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L'Archipel du Goulag

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January

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 3 - L'Archipel produit des métastases - Extraits choisis

A partir de 1928 le cancer des Solovki commença à proliférer, gagnant d'abord la Carélie : construction de routes, abattage d'arbres pour l'exportation.

[...] Et les cellules malignes progressaient toujours. D'un côté, elles étaient bloquées par la mer, de l'autre par la frontière finlandaise, mais aucun obstacle ne s'opposait à leur poussée vers l'est dans le Grand-Nord russe.

[...] Ainsi, du fond des abîmes de la toundra et de la taïga, surgirent des centaines d'îles nouvelles, moyennes et petites. Toute la partie nord de l'Archipel a été engendrée par les Solovki.

[...] Et pendant ce temps-là, nous défilions, nous, au son des tambours !...

Toute la longue histoire de l'Archipel n'a presque trouvé aucun reflet, durant un demi-siècle, dans les textes publiés en Union Soviétique. Nous voyons jouer ici le même hasard maléfique qui a empêché les miradors des camps de jamais figurer dans les images des films ni dans les paysages des peintres.

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
107ans‚ ©,
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Ce dont Staline avait besoin, c'était d'avoir quelque part un grand chantier de construction employant des détenus, un chantier qui engloutirait une grande quantité de main d'oeuvre et de vies (le surplus de personnes déplacées dû à la dékoulakisation) avec la sûreté d'une chambre à gaz, mais en plus économique, tout en laissant un monument grandiose, du genre des Pyramides, pour témoigner de son règne.

"Le canal doit être construit dans un court laps de temps et revenir bon marché ! - telle est la directive du camarade Staline !" Vingt mois ! voilà ce qu'alloua le Grand Guide à ses criminels, tant pour le canal que pour leur redressement : de septembre 1931 à avril 1933.

Canal de Panama, 80 kilomètres : 28 ans ; canal de Suez, 160 kilomètres : 10 ans ; canal Baltique - Mer Blanche, 227 kilomètres : moins de 2 ans ! Ca vous ça ? Deux millions et demi de mètres cubes de roche à déblayer ; en tout, 21 millions de mètres cubes de terrassements. Avec les amas de blocs erratiques qui couvrent cette contrée. Avec les marais.

[...] Le chantier du canal Baltique-mer Blanche est confié à l'Ouguépéou et n'aura pas un sou de devises ! Voici que le dessein devient de plus en plus clair à nos yeux : ainsi donc, Staline et le pays ont si fort besoin du canal que pas un sou de devises ne lui sera attribué. Vous allez avoir 100 000 détenus travaillant simultanément, quel capital pourrait être plus précieux ?

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
107ans‚ ©,
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Nous sommes si pressés que les convois de zeks arrivent les uns après les autres sur le futur tracé, alors qu'il n'y existe encore aucun baraquements, ni approvisionnement, ni outils, ni plan exact indiquant ce qu'il faut faire.

Nous sommes si pressés que les ingénieurs arrivés sur le tracé n'ont à leur disposition dans leur baraquement de travail ni papier à dessin, ni règles, ni punaises, ni... électricité ! Ils s'éclairent avec des lumignons à pétrole : ça rappelle la guerre civile.

[...]

Les ingénieurs disent : faisons des ouvrages en béton. Réponse des tchékistes : pas le temps.

Les ingénieurs disent : nous avons besoin de beaucoup de fer. Réponse des tchékistes : remplacez le par du bois.

Les ingénieurs disent : il faut des tracteurs, des grues, des engins de chantier ! Réponse des tchékistes : vous n'aurez rien de tout cela, pas un sou, faites tout à la main.

[...]

Ici, la norme de rendement, c'est deux mètres cubes de roche granitique à concasser et à évacuer en brouette jusqu'à une distance de cent mètres.Or, la neige s'éboule et ensevelit toute chose, les brouettes dérapent sur l'étroit chemin de planches et culbutent dans la neige.

A. Soljénitsyne explique ici de quelle façon les hommes s'y prennent pour essayer de soulever les blocs erratiques. A deux ou trois, ils entourent de leurs bras un bloc et essaient de pousser ou tirer pour se ménager un espace dessous et pouvoir le soulever. Mais c'est peine perdue. Un bloc erratique est un fragment de roche de taille importante, déplacé par un glacier. Par exemple :

Angular_glacial_erratic_on_Lambert_Dome-750px.jpg

(Celui-ci se trouve au canada)

Comme vous pouvez le voir ce n'est pas un "petit caillou"...

