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L'Archipel du Goulag

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January

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January Modérateur 61 739 messages
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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 12 - Les quarante jours de Kenguir - Extraits choisis

Mais la chute de Béria revêtit aussi un autre aspect pour les Camps spéciaux : elle donna de l'espoir à ceux du bagne et, par là même, les dérouta, les troubla, les affaiblit. [...]

Autre aspect encore : les épaulettes passepoilées de bleu jusqu'alors les plus honorifiques se virent soudain marquées du sceau d'une certaine défectuosité, et cela aux yeux non seulement des détenus ou de leurs parents (on s'en serait bien moqué), mais peut être aussi à ceux du gouvernement.[...]

La chute de Béria forçait donc le ministère de la sécurité à démontrer dans les plus brefs délais et de manière patente son dévouement et son utilité.

[...]

En moins d'un an, les soldats d'escorte de Kenguir tirent à plusieurs reprises sur des innocents. Les incidents se succèdent, impossible que la chose n'ait pas été préméditée.[...]

A la veille des fêtes du 1er mai, renonçant d'eux-mêmes aux grands principes des Camps spéciaux, reconnaissant désormais l'impossibilité de détenir les politiques en groupes homogènes, les patrons firent venir et installèrent dans le camp rebelle 650 voleurs en partie mélangés de simples délinquants, dont de nombreux mouflets : "Vous allez mettre un peu d'ordre chez nous !"

Mais le voilà bien, le cours imprédictible des choses ! Quand ils eurent injecté dans le camp 3 de Kenguir une dose de cheval de ce poison cadavérique, les patrons récoltèrent en retour non point un camp enfin mis au pas, mais la plus importante révolte de toute l'histoire de l'Archipel du Goulag !

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Modérateur, ©, 108ans Posté(e)
January Modérateur 61 739 messages
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Les autorités escomptaient surtout que les truands commenceraient à violer les femmes, d'où intervention des politiques, et en avant le massacre. Mais, là encore, les psychologues du MVD se trompaient ! - et la chose mérite que nous nous en étonnions nous aussi. Tous les témoignages confirment que les voleurs se conduisirent "comme des hommes", et cela non pas dans l'acception que ce mot revêt traditionnellement chez eux, mais dans la nôtre.

S'il est possible de créditer la mutinerie de Kenguir d'une certaine force, c'est bien la force de l'unité.

[...] - les généraux durent conclure, à leur grand chagrin, que la zone ne connaissait ni massacres, ni pogromes, ni violences, que le camp ne s'écroulait pas de lui-même et qu'il n'y avait aucun motif pour appeler des troupes à la rescousse.

[...]

Les demandes-exigences des insurgés, formulées dès les deux premiers jours, étaient à présent régulièrement répétées :

- châtiment de tous les coupables d'homicide ou de coups

- retour au camp de tous ceux illégalement expédiés en prison de haute sécurité

- plus de numéros sur les vêtements, plus de barreaux aux fenêtres et plus de bouclage dans les baraques

- non relèvement des murs inter-camp

- journée de travail de huit heures comme pour les travailleurs libres

- augmentation de la rémunération du travail

- liberté de correspondance avec les parents et visites

- réexamen des dossiers judiciaires.

Cette résistance qui n'en finissait pas de huit mille assiégés projetait une tache sur la réputation des généraux, elle était fort capable de leur gâcher leur carrière, aussi faisaient-ils des promesses.

Qu'ils ne tinrent évidemment pas et bientôt vinrent les menaces d'écrasement militaire. La radio extérieure ne se tait jamais et exhorte les insurgés à reprendre le travail, elle dénigre le mouvement dans son ensemble, assurant qu'il a été déclenché dans le seul et unique but de violer et de piller.

Les insurgés colleront ensemble du papier à cigarette pour fabriquer des ballons, sous lesquels sera fixé un brasero. Les ballons plein de tracts ("Sauvez des coups les femmes et les vieillards ! Nous exigeons la venu d'un membre du Présidium !") à destination de la cité ouvrière proche s'envoleront bel et bien. Malheureusement, entre le vent qui n'est pas favorable, les barbelés, et les coups de fusil, plusieurs de ces ballons n'arriveront pas où les détenus le souhaitait. Peu importe ! Ils fabriqueront des cerfs volants !

