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Les secrets.


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Membre, nyctalope, 40ans Posté(e)
Criterium Membre 2 873 messages
40ans‚ nyctalope,
Posté(e)

— "Ça alors, tu as l'air frigorifié!"

Je tentai de formuler une réponse, mais la mâchoire ne m'obéissait plus; et je ne pouvais pas contrôler mes lèvres, seul un vocable incertain sortit de la gorge. Je fus autant étonné que mon amie — le froid, sous-estimé, m'avait donc bien rendu muet. Aucune douleur pourtant. L'air était sec, et rien n'avait présagé la paralysie, si ce n'était, peut-être, une certaine lenteur de la pensée. L'amie m'avait pris le bras et nous marchions à pas rapides vers la vieille ville. Déjà je me voyais l'accompagner, le long de rues assombries, comme à la troisième personne. Aucune autre présence. À vrai-dire, à peine aurais-je pu deviner une ombre filer, du coin de l'œil. Était-ce une minute, étaient-ce dix, un brusque tournant au bout de la ruelle: et alors, un flot de lumières artificielles, et le brouhaha des fêtards et des passants. Les pavés de la rue piétonne; les néons verts, roses, bleus; des bruits de verres qui clinquaient; fragments de conversations de quelques fumeurs rassemblés devant tel bar ou bistrot; nous étions dans la vieille ville. Dans le ciel sombre, l'on devinait les contours tranchants de la cathédrale, là-haut sur la colline. Mon amie m'entraîna vers le café le plus proche.

La chaleur doucement me ressuscita. Qu'il était plaisant de poser ses mains autour de la tasse chaude! Laisser cette sensation me traverser; longs instants de silence pour retrouver la parole. Autour de nous, seuls quelques autres tables occupées; à cette heure, les groupes faisaient la fête, et il ne restait que peu d'amis pour un café nocturne. Leurs bribes de conversations, mélanges d'autres vies — nous communiquions par ces intermédiaires, sans un mot, tout par le regard.

— "Bonsoir", arrivai-je finalement à articuler. Elle, patiente: "Tu es rouge de froid. Bonsoir."

— "Tu as fait bon voyage?"; et je lui racontai l'aventure. Le train, les retards; les compartiments presque vides; la nuit qui tombe sur la rase campagne, traversée à toute vitesse. La gare, le froid, l'attente. La découverte amusante que l'on perd l'usage de son visage plus rapidement que je ne l'avais pensé. Nous en rîmes enfin. Le café brûlant; les forces qui revenaient. Elle avait reçu mon message l'informant du retard juste à temps. Nous avions de la chance; il nous restait encore une demi-heure avant que ne commence l'événement. Je pourrai laisser le sac au vestiaire.

Un artiste original: une exposition nocturne, sorte de vernissage de nuit. Tout ce que nous savions, c'était qu'il s'était tant spécialisé dans la représentation d'espaces liminaires, de lieux indéfinis et indéfinissables, toujours lieux de passage, qu'il avait voulu en faire de même en choisissant une heure d'entre-deux. Minuit: une heure n'appartenant ni à un jour ni à l'autre, sorte d'heure épagomène, à durée variable comme sur les antiques tables d'ombre. Et son nom? Un pseudonyme sûrement: Jean Secret. — Nous avions scruté les toiles noires de Soulages, nous allions maintenant sonder les Secrets.

* * *

C'était au bout d'une ruelle perdue au milieu de la vieille ville — sans doute ancienne traboule — que se trouvait la porte massive. Trois coups, on nous ouvrit. Un jeune homme charmant s'occupait du vestiaire, et nous amena dans la grande pièce plongée dans la pénombre. Çà et là, de nombreux invités admiraient les toiles, par petits groupes; certains socialisaient, et de temps en temps le tintement de flûtes de champagnes rythmaient les conversations discrètes. Les garde-robes étaient soignées; nous fûmes un peu étonnés, nous attendions à rencontrer plus d'artistes que de notaires. Évidemment, nous ne connaissions personne. Des passages amenaient à d'autres pièces tout aussi sombres, et il semblait que chaque plancher évitait d'être à la même hauteur. Partout, il fallait gravir ou descendre une marche solitaire et découvrir d'autres esquisses. Nous explorâmes.

La première toile me fit sourire: le quai vide d'une gare, rase campagne, indéfinie et froide comme en hiver. Un arbre sans feuille; seul. Ça n'était pas un lieu que j'avais vu, mais c'était comme si je l'avais déjà vécu, dans un début de soirée qui était déjà loin maintenant, mais revenait comme un souvenir et un déjà-vu. Nous le découvrîmes en même temps: une marque dans le coin d'un bloc de béton, quelque indice: un chevron. Peut-être était-ce une signature — mais malgré nos efforts, impossible de la retrouver sur les prochains tableaux. Une salle qui ressemblait à une salle d'attente d'un hôpital, mais trop longue, trop vide. Une rue qui à la fois ressemblait à celles de la vieille ville, et que pourtant nous ne pûmes identifier. Un canal creusé dans la pierre moite de quelque souterrain de Venise.

Ce fut finalement en trinquant nos flûtes, avant de poursuivre nos recherches, que la forme se révélât à nouveau. Je ne pus tout d'abord rien dire. "Alors, à quoi tu penses?", fit-elle en se demandant la raison de mon soudain silence. Un sourire et quelques pas plus tard, je lui indiquai de jeter un coup d'œil discret au groupe qui était à nos côtés. L'individu de grande taille et aux yeux clairs. Il avait parlé de quelque coutume moyen-orientale. Sur sa veste, une petite broche. La lettre "V" inversée — le chevron. Sauf que sa signification y était moins secrète; il s'agissait d'une équerre.

* * *

Il était si tard. Nous partagions le thé noir, servis dans de grands bols. La lumière, tamisée, éclairait à peine l'appartement de mon amie; c'était plutôt une guirlande orangée. La quête, puis la découverte, avait rafraîchi notre complicité, et était venu le moment où nous nous représentions un compte-rendu des dernières heures, comme pour concrétiser par des mots la file d'impressions et de tableaux qui s'était déroulée lors de l'étrange vernissage. — Par bribes, nous avions réalisé que personne ne semblait connaître l'artiste. Sûrement était-il là, à épier tout ce beau monde, se faufilant élégamment d'un hall à l'autre; sûrement avait-il laissé çà et là des clins d'œil sur ses toiles afin d'envoyer un message à quelque intermédiaire inconnu, déguisant l'indice par cette originale lettre morte plutôt que de préférer se laisser trahir par le verbe. Nous nous amusâmes à imaginer qu'il se pût être l'aimable jeune homme du vestiaire, dissimulant un sourire en coin par politesse; peut-être l'homme à l'équerre, ou bien l'un de ses compagnons. — Qui sait? Peut-être que le pseudonyme dissimulait une femme, et que "Jeanne" s'adressait par cette méthode à quelque ancienne connaissance. —

Allions-nous désormais jouer aux détectives? - C'était sur ces spéculations espiègles que nous continuions en débattant de la marche à suivre.

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Membre, Posté(e)
versys Membre 18 345 messages
Maitre des forums‚
Posté(e)

" Déjà je me voyais l'accompagner, le long de rues assombries, comme à la troisième personne."

... le décalé, l'impression suggérée de "déjà vu", les dialogues que l'on devine chuchotés... une ambiance intimiste,

... on y est... ;)

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Membre+, 27ans Posté(e)
metal guru Membre+ 33 556 messages
Maitre des forums‚ 27ans‚
Posté(e)

Toujours un plaisir de te lire , bisous bisous ! :drinks:

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