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Une vie


zeyas

Messages recommandés

Membre, 62ans Posté(e)
zeyas Membre 3 398 messages
Forumeur vétéran‚ 62ans‚
Posté(e)
Le grand escalier
Elle monte. Plus le temps passe, plus elle monte. Et plus elle monte, plus elle est fatiguée de monter, usée de devoir fournir toujours autant d'efforts alors que son énergie s'évapore. Que cette femme était heureuse pourtant, au début de son ascension, devant toute la magie qui l'attendait, tous ces sommets comme autant de regards différents sur son voyage. La petite fille sautait sur les premières marches, puis elle regardait avec envie les grandes en jupe monter plus vite qu'elle. L'adolescente s'est assise un peu plus haut, elle lisait ses premiers livres et regardait le ciel entre deux pages, puis l'amour l'a invitée à se lever, avant de l'enlacer contre la rampe. Elle était tellement heureuse d'être une femme, on se souvenait de sa voix, de ses courbes, de son regard, de son esprit, on la regardait quand elle passait, parce que son image était vivante sur les marches du succès. Elle existait.
Aujourd'hui l'escalier se rapproche du dernier sommet mais elle est anonyme. Il reste pourtant tellement de jours pour apprécier son parcours, se plonger dans son histoire, se souvenir d'hier avec elle, se retourner et contempler l'altitude d'une vie dont les fleurs les plus parfumées préfèrent souvent la vallée. Celles de la fin sont en plastique ou déposées par habitude, par devoir, arrosées par des cieux ou des yeux tristes. Mais elle, elle veut vivre, encore, elle veut intéresser le monde, comme au temps des premiers printemps. Elle sait bien qu'elle est vieille, on l'appelle d'ailleurs comme ça, si quelqu'un la croise et qu'on lui demande si il a vu quelqu'un dans l'escalier, il dira qu'il a vu une dame, en pensant une vieille. Le temps l'a rendue anonyme, on ne la voit presque plus, elle est comme une preuve de sa propre existence qui marche encore un peu. Mais elle, elle voit tout, comme au premier jour. Elle entend tout, et elle comprend bien mieux les choses qu'au début du chemin. Elle voudrait qu'on lui drague l'esprit comme on lui draguait les yeux avant que sa peau ne se froisse plus vite que se sont éteint les feux. Au milieu de son voyage, on était encore curieux de son avenir, comment sera-t-elle ici, et là, un peu plus haut, sera-t-elle souriante, heureuse, épanouie ? Aura-t-elle réussi ? Sera-t-elle solaire au point de projeter des ombres heureuses ou triste comme la pierre de ces marches poreuses ?
La jeunesse a ceci de merveilleux qu'elle est sertie d'insouciance, éclatante de légèreté. Elle est si loin de penser à la difficulté de finir sereinement son voyage qu'elle bousculerait presque son parent en pensant qu'il est né vieux, en oubliant que bien avant elle, une autre jeunesse a vécu, tellement vécu, appris, embrassé, pleuré, souri, compris. Elle n'a jamais voulu devenir ce qu'elle est devenue, à choisir, elle aurait refusé de s'user, de ne plus avoir la force, de perdre espoir, que son charme ne fasse plus conversation, de ne plus pouvoir séduire la vie comme la vie l'a séduite pour mieux la faire monter dans son grand escalier. Les âmes qui portent le poids du temps avancent un peu plus lentement, seules dans leur anonymat, avec une rampe comme meilleure amie, elles sont fatiguées de cette enveloppe qui n'a plus rien à voir avec ce qu'elle enferme, cette espèce de carte d'identité qui ne dit rien d'elles, voire même tout le contraire. Elles ne sont pourtant pas mortes mais on ne les voit déjà plus, comme si elles étaient condamnées au silence parce que leurs sillons auraient avoué une date de péremption que seule la bêtise valide. Elles n'ont plus la force de se retourner, la peur de certains vertiges, elles conservent en tableaux sur les murs de leur mémoire leurs plus beaux vestiges. Ne croyez pas qu'elles sont éteintes, il suffit de les regarder un peu, comme à leurs débuts, pour qu'elles oublient la difficulté de la pente.
Elle monte. Plus le temps passe, plus elle monte. Elle est fatiguée de monter. Elle sait ce qui l'attend, et ce qui ne l'attend plus. Mais depuis qu'on la regarde dans les yeux, elle ne pense plus à la solitude noire comme une nuit sans étoiles, elle revit, de redevenir une femme le temps d'un regard, ravie de pouvoir raconter sa beauté, ses secrets, ses amours, ses naufrages, ses couleurs, une femme sans âge qui, parce que vous lui avez offert votre attention en miroir, vous donne ce qu'elle a de plus précieux, son plus bel héritage: son histoire.
Franck Pelé - textes déposés SACD - Mars 2015
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Membre, Docteur Honoris Causa es "Patati & Patata ...", 62ans Posté(e)
BadKarma Membre 14 794 messages
62ans‚ Docteur Honoris Causa es "Patati & Patata ...",
Posté(e)

Si cela peut consoler cette vieille âme, qu' elle sache qu' il y aura toujours un gérontophile rodant dans les couloirs, prêt à apprécier son mémorable postérieur, quelques marches plus bas de ce grand escalier... :fille:

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Membre, Forumeur discret, 63ans Posté(e)
Kid_Ordinn Membre 9 181 messages
63ans‚ Forumeur discret,
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Il y a 1 heure, zeyas a dit :

elle ne pense plus à la solitude noire

Il va falloir employer un autre terme avec les temps qui courent...hmm...solitude sombre ? :D

 

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Membre, Forumeur confit, Posté(e)
Enchantant Membre 17 425 messages
Forumeur confit,
Posté(e)
Il y a 1 heure, zeyas a dit :

parce que vous lui avez offert votre attention en miroir, vous donne ce qu'elle a de plus précieux, son plus bel héritage: son histoire.

Bonjour zeyas,

Très beau texte.

Jacques Brel, cet immense poète chantant, et votre coreligionnaire belge aurait apprécié lui aussi cette prose, à n’en point douter ?

https://youtu.be/jDh9UeoIOjA

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Membre, 62ans Posté(e)
zeyas Membre 3 398 messages
Forumeur vétéran‚ 62ans‚
Posté(e)
il y a 31 minutes, Enchantant a dit :

Bonjour zeyas,

Très beau texte.

Jacques Brel, cet immense poète chantant, et votre coreligionnaire belge aurait apprécié lui aussi cette prose, à n’en point douter ?

https://youtu.be/jDh9UeoIOjA

Pensées noires que Brel?  Ce texte me fait plutôt à la vie. L'on monte des escaliers pour obtenir de la vie

Nous qui aimons Brel , 

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