Et la radio continuera à gronder : "reprenez vos esprits !"

Sur les invitations des autorités, seule une douzaine de personnes s'enfuirent par les brèches pendant l'insurrection, confiantes en la promesse des autorités de ne pas tirer...

Cinq semaines d'insurrection. Mais le 25 juin...

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January Modérateur 61 739 messages
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Le vendredi 25 juin des fusées suspendues à des parachutes constellèrent le ciel, d'autres jaillirent des miradors, et les observateurs postés sur les toits ne pipèrent mot, abattus par les balles des tireurs d'élite. Des coups de canon retentirent ! Des avions volèrent en rase-mottes au dessus du camp, semant la terreur.

[...]

Le camp 3 se battait, celui-là même qui avait commencé. Ils lançaient... des pierres sur les soldats à mitraillette et sur les surveillants...

Les tanks écrasaient tous ceux qui se trouvaient sur leur passage.

[...] Les canons tiraient à blanc, mais mitraillettes et baïonnettes s'activaient au combat. Les femmes se plaçaient devant les hommes pour les protéger : sans importance, on embrochait aussi les femmes !

[...]

Tués ou blessés : selon les récits, dans les six cents ; selon les documents de la section de production et de planification de Kenguir, plus de sept cents.

[...]

Le 26 juin toute la journée, on força les détenus à démolir les barricades et à combler les brèches.

Le 27 juin, on les conduisit au travail.

Le procès des meneurs se déroula à l'automne 1955, à huis clos, cela va de soi, et même sur lui nous ne savons rien de précis...

Sur les tombes, l'herbe pousse particulièrement drue et verte. En 1956, enfin, la zone elle-même fut liquidée ; alors certains habitants de la cité, anciens relégués qui n'étaient pas repartis, parvinrent malgré tout à savoir où on les avait enterrés, et ils se mirent à porte là des tulipes des steppes.

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Sixième partie - La Relégation

Chapitre 1 - La relégation dans nos premières années de liberté - Extraits choisis

Sans doute l'humanité a-t-elle inventé l'exil avant la prison. Chasser quelqu'un de la tribu, c'était déjà l'exiler. Très tôt, on a compris combien un homme a du mal à vivre hors de l'entourage et des lieux qui lui sont familiers. Rien n'est comme il faut, rien ne marche et rien ne va, tout est provisoire et à côté du vrai, même quand on a autour de soi une nature verdoyante et non un sol éternellement gelé.

[...]

"Qui ne travaille pas ne mange pas", tel est le principe du socialisme.

Cependant, quand un relégué désirait travailler, il fallait encore qu'il trouve un gagne-pain. La fin des années vingt a été marquée chez nous par un chômage important.

Ils en étaient réduits à ramasser les miettes sur la table pour se les lancer dans la bouche.

Voilà à quel niveau étaient tombés les relégués politiques russes ! Plus le temps de discuter ni d'écrire des protestations. L'important maintenant était de ne pas mourir de faim.

[...] Affaiblis, les relégués l'étaient également par l'attitude distante de la population locale ; en effet, dès qu'ils se rapprochaient d'eux tant soit peu, les gens du pays étaient persécutés : les coupables étaient eux-mêmes envoyés en relégation, les jeunes gens se voyaient exclure du Komsomol.

[...]

La relégation, ce fut l'enclos où sont parquées toutes les brebis destinées à l'abattoir. Dans les premières décennies du régime soviétique, on n'était pas envoyé en exil pour y vivre, mais pour attendre d'être convoqué là-bas. Il y eut des gens intelligents - des ci-devant, et aussi de simples paysans, qui dès les années vingt comprirent tout l'à-venir. Et une fois achevée leur première tranche de trois ans, ils restèrent à tout hasard sur place. Dans certains cas, cela leur permit d'échapper au râteau

Voilà quel poids nouveau vint s'ajouter chez nous à la tristesse d'Ovide.

