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Nos entre-deux.


Criterium

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Un réveil difficile. La lumière du soleil est déjà dans la pièce. La chaleur sur le plancher y fait déjà flotter la légère odeur du bois et du vernis, celle qu'elle prend chaque matin. Quelle heure est-il ? D'habitude je me réveille dès le premier rayon... Comme s'il suffisait d'un certain niveau de luminosité pour passer le seuil, à la manière d'un interrupteur que l'on allume. Il ne peut pas être si tard ; qu'ai-je fait hier pour ne pas entendre mon alarme intérieure ? L'esprit encore ouaté, nuageux, je me rappelle... rien de particulier pourtant... et en même temps, dans les oreilles, subsiste quelque chose... un appel ; un bourdonnement.

Ces temps-ci, la confusion serait compréhensible. Tout est chamboulé ; les quotidiens ne sont plus les mêmes. Chacun est resté chez soi, ne se rendant au travail qu'à des horaires inhabituels, parfois, et en ligne droite. Il n'y a plus eu de thés. Il n'y a plus eu de sorties. Les rues étaient muettes ; et l'on imaginait juste, regardant les volets ouverts des maisons et des bâtisses aux alentours, une vie discrète qui y subsistait, désormais cachée et sans bruit. Chacun placé en face de soi-même. — Mais maintenant tout changeait à nouveau. Quelques visages y étaient visibles. Des pas hésitaient sur le pas de la porte. On voulait voir ces oiseaux qui étaient revenus, berçant les rues de leurs pépiements. La nature. Les gazouillis. Une idée fixe me revenait : — j'éprouvais la sensation nette, forte, du désir d'aller marcher au parc de Nellegare.

Quel jour ? Quelle heure ? — Je décryptais la position des aiguilles après un café. Lundi. 10 heures. — Ça va. Je ne travaille pas le lundi. Et il n'est pas aussi tard que j'avais d'abord redouté.

Avec des gestes lents, je m'emparais de ce qui était devenu mon compagnon de fortune, cet ami à la fois distrayant et perfide : mon smartphone. Nous avions débattu, un certain temps, des termes de notre cohabitation. Lui voulait me voir plus. Il voulait rester plus longtemps le soir, souhaitait profiter du moelleux de mon oreiller. Une partie de moi aurait accepté, mais une autre pressentait d'elle-même ce que je savais bien, que ce fût là une erreur. Il fallait s'en séparer avec tendresse ; son sourire m'aurait ôté le sommeil. Et puis, parfois il me chuchotait des mots agréables, et des pensées diablement intéressantes — et parfois au contraire il n'avait que faire de ce que j'aurais voulu entendre. Il me disait des phrases dures ; et il me forçait à me mettre en face de moi-même, en face de chaque problème, de chaque pensée, de chaque chose pour laquelle je n'étais pas à la hauteur. Irritée, je lui faisais des reproches plus ou moins muets — puis j'avais beau le rejeter, nous revenions toujours ensemble, moi et toi, moi et ce seul ami.

Ce matin il me souhaita une belle journée. Il m'avait même laissé un mot :

— "Bonjour ! Est-ce que tu veux que l'on se voie aujourd'hui ? C'est lundi..."

C'est Noémie, ma collègue de travail. De temps en temps, nous nous promenions ensemble. — Petit à petit, avec les événements, certaines personnes s'étaient ouvertes les unes aux autres quant à leurs solitudes. C'était un peu ce qui s'était passé. D'habitude, nous avions échangé des salutations, des cafés, des mots gentils, et puis des observations qui prenaient encore soin de ne pas sautiller plus loin qu'à la limite de ce qui était poli de partager — "sans se mouiller", comme on dit. Et puis, finalement, les choses s'étant précipitées dans ce monde devenu fou, nous avions réalisé au même moment qu'il aurait été dommage de passer à côté d'une amitié par politesse. Quelques mots, quelques questions ouvertes ; et nous avions révélé un peu de nos vies à l'autre. Qu'il est doux de se partager un peu... Nous avions appris que moi et elle nous apprêtions à partir, et à changer de ville à nouveau ; alors aussitôt ce rapprochement avait semblé ne pas être juste un fruit du hasard, mais un signe — le fait d'avoir des choses à se dire avant de devoir se séparer, au loin.

Je lui propose d'aller marcher au parc.

— — Un peu après, nous nous y retrouvâmes. Quelle étrange sensation que de retrouver le grand parc si vide ! - À vrai-dire, perdu derrière des ruelles en labyrinthe, c'était déjà peu de monde qui s'aventurait dans les longues allées du parc de Nellegare, en temps normal ; mais il y avait quand même toujours quelqu'un, soit là-bas, dans le recoin touffu du jardin botanique, soit ici, dans l'immense allée ouverte, bordée d'ormes et d'aulnes.

