèrent quelques mots à voix basse ; peut-être une prière, ou simplement un remerciement envers la terre et le monde ; puis tous commencèrent le repas. On prenait le plus simplement du monde un peu de nourriture dans la main droite, et on mangeait ainsi ; le tout se faisait en silence. La pâte se révéla être une sorte de mélange, rappelant l'houmous mais contenant certainement de la viande pilée et des olives. Le tout était épicé et délicieux. Chacun mangea à sa faim. Après le repas, ils firent passer quelques bols d'eau pour s'y rincer les mains, puis une sorte de bout de tissu pour les essuyer.
Puis on amena le thé à nouveau, et les grandes branches d'arbustes très feuillus ; tous en roulèrent quelques feuilles pour les mâcher. — "C'est une plante qui aiguise l'esprit", lui dit-on. Il faut la garder du côté de la bouche, et par intermittence, mâcher ce qui devenait une petite sphère pour en extraire petit à petit toutes les bénédictions. Il goûta au feuillage — étrangement cela n'avait pas tant que cela le goût de la chlorophylle ; mais davantage, celui du café et de l'anis.
— Les esprits vivifiés, leurs conversations reprirent. On indiqua au marcheur qu'il pourrait se rendre le lendemain à l'autre village par-delà la colline, où les marchands se déplaçaient plus souvent. Ce n'était pas très loin, et s'il avait survécu jusqu'ici en passant par les plus grandes montagnes, les déserts et les regs du pays, il lui serait enfantin de s'y rendre. Ils lui dirent aussi que parfois venaient jusqu'ici toutes sortes de personnes en recherche spirituelle, et souvent par d'étranges hasards ; à certains de ceux-là, ils apprenaient le langage secret des pas de danses, et les exercices qui, en domptant le souffle, domptent l'esprit.
S'apercevant que le mystérieux marcheur possédait lui aussi cet étrange signe — comme un aimant dans le cœur vers les choses cachées — ce qui s'était même inscrit dans sa chair par une ligne naturelle particulière au niveau du poignet gauche — les prêtres lui révélèrent quelques bases sur cet alphabet des mouvements. Ils lui apprirent que la plupart de ces gestes étaient en fait des hiéroglyphes vivants ; et, comme les hiéroglyphes, ils pouvaient parfois s'interpréter de manière symbolique, et d'autres fois signifiaient une syllabe précise, ou encore un son ; d'autres fois encore, chaque positionnement d'une partie du corps correspondait à une consonne précise et le danseur alors devenait lui-même, en entier, un trilitère... L'apprentissage complet de ce système demandait neuf ans. — Il manifestait beaucoup d'intérêt, et écoutait avec attention ce que les autres lui révélaient. Il était plaisant d'entrevoir une lueur de leurs mystères, contée par leurs voix calmes et sereines. Ce fut ainsi jusque bien tard dans la nuit que la conservation continua... L'entière journée était déjà passée, sans que quiconque ne pensât à la mesurer... —
Il s'endormit au-dehors, bercé par les sons du vent ; les muscles relâchés, entièrement re-vivifié par son escale. Il pourra repartir dès l'aube... même avant.
...Au petit matin, l'on se rendit compte que le destin se poursuivait. Que rien n'arrivait véritablement par hasard. Que derrière des coïncidences se cachaient des lignes qui auraient pu paraître parallèles, mais qui véritablement s'entrelaçaient depuis longtemps. Le marcheur était déjà reparti. Malgré le visage horrifié de certains hommes, celui du vieux sage restait calme... — lui plus que tous les autres, l'avait depuis longtemps vérifié et vécu. Il ne subsistait déjà plus une seule trace de doute en lui.
— Car, au faîte de la colonne portant le somptueux tapis aux pièces précieuses, il manquait quelque chose. Le diamant vert, le Soukoun, n'était plus là.
Modifié par Criterium
1 Commentaire
Commentaires recommandés