Ces filaments de son
Elle vibrait. Je la voyais toucher des yeux son tambour, ses baguettes n'en frappaient la peau que pour prolonger l'impulsion née de son corps. La vibration, lancée contre son corps qu'elle arquait, partait explorer tous les obstacles posés sur sa trajectoire. Elle s'enflait en passant sous les lames du xylophone, pressait les tissus de la tenture du bord de la scène, planait au dessus du piano à queue tout en se mirant dans le plaquage luisant, et revenait jouer avec la chevelure vaporeuse de celle qui l'avait réalisée.
Puis un appel lancinant sortait de son corps en ondes plus longues au fur et à mesure que la plainte s'emplifiait. Il vint s'écraser au fond de mon tympan et finit sa course juste sur mon estomac. Impossible pour moi de rester immobile, il fallait que mes mains chauffassent cet impact pour essayer de me sauver de cette étreinte mortelle. Le renvoyer fut tellement difficile, qu'il fut empreint de mon souffle rauque. Enfin je l'exhalais, en silence, pour qu'il retrouve son berceau au fond d'une mare pour lequel il était destiné.
Ma magicienne du son savait ce qu'elle faisait et jouait avec les ondes pour atteindre mes fibres les plus profondes et les plus invisibles.
Elle était mon bourreau et mon passage obligatoire pour voir ce son qu'elle envoyait à tout vent.
Elle avait cent mains pour tresser les tissus les plus complexes et les plus colorés que mes oreilles auraient pu voir. Elle faisait onduler mon corps sans que mon cerveau n'intervienne. Elle en obtenait une obéissance totale et un oubli de la suprématie de mon mental. Elle avait ouvert une porte que je n'avais jamais connue, celle du son de mon propre corps.
Elle parlait avec son corps au mien. Mes oreilles n'en percevaient qu'une certaine mélodie, mes yeux voyaient des ondulations colorées, mes mains touchaient une texture si parfaite qu'elle semblait être chaude, ma peau respirait une odeur pleine de pétillante, et ma langue goûtait à la douce tranquillité d'un moment de paix.
Je voulais que cet instant dure encore et encore.
Je la regardais assise, là, devant son piano, ses mains encore posées sur la dernière note qu'elle avait libérée. Je la voyais tracer de son regard le chemin que devait prendre l'onde envoyée qui, après un dernier soubresaut s'imbiba dans la pierre qui la recueillit avec douceur.
Je voulais danser. Dès que ce désir parut, ma magicienne se tourna vers moi et ses mains parlèrent. Ses doigts couraient et sautaient d'une note à l'autre, en suivant l'expression qui leur était transmise. Pour de petits doigts légers, ils étaient soudains bien bruyants. La chaleur du mariage des notes toucha mon front et me donna l'impulsion de l'expression. Sous la dictée, je lâchais la bride de mon immobilité et je me mis à frôler doucement ces sons qui portaient l'amour. Sans savoir ce que je voulais faire, je laissais les ondes me bousculer ou me porter. Je voyais ces petits filaments colorés s'agripper aux faibles sons de mon corps. Ensembles, ils faisaient tout. Je ne voyais plus rien, je n'étais que vibration. Je me sentis emportée dans une danse folle et endiablée. Puis elle me laissa essoufflée dans un coin pour se reformer en un coussin moelleux et doux où je posais ma tête. Ses légères pressions m'obligeaient à changer lentement l'équilibre de mon corps. Ce n'était pas seulement mes membres qui se mouvaient, mon ventre semblait être celui qui était le centre de gravité où l'équilibre se formait. Un léger écart dans la mélodie me fit frissonner, m'obligeant à ouvrir les yeux.
Ce que mes yeux virent alors dépassèrent mon entendement. Je n'avais pas bougé d'un seul poil. Je me voyais, là, assise sur ma natte. Je me regardais, comme si c'était une autre personne. J'étais apparemment endormie, et je fus un instant écartelée entre les sons brillants et la réalité de mon cerveau...
Et puis mon rêve se cassa, se brisa en mille éclats colorés. Il se brisa contre sa réalité, il se brisa contre le ressac de ma pensée. J'ouvris les yeux pour reprendre le cours du concert d'Evelyn G.
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