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La recette.


versys

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Membre, Posté(e)
versys Membre 18 349 messages
Maitre des forums‚
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  Je m'appelle Eric, j'habite seul une vieille maison d'un bourg du sud-ouest. Je suis retraité depuis cinq ans, j'étais comptable indépendant, pas vraiment expert... mais ma clientèle locale d'artisans et commerçants me suffisait.

  Je n'ai jamais été très ambitieux, appliquant à la lettre le vieil adage "il faut travailler pour vivre et non pas vivre pour travailler". En ce sens, mon statut de travailleur indépendant était parfait, comme j'aime par dessus tout pêcher la truite dans l'Adour et les gaves proches, je profitais sans le moindre scrupule de toutes les opportunités météorologiques ou autres, favorables en terme de conditions de pêche, pour me précipiter au bord de l'eau, décalant et reportant au besoin mes rendez vous professionnels.

  J'adore aussi bouquiner et acheter mes livres dans des vide greniers qui deviennent de fait mes destinations essentielles des dimanche matins.

  J'achète mes livres, mais pas que... quand j'ai besoin de quelque chose de non urgent, j'en fais un objet de recherche. Par exemple, j'ai cherché pendant trois ans des verres à liqueur que je voulais identiques à des verres à Cognac, mais de petit modèle, et j'ai été ravi de les trouver un jour. Mais aujourd'hui, ils ne me conviennent plus et j'en cherche d'autres, non plus évasés et sur pieds, mais droits et de facture originale, et si ça doit prendre trois ans de recherche de plus, ce n'est pas un problème. Je cherche aussi un couteau de pêche avec étui, mais là encore, rien ne presse. Il était rare que je revienne d'un vide greniers sans au moins un livre, mais ça pouvait arriver.

  Ce dimanche matin là, je circulais sans me presser dans les allées d'une salle des fêtes où se tenait le vide greniers organisé par une association sportive locale. J'y rencontrais Jean Marc, un copain de jeunesse que je ne rencontrais qu'occasionnellement, comme là. Nous discutâmes un moment, évoquant entre autres quelques souvenirs, il me dit alors "au fait, tu as su que Sophie est décédée d'un cancer il y a un mois à peu prés?" je répondis "... c'est pas vrai... Sophie est morte !!... la pauvre..." 

  La pauvre ??... je manquais pas d'air... Quand nous avions entre dix huit et vingt et un, vingt deux ans environ, nous étions une dizaine de copains qui nous réunissions chaque week-end pour sortir en boite, dans les bars, les restos, au ski ou à la plage. Sophie en faisait partie. Dans ce groupe, il y avait une fille qui me plaisait bien et le jour où je voulus sortir avec elle, elle me fit comprendre que ce n'était pas possible et quand je lui demandais pourquoi... "Pourquoi ? me dit elle, mais tu es aveugle ou quoi ? tu ne vois pas que Sophie est amoureuse de toi ?..."... et je tombais de cinq mille mètres, d'abord parce que je ne m'étais absolument pas rendu compte de cela, ensuite parce que je réalisais que mon plan s'écroulait...

  Sophie était une fille sympa, mais elle ne me plaisait pas vraiment, et à partir de ce moment là, par dépit et surtout par bêtise, je me mis à jouer avec elle à un jeu cruel, lui faisant espérer un jour ce que je sabordais le lendemain. Elle en était malheureuse et certains dans le groupe me tournèrent le dos à cause de cela, mais je m'en foutais royalement.... je n'ai jamais été véritablement attaché à qui que ce soit, ni en amour ni en amitié, c'est pourquoi je suis seul aujourd'hui, et c'est peut-être mieux ainsi, étant infoutu de rendre qui que ce soit heureux, à commencer par moi même...