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Sixième partie - La Relégation

Chapitre 2 - La grande peste - Extraits choisis

Ce dont va traiter ce chapitre est peu de chose. Quinze millions de personnes. Quinze millions de vies.

Bien sûr, ce n'étaient pas des gens instruits. Pas des gens qui jouaient du violon. Pas des gens qui savaient qui est Meyerhold ou quelle chose intéressante peut être la physique nucléaire.

Durant toute la première guerre mondiale, nous avons perdu en tués moins de deux millions d'hommes. Durant toute la seconde, vingt millions (d'après Khrouchtchev - d'après Staline seulement sept millions). Et que d'odes ! Que d'obélisques et de flammes inextinguibles !

[...]

Mais sur la peste traîtresse et silencieuse qui nous a dévoré quinze millions de paysans - et cela d'après le calcul le plus bas et en s'arrêtant en 1932 - sur cette grande peste, pas de livres. Et les six millions de personnes qu'a tuées la famine artificielle créée par les bolcheviks, nul n'en parle ni chez nous, ni dans l'Europe limitrophe.

[...] --(Alexandre Soljénitsyne revient sur l'histoire de la dékoulakisation)

Une maison en brique, simplement, dans une rangée d'autres en bois, une maison à étage dans une rangée qui n'en a pas et ça y est : koulak ! Fais tes paquets salaud, on te donne une heure ! Pas de maison en brique, pas de maison à étage, en arrière toute vers l'âge des cavernes ! Chauffez-vous comme jadis, dans la fumée !

C'est notre grand projet de transformation radicale, tel que l'Histoire n'en a encore jamais connu.

[...]

Ce fut une seconde guerre civile, contre les paysans cette fois. La Grande Cassure, oui, seulement on ne dit pas que ce qui fut cassé, c'est l'épine dorsale du peuple russe.

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Les paysans savaient ce qui les attendaient. Et s'ils avaient la chance de traverser en train des régions habitées, ils profitaient des arrêts pour descendre par les fenêtres ceux de leurs petits enfants qui savaient au moins se traîner à quatre pattes : débrouillez-vous pour vivre chez les gens ! Mendiez ! - tout plutôt que de mourir avec nous.

[...] Dans le train venant du Don et qui transportait, séparées de leurs maris, les femmes des cosaques pris à l'"assemblée", l'une d'elles accoucha pendant le voyage. Or on leur donnait tous les jours un verre d'eau et, pas tous les jours, 300 grammes de pain. Un aide-médecin ? Pas question. Le lait de la mère tarit et l'enfant mourut. Où l'enterrer ? Deux hommes d'escorte montèrent pour une étape dans le wagon, ouvrirent la porte en marche - et jetèrent dehors le petit cadavre.

Cette cruauté, on a peine à y croire - dire un soir d'hiver, dans la taïga : c'est là ! est-ce que des êtres humains peuvent faire une chose pareille ?

[...]

Ecoutez la tragédie du Vassiougane. En 1930, dix mille familles passèrent par la ville de Tomsk, d'où on les expédia plus loin à pied en plein hiver : ils commencèrent par descendre le Tom, puis l'Ob et enfin remontèrent le Vassiougane, toujours sur la glace. Les habitants des villages qui se trouvaient sur le chemin furent ensuite envoyés ramasser les cadavres des adultes et des enfants.

Dans les hautes vallées du Vassiougane et de la Tara, on les abandonna sur des barres (éminences de terre ferme au milieu des marais). On ne leur laissa ni vivres, ni instruments de travail. Vint le dégel, et il ne resta plus comme lien avec le monde extérieur que deux chaussées de rondins : l'une vers Tobolsk, l'autre vers l'Ob. Sur l'une comme sur l'autre furent installés des postes de garde munis de mitrailleuses qui ne laissaient personne sortir du crevoir. Les gens commencèrent à mourir comme des mouches. Désespérés, ils s'approchaient des postes de garde, suppliaient - et étaient fusillés sur place.

Ils moururent tous jusqu'au dernier.