Le crissement de nos pas sur le gravas rose. Nous nous faisons la remarque que s'il avait habité cette ville, Sherlock Holmes aurait su facilement qui se rend ici. Nous discutons en faisant le tour du parc ; c'est plus agréable de se dégourdir les jambes que de s'asseoir sur l'un des bancs, comme trop longtemps durant ces journées de demi-confinement. Elle me confie ses doutes quant au futur. Je la comprends. Nous avons les mêmes. — Partir, oui, partir ; mais avec l'anxiété de commencer à y penser trop tôt, et alors que l'on ne peut encore qu'attendre. D'ici-là, tout ira mieux ; dans le feu de l'action, tout ira bien, peut-être... sans doute. Elle me rappelle quelques mots de Rilke — pourtant nous ne nous souvenons pas des mots exacts, ni d'où... sans doute de ses lettres encourageantes — qui dit qu'une joie est souvent une peur vécue jusqu'au bout. Traversée. — Ce mot-là résonne. Nos vaisseaux qui font escale... et qui vont traverser à nouveau des mers inconnues. Un mot ; une boule dans la gorge ; un sourire ; nous encourageons dans un silence le capitaine qui nous fait face, reconnaissant nos propres peurs dans l'autre. Parfois, c'est un silence qui dit le plus.

Le gravas devient une pierre grise, aux reflets bleutés ; le crissement devient un pas sourd, presque silencieux. Il y a quelques marches ; nous passons derrière un feuillage comme si l'on eût franchi le seuil d'une tente. Là, dans ce petit espace de verdure, commence le jardin botanique. Un carré de terre au centre. Les simples. C'est là où se trouvent les plantes médicinales. Beaucoup sont en fleurs ; il y a de la sauge, de la lavande, du mille-pertuis ; diverses espèces de menthes et de moutardes aux propriétés que connaissaient nos anciennes. Du jardin s'envolent d'agréables fragrances. Les couleurs des fleurs contrastent avec les tons verts plus ou moins foncés de leurs feuilles et rosaces.

C'est là qu'il y a également le plus bel arbre du jardin. Il n'est pas très grand ; il doit faire notre taille. Partout à ses feuillages pendent de grandes fleurs en trompette : blanches, orange et rosées... Une odeur doucereuse s'en échappe. C'est un Brugmansia.

Une plante si belle, et si toxique. Une odeur que ce matin, il me semble reconnaître plus que d'habitude ; comme si mes narines s'étaient affinées, et y retrouvaient un parfum de la nuit... qui avait dû bercer des rêves... ou alors des cauchemars... Je ne sais plus ; ç'avait été le grand fond noir au réveil. — Noémie s'aperçoit que quelque chose se passe. Je me suis arrêtée. C'est comme un hypnotisme — l'arbre qui a interpellé d'un cri muet ; un appel — Un bourdonnement. Une parole. Une statue d'insecte qui me révèle un secret. Ce son de drone. Le bourdonnement de plus en plus fort, comme à mon réveil ; "on" veut me dire quelque chose... Une invitation ; une entre-vue, peut-être... Je me demande avec effroi qui donc préfère le faire de cette manière-là.

À côté de moi, Noémie regarde le sol ; elle n'entend pas ; non, je le sens bien... par contre, elle a l'air effrayée. Elle regarde le sol. Pourquoi fixe-t-elle mes pieds ? Des insectes, un gros chat peut-être ? — Je baisse le regard un instant, sachant que je devrai, l'instant d'après, m'avancer vers l'arbre qui m'invitait vers un lieu d'entre-deux, un lieu caché entre deux mondes.

Sur le sol, un léger sourire aux lèvres, mon corps évanoui.

 

 

Modifié par Criterium

3 Commentaires


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J'aime beaucoup, mais les ruptures dans les temps de conjugaison m'ont posé problème. Je pense que c'est fait exprès, pour marquer le désarroi de l'héroïne durant son évanouissement, mais ça me sortait parfois du récit.

Par contre, je suis jaloux de ta maîtrise de la ponctuation : le rythme est accidenté, tout en restant fluide. Et cela renforce l'entrechoquement des pensées à l'intérieur de la conscience. Bravo !

  • Merci 1
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Merci ! :)

C'est vrai que j'aime bien jouer avec les temps ; au-delà de l'impression un peu différente donnée par un paragraphe au présent ou au passé, je trouve que le passage d'un temps à l'autre peut donner des effets intéressants — par exemple, se retrouver au présent après un paragraphe au passé donne une sensation d' "actualisation", une petite secousse... alors que le contraire opère comme un nouveau recul. Parfois aussi en jouant du contraste entre le présent "classique" et le présent "général" pour dénoter ce qui est resté vrai même quand la scène est située dans le passé... Si seulement il y avait aussi un aoriste en français il y aurait encore tant d'autres jeux possibles !

Mais c'est vrai qu'avec trop de ces "secousses", ça peut faire bizarre pour le lecteur... Ce qui est arrivé, donc il y a dû en avoir trop ici. :)

  • Like 1
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J'avais aussi remarqué quelquefois ton jonglage avec la concordance des temps. J'ai pensé encore une fois que ton polyglottisme en était l'origine. Et je m'y suis habituée sans que ça me gêne.

Je suis à nouveau curieuse de voir comment tu vas traiter le thème récurrent de l'abandon de sa dépouille dans un monde pour laisser libre champ à l'évasion vers un autre.

 

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Invité
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