  Je discutais encore un moment avec Jean Marc puis repris mes déambulations. Je trouvais deux bouquins, "Mortelle Ecosse" de Stuart Macbride, un polar très noir, et "Obscura" de Régis Descott qui raconte les délires criminels d'un psychopathe au XIXème siècle, qui reconstitue encore et encore le tableau de Manet "Le déjeuner sur l'herbe" grandeur nature, avec des cadavres. J'avais deux bouquins, c'était bien. Un peu plus loin, quelques livres étaient exposés sur une autre table. J'en pris un à la couverture attrayante et au titre prometteur, je l'ouvris à la seconde page... France Loisirs... la page d'après "Traduit de l'anglais", je fuis les auteurs anglais... indigeste, ça faisait deux critères éliminatoires. J'allais reposer le livre quand la vendeuse, une jolie brune au beau sourire me dit " je le vends deux euros." ... elle aurait mieux fait de se taire... "deux euros ?, luis dis je, normalement, dans les vide greniers, les livres de ce format se vendent un euro, voire cinquante cents, et puis regardez... je rouvris le livre à la seconde page et pointais du doigt France Loisirs imprimé en bas... vous savez ce que c'est France Loisirs ? silence de la femme dont le sourire s'était volatilisé... France Loisirs, c'est le discount du livre, le Aldi de la littérature, lui dis je" sur ce, je reposais poliment le livre, les yeux de la brune disaient clairement "dégage, connard !!" surtout que deux clients proches n'avaient rien perdu de mon laïus; je lui souhaitais bonne fin de journée en sortant à mon tour mon plus beau sourire.

  Et voila... j'étais content de moi; une fois de plus, j'avais réussi à ramener ma fraise...

  Je continuais un moment et, près de la sortie, sur une des dernières tables, je vis encore trois bouquins qui trainaient au milieu d'un bric à brac de vaisselles et ustensiles de cuisine, parmi eux, un livre assez ancien à couverture cartonnée rouge " Origines des recettes de cuisine française" de Claude Legendre. Je parcourus rapidement le prologue et ça paraissait intéressant, un historique des recettes traditionnelles, mais aussi des sauces et la découverte des condiments, et cela depuis la moyen âge. Je l'emportais pour un euro. En rentrant chez moi, je marquais en haut de chaque première page la date et le lieu d'achat puis je les rangeais sur une étagère de ma bibliothèque.

  Je ne rouvris ce livre que quelques mois plus tard. Sa lecture était vraiment intéressante. J'en étais à une rubrique consacrée aux châtaignes qui constituaient, au Moyen âge, l'essentiel de la nourriture des paysans les plus démunis en hiver surtout en purées. Dans ce livre, pour chaque rubrique, figuraient également quelques "recettes" tantôt très simples et basiques, tantôt plus élaborées. Pour les châtaignes, l'auteur proposait une soupe, et quand je tournais la page consacrée à cette recette, j'eus la surprise d'y trouver un feuillet de carnet à petits carreaux plié en deux. Ca arrivait souvent de trouver dans des livres achetés en vide greniers des marque pages ou des notes oubliés.

  Je dépliais le feuillet, d'une écriture élégante était écrit :

          Tu devrais vraiment essayer cette recette, ajoutes juste deux feuilles de saule.

          Bisous

         S

    Je ne pouvais imaginer que ce billet me soit adressé, il était juste destiné à un lecteur du livre connu de l'auteur de ce petit mot et oublié là.

  Toutefois, l'idée me vint d'essayer cette recette qui, comme toutes celles figurant sur ce livre n'était pas vraiment destinée à une réalisation; mais avait plutôt une valeur documentaire utile à l'auteur pour des recoupements avec d'autres. Elle se résumait à ceci: "châtaignes pelées, bouillies et écrasées, ajout de bouillon de volaille et d'une pomme de terre écrasée revenue avec lard et oignons, ajout de lait et cuisson à feu doux"... rien à voir avec le détail des quantités en grammes et centilitres des recettes Mamiton...

