Le désintérêt pour la culture

Cet élan désintéressé, presque inné, naturel, pour tout ce qui relève du sens, est le propre des personnes cultivées au sens de Nietzsche comme de Arendt. C'est pourquoi un véritable artiste ne peut pas s'empêcher de produire des oeuvres, et que produire lui semble aussi naturel que de respirer. Idem avec un écrivain talentueux. C'est en fait le cas de tous les hauts potentiels intellectuel, entre autres certainement. Ce rapport désintéressé et systématique à la culture, c'est-à-dire à tout ce qui fait sens, autrement dit à ce que Churchill appelait les grandes choses (justice, beauté, vérité, etc.), qui peuvent toutes être exprimées à l'aide de simples mots est une seconde nature chez certaines personnes.

Mais ces mêmes personnes sont souvent en perdition dans une société comme la nôtre, il n'y a qu'à voir la façon dont sont traités les artistes, à l'ère des chansons de rap commerciales sans aucun intérêt, car effectivement, lorsque le critère ultime c'est de répondre à un cahier des charges ou à une demande préexistante, et de flatter les passions basses pour avoir du succès, l'art est forcément dévalorisé, car dans un sens, le créatif ne répond pas à la demande. L'artiste ou l'auteur ne répond pas à une demande, il témoigne. Il témoigne de son monde intérieur, comme de son époque. Et souvent de ce que son époque refuse de voir. Ce sont des personnes humbles auxquelles la société doit énormément, mais ne veut pas le savoir ou le reconnaître.

En outre pour ceux chez lesquels les passions sociales sont dominantes, il y a un rapport instrumental à la culture, et leur motivation ne sera plus le sens, le juste, le beau, le vrai, mais la puissance, le prestige, l'action. C'est pourquoi les qualités pour gouverner et les qualités pour conquérir le pouvoir sont aux antipodes, et c'est même le drame de l'espèce humaine : pour conquérir le pouvoir il faut que dominent les passions sociales chez le candidat, mais pour bien gouverner il faut être une personne cultivée et être porteur d'un élan désintéressé pour le juste, le beau, le vrai. C'est l'éternel problème du roi philosophe dont Platon déjà à son époque rêvait. C'est tout à fait le problème actuel d'Eric Zemmour d'ailleurs.

L'élan désintéressé, inconditionnel et généreux pour la culture, donc pour ce qui fait sens, ou encore pour les grandes choses dont parlait Churchill, sont le propre des personnes de talent et des grands Hommes. Ce sont également ceux qui ont fourni les plus éminents membres de la résistance française aux heures sombres de l'occupation nazie. Des personnes dont la nature profonde elle-même était incapable de s'accommoder du système qui se mettait en place. A l'image de Jean Moulin qui, chose rarissime, n'a pas parlé même sous la torture. Et des nombreuses autres figures de la résistance comme le général de Gaulle ou des nombreuses personnes cataloguées à l'extrême-droite.

Le nazisme ou le fascisme n'est rien d'autre dans le fond que le triomphe, toujours temporaire, du nihilisme. Notre époque est nihiliste. Il est déplorable que ceux qui combattent le nihilisme ou sont en mesure d'en venir à bout soient aussi ceux que l'on assimile au nazisme/fascisme. Nous aurons droit à une nouvelle catastrophe politique si nous n'arrivons pas à sauver ce qu'il nous reste de culture et de civilisation. Si les récits collectifs s'effondrent complètement, et les inconscients collectifs témoignent de ce risque permanent, ce sera la catastrophe politiquement.