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Baissons donc la tête devant le Grand Boucher, inclinons le chef et courbons les épaules : il a donc eu raison, grand connaisseur du coeur humain, quand il a mis en route ce terrible malaxage sanglant et que d'année en année il a continué d'actionner la baratte ?

Il a eu raison normalement : les gens ne lui en veulent pas ! De son temps, dit le peuple, "c'était mieux que sous le Krouchtch" : chaque année, le 1er avril, jour des farces, les cigarettes baissaient d'un kopeck et la mercerie de dix.

Et il a eu raison politiquement : ce sang fut le ciment qui lui donna des kolkhozes obéissants. Peu importait qu'un quart de siècle plus tard la campagne dût toucher le fond de la misère et le peuple se trouver en pleine dégénérescence spirituelle.

Jusqu'à sa mort, louanges et hymnes ont monté vers lui, et aujourd'hui encore il n'est pas permis de le mettre en accusation : non seulement le premier censeur venu retiendra votre plume, mais n'importe qui, dans une queue ou dans un wagon de chemin de fer, se hâtera d'arrêter les outrages sur vos lèvres.

Car nous respectons les Grands Scélérats. Nous vénérons les Grands Assassins.

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Sixième partie - La Relégation

Chapitre 3 - Les rangs s'épaississent

Dans ce chapitre, Alexandre Soljénitsyne retrace toute l'évolution de la relégation de 1920 à 1950.

La relégation assuma encore, dans la vie de la nation, un nouveau rôle : celui de dépotoir ; elle devint le réservoir où l'on déversait les déchets de l'Archipel afin de leur interdire à tout jamais le retour dans la métropole".

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Sixième partie - La Relégation

Chapitre 4 - La relégation des peuples - Extraits choisis

Même quand il eut fait passer les paysans dans la presse du grand exil, notre Grand Timonier ne comprit pas d'emblée combien il serait commode d'appliquer le même procédé aux nations. Mais il faut reconnaître que l'expérience d'extirpation des Juifs et de Tsiganes que nous devons à Monsieur Son Frère Hitler a eu lieu plus tard, après le début de la Seconde Guerre Mondiale, alors que notre petit père Staline s'était penché sur le problème bien avant.

[...]

C'est seulement en Juillet 1941 que vint le moment d'expérimenter la méthode dans toute son envergure : la République autonome et, bien entendu, traîtresse des Allemands de la Volga devait, en l'espace de quelques jours, être cueillie tout entière et balancée le plus loin possible à l'Est. C'est là que fut pour la première fois appliquée dans toute sa pureté la méthode dynamique consistant à exiler des peuples entiers, et on vit alors à quel point il était plus facile, à quel point il était plus fructueux d'utiliser une seule et unique clé - l'appartenance nationale - plutôt que de traîner toutes ces affaires judiciaires et décisions nominatives concernant les individus.

Le système était éprouvé, rodé, et désormais il allait happer impitoyablement toutes les nations traîtresses qu'on lui désignerait comme victimes, en les engloutissant à chaque fois de plus en plus vite : les Tchétchènes ; les Ingouches ; les Karatchaï ; les Balkares ; les Kalmouks ; les Kurdes ; les Tatars de Crimée ; enfin, les Grecs du Caucase.

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Où envoyait-on les nations ? On les expédia volontiers, et en grande quantité, au Kazakhstan, si bien que, s'ajoutant aux relégués ordinaires, ils finirent par représenter une bonne moitié de la population. Mais l'Asie centrale ne fut pas oubliée non plus, ni la Sibérie (nombreux sont les kalmouks qui moururent sur l'Ienisseï) l'Oural septentrional et le nord de la Russie d'Europe.

[...]

Les vagues d'exil les plus importantes touchèrent les Baltes en 1948 (les Lituaniens rebelles), en 1949 (les trois nations) et en 1951 (de nouveau les Lituaniens). Ces dates coïncidèrent avec les passages du râteau en Ukraine occidentale, où la dernière déportation eut lieu également en 1951.

[...]