  J'aimais bien cuisiner, j'y prenais plaisir et ça me faisait passer le temps. Pour cette recette, j'évaluais approximativement les quantités nécessaires. Je disposais toujours de quatre ou cinq kilos de châtaignes dans mon congélateur et le bouillon de volaille serait remplacé par deux cubes de Maggi volaille dans un peu d'eau bouillie.

  Seules les foutues feuilles de saule me posèrent problème, introuvables dans les bouquets garnis vendus en grande surface. Mais je connaissais une herboristerie près de l'épicerie arabe où j'allais souvent. Je m'y rendis et demandais les feuilles de saule. Le commerçant me dit "il doit m'en rester un peu" il farfouilla dans un tiroir en bois et en sortit un sachet

- C'est pour un emplâtre ?, me demanda t il 

- Non, c'est pour une recette de cuisine

  Il parut fort étonné...

- Ah bon !! c'est bien la première fois qu'on m'en demande pour une utilisation culinaire...

  Rentré chez moi, vers dix sept heures, j'attaquais la préparation de ma soupe. C'était simple finalement, j'avais préalablement décongelé et pelé les châtaignes, je laissais mijoter un bon moment et passais à table vers vingt heures.

  Cette soupe se révéla assez fade, le goùt des châtaignes ne ressortait pas vraiment, on sentait davantage l'oignon et une légère saveur douce amère. Deux bonnes giclées de Tabasco réveillèrent mon assiette que je terminais. C'était pas terrible mais c'était consistant... pas besoin d'autre chose pour terminer le repas.

  Je regardais un peu la télé, comme d'hab, séries américaines stéréotypées, téléfilms français nuls à chier, aucun documentaire intéressant... je me couchais et m'endormis rapidement.

  Je fus réveillé vers deux heures du mat par des douleurs de ventre lancinantes qui allaient en augmentant rapidement. Quand je voulus appeler, je fus incapable de composer le quinze sur mon téléphone, ma vue se brouillait complètement et je tremblais de façon incontrôlée.

  Je mourus au bout de quelques minutes, dans des douleurs et des convulsions atroces, inondé de sueur...

 

  Je me réveillais assis sur un banc, dans un jardin odorant et ombragé, débarrassé de toute douleur et tourment, baignant en parfaite plénitude et sérénité.

  Je tournais la tête, à ma droite se tenait Sophie, telle que je la connaissais à l'âge de vingt ans, ses beaux et longs cheveux chatains retombant gracieusement sur ses épaules... elle prit tendrement ma main en souriant... juste un peu de mélancolie dans ses yeux...

 

 

  

  

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Membre, Forumeur confit, Posté(e)
Enchantant Membre 17 535 messages
Forumeur confit,
Posté(e)
il y a 15 minutes, versys a dit :

Je tournais la tête, à ma droite se tenait Sophie, telle que je la connaissais à l'âge de vingt ans, ses beaux et longs cheveux chatains retombant gracieusement sur ses épaules... elle prit tendrement ma main en souriant...

P’taing c’est super le paradis… même à ceux auxquelles on a fait des crasses sur terre vous pardonnent ? :D

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Membre, nyctalope, 40ans Posté(e)
Criterium Membre 2 873 messages
40ans‚ nyctalope,
Posté(e)

On ne sait pas si c'est le paradis ou bien le sien à lui (ou bien le sien à elle)... donc tout est possible. :)

Joli texte! Les malheurs de Sophie sont terminés, on se demande si elle savait que l'homme allait choisir les feuilles d'une espèce de saule qui allait spécifiquement hâter les retrouvailles!

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Membre, à crocs? accroc?, Posté(e)
Elfière Membre 550 messages
Forumeur accro‚ à crocs? accroc?,
Posté(e)

Ah bah pour le coup, tu épargnes le méchant misogyne ...

D'accord, il meurt. Mais c'est peut-être un coup du pharmacien et de ses herbes frelatées.

Et le Méchant s'en tire dans son au-delà. C'est pas juste. Mais bon, peut-être que c'est juste ... le choix de Sophie.

Qu'elle commence juste par lui faire croire...

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