A. Soljénitsyne explique aussi que ces blocs sont à sortir d'une sorte de "cuvette". A bras d'hommes, c'est impossible. Quand le terrain est moins accidenté, on utilise des balanciers, et on essaie de faire rouler les blocs. Sinon, voilà que s'exprime la technique du glorieux siècle, on sort les blocs au moyen de filets. Le filet est tiré par un filin qui s'enroule sur une poulie que fait tourner un cheval.

C'est ça, vos nuiseurs ? Mais ce sont des ingénieurs de génie ! Du vingtième siècle on les a précipités dans l'âge des cavernes et, voyez, ils s'en tirent !

NB : N'oublions pas : les ingénieurs aussi (et surtout) sont des détenus.

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
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Et comment abattre les arbres en l'absence de scies et de cognées ? Là aussi, notre système D fait merveille : on encorde les arbres, et des brigades tirent à tour de rôle sur les cordes dans des directions différentes. Ainsi, on ébranle les arbres ! Notre système D vient à bout de tout ! Pourquoi ? Parce que le canal est construit à l'initiative et sur les instructions du camarade Staline ! C'est écrit dans les journaux et on le serine à la radio tous les jours.

[...]

Cette entreprise saugrenue en plein vingtième siècle, ce canal continental procédant "de la brouette et du pic", il y aurait injustice à le comparer aux pyramides d'Egypte car, pour construire ces dernières, on avait fait appel à la technologie du temps. Alors que chez nous, la technique avait quarante siècle de retard !

C'était cela, la machine à tuer. Pour faire des chambres à gaz, nous aurions manqué de gaz.

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
107ans‚ ©,
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Une fois terminée la journée de travail, il reste des cadavres sur le chantier. La neige recouvre peu à peu leurs visages. En voici un recroquevillé, les mains dans les manches, sous sa brouette qui s'est renversée sur lui : le froid l'a pris ainsi. Ces deux-là ont été gelé dos contre dos. Tous des gars de la campagne, les meilleurs ouvriers qu'on puisse imaginer. On les expédie au canal par dizaines de milliers, en les séparant pour éviter qu'aucun d'eux ne se retrouve dans le même camp que son père. Et d'emblée on leur assigne une telle norme de cailloux et de blocs erratiques que nul n'en viendrait à bout même en été. Personne n'est là pour leur apprendre à vivre, pour les prévenir, et ils se donnent à fond comme on fait à la campagne ; ils s'affaiblissent rapidement, et voilà : ils gèlent, embrassés deux par deux. La nuit, des traîneaux passent pour les ramasser. Les conducteurs y lancent les cadavres qui résonnent comme du bois en retombant.

L'été, si les cadavres n'ont pas été ramassés à temps, seuls subsistent les os, et ils passent dans la bétonneuse en même temps que le gravier. Ainsi ont-ils été coulés dans le béton de la dernière écluse, près de la ville de Biélomorsk, où ils demeureront pour l'éternité.

NB : Ceci est le témoignage d'un ancien Solovkien qui, conducteur de travaux au Biélomor, sauva de nombreuses vies en trichant sur le volume des travaux effectués.

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Membre, 74ans Posté(e)
boeingue Membre 23 346 messages
Maitre des forums‚ 74ans‚
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January ,c'est vraiment abominable !!!quand je pense qu'il y a encore des adorateurs de ce systéme ,il y a de quoi vomir !!

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
107ans‚ ©,
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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 4 - L'Archipel se pétrifie - Extraits choisis

Mais que s'est-il passé exactement pour l'Archipel en 1937 ? Sa population a monté en flèche. Mais contrairement à une idée répandue, cela ne fut pas seulement dû, et de loin, aux arrestations opérées cette année-là : on transforma en zeks les "migrants spéciaux". C'étaient les derniers broyats de la collectivisation et de la dékoulakisation, des gens qui avaient réussi à survivre dans la taïga et la toundra, dépouillés de tout, sans objets d'usage, sans outils. Grâce à la solidarité paysanne, ces rescapés se comptaient encore par millions.

[...]

L'Archipel acquit donc une taille gigantesque - mais son régime pouvait-il progresser encore en férocité ? Eh bien oui, il le pouvait. Une main velue balaya tous les pompons et autres fanfreluches.

L'Archipel fut secoué comme un prunier et l'on se convainquit que, dès les Solovki et à plus forte raison à l'époque des canaux, toute la machine des camps s'était laissée aller de façon inadmissible. Maintenant, on reprenait les choses en main.