Dans ces petits wagons à bestiaux qui sont censés contenir huit chevaux, ou trente-deux soldats, ou quarante détenus, les habitants de Tallin se retrouvèrent à cinquant et plus. Il avait fallu faire si vite de que les wagons n'avaient pas été aménagés, et la permission de percer un trou dans le plancher n'arriva pas tout de suite. La tinette - un vieux seau - fut tout de suite remplie, ça passait par dessus bord, éclaboussait les affaires des gens. Mammifères à deux pattes, dès la première minute ils avait été forcés d'oublier qu'un homme et une femme, ce n'est pas tout à fait pareil. Ils restèrent enfermés durant un jour et demi sans eau et sans nourriture ; un enfant mourut.

Tout cela, nous l'avons déjà lu il y a peu de temps n'est-ce pas ? A deux chapitres de distance, à vingt ans de distance, c'est toujours la même chose...

[...]

Mais personne ne pleurait. La haine sèche les larmes.

Voici encore une chose à laquelle pensaient les estoniens pendant le voyage : comment allait les accueillir le peuple de Sibérie ?

[...]

Cette fois, en 1949, on avait bien ressassé aux Sibériens qu'ils allaient voir arriver de la race de koulak, et de la vraie. Mais ce que les wagons crachaient, c'étaient des êtres à bout de forces et en haillons. A la visite médicale, les infirmières russes s'étonnaient de la maigreur de ces femmes et de leurs vêtements usés ; elles n'avaient même pas un bout de chiffon pour emmailloter leurs enfants.

Les nouvelles arrivantes furent réparties dans les kolkhozes dépeuplés - et là, en cachette des autorités, les kolkhoziennes de Sibérie leur apportaient ce qu'elles pouvaient : qui un demi-litre de lait, qui quelques galettes de betterave ou de très mauvaise farine.

A présent, oui, les Estoniennes pleuraient.

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Sixième partie - La Relégation

Chapitre 5 - Du camp à la relégation - Extraits choisis

On va vite en besogne, chez nous, quand il s'agit d'arrêter les gens ; on va moins vite quand il s'agit de les relâcher. Tandis que moi, j'ai été trop heureux quand, ma peine étant venue à expiration, on ne m'a gardé au camp que quelques jours de trop et qu'ensuite... on m'a libéré ? Non, on m'a fait partir dans un convoi.

[...]

Nous nous voyons tous assigner la même destination : le raïon de Kok-Térek. C'est un morceau de désert au nord de la province, le début du Bet-Pak-Dala, cette terre sans vie qui occupe tout le centre du Kazakhstan. On inscrit en lettres rondes le nom de chacun d'entre nous sur un formulaire, on y appose la date et on nous le fourre sous le nez : signez.

Voyons un peu : qu'est ce qui m'est signifié ce jour ? Que moi, untel, suis relégué à perpétuité dans le raïon de... sous la surveillance officielle du MGB de raïon, et qu'au cas où je sortirais sans autorisation des limites dudit raïon, je serai jugé en vertu du Décret numéro tant du Présidium du Soviet Suprême, décret qui prévoit un peine de 20 ans de travaux forcés au bagne.

Eh bien, mais tout est légal. Rien ne nous étonne.

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Le lendemain, nous recevons l'autorisation de nous loger dans le village. Avec les moyens dont je dispose, je me trouve une bicoque genre poulailler, à peine éclairée par une unique petite fenêtre et si basse même au milieu, là où le toit est le plus haut, je ne peux pas me redresser tout à fait. Mais enfin, c'est une maison pour moi tout seul ! [...] Que désirer de plus ?

Cependant, le matin suivant comble et dépasse toutes les espérances possibles ! Ma propriétaire, la vieille mère Tchadova, une reléguée originaire de Novgorod, me dit en chuchotant, car elle n'ose parler à voix haute : "Va donc écouter la radio là-bas. On m'a dit une chose, j'ai peur de le répéter".

Je vais sur la grand-place. Un foule d'environ deux cents personnes, chiffre considérable pour Kok-Térek, est massée, sous le ciel maussade, autour du poteau qui porte le haut-parleur. Parmi ces gens, beaucoup de Kazakhs, des vieux surtout. Ils ont découvert leurs têtes chauves et tiennent à la main leurs superbes bonnets roux en fourrure d'ondatra. Ils respirent un noble tristesse. Les jeunes sont plus indifférents. Deux ou trois tractoristes ont gardé leur casquette sur la tête. Moi aussi, bien sûr, je vais la garder. Je n'ai pas encore pu distinguer les paroles du speaker mais déjà la lumière se fait dans mon esprit.

Voici l'instant qu'appelaient de leurs prières tous les zeks du Goulag ! Il est mort, le dictateur asiate ! Il est clamecé, le salaud ! Oh, quelle jubilation débordante ce doit être en ce moment chez nous, au Camp spécial ! Alors qu'ici les institutrices, des jeunes filles russes, sanglotent à fendre l'âme : "Qu'allons nous devenir maintenant ?..." Elles ont perdu le cher, le tant aimé... Comme je leur crierais bien, à travers toute la place : "Il ne va rien vous arriver du tout ! Vos pères ne seront plus fusillés ! Vos fiancés ne seront plus arrêtés ! Et vous-mêmes ne serez plus TchS !"

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Sixième partie - La Relégation

Chapitre 6 - La bonne petite vie du relégué - Extraits choisis

Par rapport aux types de relégation que j'ai décrits plus haut, il faut reconnaître que nous jouissions à Kok-Térek d'une situation privilégiée, comme tous les relégués vivant dans le sud du Kazakhstan et en Kirghizie. Dans ces pays, on envoyait les relégués dans des agglomérations déjà existantes, donc en des endroits où il y avait de l'eau et où la terre n'était pas absolument infertile.

[...] l'adoucissement du régime de la relégation était l'avènement de l'ère Krouchtchévienne. Sous forme d'ondes et de secousses amorties par des transmissions multiples, elle arrivait enfin jusqu'à nous.

D'abord "l'amnistie Vorochilov" : c'est justement sous la signature de Vorochilov que le gouvernement se moqua de nous encore une fois, le 27 mars 1953. Il fit bénéficier de l'amnistie les petits et grands bandits, mais limita sa portée, pour les Cinquante-Huit, à ceux dont la peine était "inférieure ou égale à cinq ans", mais en fait il n'y avait qu'un ou deux pour cent d'entre nous qui eussent cette peine de bébé.

[...]

Mais les mois passant, en particulier après la chute de Béria, des adoucissements authentiques s'insinuèrent insensiblement, sans publicité, dans notre pays de relégation. On commença à autoriser les enfants relégués à aller faire des études dans les instituts les plus proches. Les déplacements à l'intérieur du raïon devinrent libres et plus faciles. Des bruits couraient de plus en plus dru : "on va rentrer chez nous, à la maison !" Et effectivement, les Turkmènes repartirent. Puis ce furent les Kurdes. L'émotion fouettait les relégués, les emplissait d'un trouble brûlant : se pourrait-il que nous aussi, nous partions ? Se pourrait-il que nous aussi, nous... ?

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January Modérateur 61 739 messages
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J'étais tout à fait résigné à vivre là, enfin, peut être pas "à perpétuité", mais au moins une vingtaine d'années. Je n'avais même plus envie, apparemment, d'aller nulle part.

Mais une fièvre de joie et d'espoir secoua la quiétude de notre exil.

Depuis mon désert si pur, je me représentais la capitale grouillante, agitée, vaniteuse - et elle ne m'attirait pas du tout.

Cependant, mes amis moscovites insistaient : "Qu'est ce qui te prend de vouloir rester là-bas ?... Demande que ton dossier soit révisé ! On procède actuellement à des révisions !"

[...]

Et je rédigeai une demande de révision.

Là-dessus on commença, au printemps, à lever toutes les mesures de relégation frappant les Cinquante-Huit.

Alors, homme faible, je quittai mon exil transparent. Et je retournai dans le monde trouble.

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Blaquière Membre 19 162 messages
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Bonjour January,

L'archipel du goulag et ses 3 tomes font partie de mes lectures du siècle dernier.