Avant tout, il y avait quelque chose qui ne valait pas tripette, à savoir la garde, on se serait cru partout sauf dans un camp : sur les miradors, des sentinelles seulement la nuit ; au poste de garde, un unique factionnaire non armé, qu'il était possible de convaincre de vous laisser sortir un moment ; on tolérait des lampes à pétrole ; plusieurs dizaines de détenus étaient accompagnés au travail par un seul gardien. A présent, on tendit le long des enceintes l'éclairage électrique. Les soldats de la garde reçurent un règlement de combat et une préparation militaire. L'encadrement statutaire comporta obligatoirement des molosses avec leurs maîtres-chiens. Les camps revêtirent donc enfin un aspect tout à fait moderne, celui que nous leur connaissons.

Et un rideau de fer s'abattit tout autour de l'Archipel.

@ boeingue : Et oui, triste constat...

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
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On dit qu'en Février-Mars 1938, une directive secrète fut diffusée dans tous les services du NKVD : réduire le nombre de détenus ! (pas en les relâchant, naturellement). Je ne vois aucune impossibilité à cela : c'était une directive logique, car on manquait de tout : logement, vêtement, nourriture. Le Goulag était à bout de ressources.

Alors les pellagreux se couchèrent en tas pour pourrir. Alors les chefs d'escorte se mirent à vérifier le réglage de leur mitrailleuses en tirant sur les zeks en train de trébucher. Alors tous les matins, les gardes-baraques traînèrent les morts jusqu'au poste de contrôle.

A la Kolyma, ce pôle du froid et de la cruauté sur le territoire de l'Archipel, ce même tournant fut pris avec une brutalité toute polaire.

Les détenus sont placés en isolateur. L'isolateur ? Une caisse de 5 par 3 par 1.8 m de hauteur. Le soir, on charge les caisses sur des charrettes et le tracteur les emmène à 2 ou 3 kilomètres du camp, dans une gorge. Vingt quatre heures plus tard, on ouvre les caisses où il ne reste que des cadavres que les tempêtes de neige se chargeront d'ensevelir.

NB : Pellagreux : de "pellagre", maladie provoquée par l'avitaminose qui survient à la suite d'une longue période de malnutrition

Rappel : zek : détenu

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Membre, Posté(e)
Zelig Membre 5 446 messages
Baby Forumeur‚
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January ,c'est vraiment abominable !!!quand je pense qu'il y a encore des adorateurs de ce systéme ,il y a de quoi vomir !!

Il y en a même sur ce forum. Des staliniens, des vrais de vrais.

Mon grand-père est né dans un camp pour opposants politiques en 1930, grâce à la merveilleuse attention du camarade Staline. Toute sa famille, son père et sa mère enceinte, y avaient été déportés. C'était un camp minier: au moins ceux qui y travaillaient "servaient" vraiment à quelque chose contrairement aux camps de Magadan qui n'étaient là que dans un but purement sadique.

Sauf que même s'il s'agissait d'une mine, l'équipement et les protections contre le froid y étaient apparemment basiques. Ils étaient là dans la montagne sibérienne, au milieu de nulle part et entourés par une nature plus qu'hostile qui aurait rendu les tentatives d'évasion vaines. Mon arrière grand-mère n'y a d'ailleurs pas survécu; elle s'est éteinte assez rapidement. Les autres enfants non plus, bien que certains -les plus chanceux- étaient parfois envoyés dans des orphelinats soviétiques pour y être "reconditionnés" et éloignés de l'influence perverse et anti-révolutionnaire de leurs familles.

C'est pourtant dans ce camp minier là que mon grand-père a passé son enfance et le début de son adolescence, avant d'être lui-même réquisitionné en 43 pour une usine militaire -une vraie usine- assez proche du front, beaucoup plus à l'ouest. Et de découvrir enfin ce qu'il y avait au delà des limites du camp. Il n'a pas pu revoir son père avant le milieu des années 50, moment où ce dernier a pu trouver le moyen d'être placé dans un camp nettement plus "VIP" dans les marais biélorusses, et dans lequel les visites étaient autorisées.

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
107ans‚ ©,
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C'est incroyable comme on a toujours l'impression que ces choses sont loin de nous.

Merci Zelig d'apporter ce témoignage qui fait immédiatement changer la distance, les émotions.

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 875 messages
107ans‚ ©,
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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 5 - Les fondements de l'Archipel - Extraits choisis

Il était une fois, en Extrême-Orient, une ville au nom de Féal : Alexeïevsk (en l'honneur du Tsarévitch). La révolution la rebaptisa Svobodny. Les cosaques de l'Amour qui la peuplaient furent dispersés et la ville devint déserte. Il fallait la repeupler. C'est ce qu'on fit : au moyen de détenus et des tchékistes qui les gardaient. La ville de svobodny devint tout entière un camp.