Du coup, j'ai lu dans mon élan de cet auteur,

Alexandre Soltjénitsyne :

  • Une journée d'Yvan Dénissovitch
  • Le Pavillon des cancéreux

Ce dernier ouvrage m'a complètement ouvert les yeux et l'esprit sur la condition humaine dans une société totalitaire et vacciner pour toujours du communisme.

J'ai lu "Une journée d'Yvan Dénissovitch" , je l'ai dévoré. c'est une roman magnifique, exceptionnel.

Et donc quand est paru l'Archipel du Goulag, j'ai sauté sur l'occasion !

J'ai lu quelques pages et j'ai calé !

Nul !

Il nous a éclairés sur la monstruosité du régime stalinien ?

C'est vrai. Et sans doute était-il absolument nécessaire. Mais c'est ni fait ni à faire, c'est pas écrit..

Tout le génie de "Dénissovitch" avait totalement disparu.

Une telle différence que je me suis demandé si Soljénitsyne n'avait pas trouvé le manuscrit de Dénissovich écrit pas quelqu'un d'autre !...

Mais je ne suis pas spécialiste. Ou une très mauvaise traduction peut-être ? C'est possible.

Mon anti-communisme n'est pas suffisamment fort pour me permettre de passer sur ces carences impardonnables.

Peut-être qu'on peut être génial un jour et d'autres pas du tout...

En tout cas, lisez "Une journée d'Yvan Dénissovitch" !

(ça dit comme le Goulag mais avec le génie en plus.)

Modifié par Blaquière
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Modérateur, ©, 108ans Posté(e)
January Modérateur 61 739 messages
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Oui je vois ce que tu veux dire, j'ai pensé aussi à une mauvaise traduction. Et puis je me suis penchée sur les conditions dans lesquelles il a écrit l'ouvrage. Bien sûr qu'il a pu le retravailler après, mais s'il n'avait pas voulu ? S'il avait fallu laisser une chose brute ? Il faut aussi penser qu'il a fait appel à beaucoup de témoignages, qui ne sont pas de sa plume du coup.

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January Modérateur 61 739 messages
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Sixième partie - La Relégation

Chapitre 7 - Les zeks en liberté - Extraits choisis

Votre passeport, le voici souillé à l'encre de Chine noire par l'article 39 du règlement. Avec cela, impossible d'obtenir un permis de séjour dans aucune ville, impossible de trouver un travail convenable. au camp, on vous donnait au moins une ration de pain ; maintenant, plus rien.

C'est un cercle vicieux : sans permis de séjour, pas de travail, et sans travail, pas de permis de séjour. Sans travail, pas de carte de pain non plus. Les anciens zeks ne connaissaient pas, en général, le règlement qui faisait obligation au MVD de leur procurer du travail. Et même ceux qui le connaissaient n'osaient pas frapper à cette porte-là : des fois qu'ils se fassent recoffrer...

[...]

...nous avons des manières fort différentes de vivre notre libération.

Physiquement d'abord. Certains ont dépensé trop de tension nerveuse dans leur volonté farouche d'arriver vivants au bout de leur temps. Ils ont tout supporté comme s'ils étaient en acier : pendant dix ans, alors qu'ils ne consommaient qu'une fraction dérisoire de ce dont le corps a besoin, ils n'ont pas arrêter de s'échiner ; à demi nus, ils creusaient la roche par des températures polaires - et ils ne prenaient pas froid. Or voici que soudain, c'est fini : l'inhumaine pression extérieure disparaît et, du même coup, la tension intérieure se relâche. Ces gens-là sont tués par un phénomène de décompression.

[...] Tandis que d'autres, au contraire, n'ont repris vie que du jour de leur libération. D'un coup, ils ont rajeuni et se sont redressés de toute leur taille. C'est une révélation subite : comme la vie est facile quand on est libre ! tout ce qui paraît aux pékins un problème insoluble et torturant, nous le résolvons d'un claquement de langue. C'est que, pour mesurer toutes choses, nous avons notre formule si allègre : "On a vu pire !"

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Quand revient l'anniversaire de mon arrestation, j'organise pour mon usage personnel une "journée du zek" : je me coupe le matin 650 grammes de pain, dépose à côté deux morceaux de sucre, me verse de l'eau chaude sans rien dedans. Pour le déjeuner, je demande qu'on me fasses de la lavure plus une louchée de kacha bien liquide. Et comme je reprends vite mes vieux plis ! A la fin de la journée, me voici déjà qui ramasse les miettes pour les manger et qui lèche mon écuelle. Les vieilles sensations remontent, bien vivantes.

Il y a aussi mes numéros sur bouts de chiffon que j'ai emportés avec moi et que je garde. Suis-je le seul ? Dans plusieurs maisons on vous les montrera comme un trésor.

De nos jours, si vous recevez une lettre où il n'y a pas une ombre de pleurnicherie, une lettre vraiment optimiste, elle ne peut venir que d'un ancien zek. Ils sont habitués à tout et rien ne les abat.

[...]

Les barreaux nous ont donné une mesure nouvelle pour jauger êtres et choses. Ils ont libéré notre vue de cette taie que la vie quotidienne maintient constamment sur les yeux des gens sans histoire.

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Septième partie - Staline n'est plus

Chapitre 1 - Coup d'oeil par-dessus l'épaule - Extraits choisis

Lorsque les anciens zeks apprirent grâce aux sons de trompe émis par tous les journaux à la fois qu'un récit sur les camps avait paru et que les journalistes en vantaient à qui mieux mieux les mérites, ils décrétèrent comme un seul homme : "Encore du bourrage de crâne ! Ils se sont arrangés pour fourrer leur mensonge même là-dedans."

Mais quand ils eurent commencé à lire, ce fut comme un grand gémissement qui s'éleva, un gémissement de joie et aussi de douleur, où toutes leurs voix se confondirent. Les lettres se mirent à affluer.

NB : Soljénitsyne ici ne parle pas de la parution de l'Archipel du Goulag, mais de Une journée d'Ivan Denissovitch.

Ces lettres, je les garde.

"La vérité a triomphé, mais trop tard !" écrivaient-ils.

Trop tard ? En fait, elle n'avait pas triomphé le moins du monde...

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January Modérateur 61 739 messages
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Oh il y en avait qui voyait clair : ceux qui ne signaient pas leur lettre ou qui dès le début, au plus fort de la campagne d'encensement des journaux, posaient des questions : "Réponds-moi je suis inquiet, n'es-tu pas au bour ?" ou bien : "Comment se fait-il qu'on ne vous ait pas encore mis tous les deux à l'ombre ?"

Eh bien non, c'était comme ça : leur piège était bloqué, il ne fonctionnait plus. A quoi furent alors réduits les Volkovoï ? A prendre la plume à leur tour !

[...] Ceux-là écrivent :

"On ne ressent pour Choukhov ni sympathie ni respect" (Iou Matveïev - Moscou)

" En ce qui concerne les normes alimentaires, il ne faut pas oublier que ces gens-là ne sont pas maison de repos. Ils doivent racheter leur faute en travaillant honnêtement, un point c'est tout". (Adjudant-chef Bazounov - Oïmiakone)

"Pourquoi nos Organes permettent-ils qu'on tourne en dérision les agents du MVD ?... C'est malhonnête !" (Anna Filippovna - Irkoustsk)

Ecoutez, écoutez bien ce cri du coeur : C'est malhonnête ! Martyriser les indigènes pendant quarante-cinq ans, c'était honnête. Mais publier un récit, c'est malhonnête !

"On n'aurait pas du publier ce livre : le matériel qu'il constitue aurait dû être transmis aux organes du KGB". (Anonyme)

Enfin bref :

" Le récit de Soljénitsyne doit être immédiatement retiré de toutes les bibliothèques et salles de lecture." (A. Kouzmine - Orel)

C'est ce qui a été fait. Graduellement.

Enfin, pour terminer, une ample vue philosophique :

"Jamais l'histoire n'a eu besoin du passé (?), et cela est encore plus vrai pour l'histoire de la civilisation socialiste."

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