Ainsi les symboles naissent-ils d'eux-mêmes, engendrés par la vie.

Les camps ne sont pas seulement la "face sombre" de notre vie post-révolutionnaire. Leur envergure a fait d'eux non pas un côté, non pas le flanc, mais quelque chose comme le foie des événements.

La nécessité économique se manifesta comme toujours avec cynisme et avidité : l'Etat, qui se proposait de devenir fort en un court délai et sans rien consommer qui vînt de l'extérieur, avait besoin d'une main d'oeuvre dans l'idéal gratuite, pas difficile ni exigeante.

Se procurer pareille main d'oeuvre n'était possible qu'en engloutissant ses propres enfants.

[...]

Les serfs !... Ce n'est pas le fait du hasard si la comparaison s'imposait à beaucoup, lorsqu'il leur arrivait d'avoir le temps de réfléchir. Ce ne sont pas des traits isolés, non, c'est toute la signification essentielle de l'existence du servage et de celle de l'Archipel qui eest une : l'organisation de la société pour l'utilisation coercitive et impitoyable du labeur gratuit de millions d'esclaves.

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Membre, 74ans Posté(e)
boeingue Membre 23 346 messages
Maitre des forums‚ 74ans‚
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Il y en a même sur ce forum. Des staliniens, des vrais de vrais.

Mon grand-père est né dans un camp pour opposants politiques en 1930, grâce à la merveilleuse attention du camarade Staline. Toute sa famille, son père et sa mère enceinte, y avaient été déportés. C'était un camp minier: au moins ceux qui y travaillaient "servaient" vraiment à quelque chose contrairement aux camps de Magadan qui n'étaient là que dans un but purement sadique.

Sauf que même s'il s'agissait d'une mine, l'équipement et les protections contre le froid y étaient apparemment basiques. Ils étaient là dans la montagne sibérienne, au milieu de nulle part et entourés par une nature plus qu'hostile qui aurait rendu les tentatives d'évasion vaines. Mon arrière grand-mère n'y a d'ailleurs pas survécu; elle s'est éteinte assez rapidement. Les autres enfants non plus, bien que certains -les plus chanceux- étaient parfois envoyés dans des orphelinats soviétiques pour y être "reconditionnés" et éloignés de l'influence perverse et anti-révolutionnaire de leurs familles.

C'est pourtant dans ce camp minier là que mon grand-père a passé son enfance et le début de son adolescence, avant d'être lui-même réquisitionné en 43 pour une usine militaire -une vraie usine- assez proche du front, beaucoup plus à l'ouest. Et de découvrir enfin ce qu'il y avait au delà des limites du camp. Il n'a pas pu revoir son père avant le milieu des années 50, moment où ce dernier a pu trouver le moyen d'être placé dans un camp nettement plus "VIP" dans les marais biélorusses, et dans lequel les visites étaient autorisées.

Zelig , merci pour ton précieux témoignage !!

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January Modérateur 59 875 messages
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Les serfs ne travaillaient pas plus longtemps que de l'aurore au crépuscule. Les zeks commencent dans le noir, finissent dans le noir.

Le dimanche des serfs était sacré, plus toutes les douze grandes fêtes, plus les fêtes patronales et encore un certain nombre de jours après Noël. La veille de chaque dimanche, le détenu tremble : donneront ? donneront pas ? Quant aux fêtes, il ne sait même pas ce que c'est.

Les serfs habitaient des isbas permanentes qu'ils considéraient comme leur. Le détenu lui, ne sait jamais dans quelle baraque il sera demain.

Le serf corveieur avait en général son cheval à lui, son araire, une hache, une faux, un fuseau, des mannes, de la vaisselle, des vêtements. Le zek lui, est tenu de rendre ses effets d'hiver au printemps, ceux d'été à l'automne ; les jours d'inventaire, on lui secoue son sac et le moindre chiffon en trop est confisqué.

Le serf posait une nasse et attrapait du poisson. Le détenu, le seul poisson qu'il pêche, c'est dans sa lavure.

Les serfs vivaient en famille. La vente ou l'échange d'un serf séparément de sa famille était une barbarie reconnue par tous et dénoncée. Le zek est séparé de sa famille dès le premier jour et dans la moitié des cas, pour toujours.

Toute la condition des serfs se trouvait allégée par le fait que le propriétaire était obligé de les ménager : ils valaient de l'argent, leur travail était source de richesse. Le chef de camp, lui, ne ménage pas les détenus : il ne les a pas achetés, il ne les lègue pas à ses enfants, et si les uns viennent à mourir, on lui en enverra d'autres.

Non, c'est en vain que nous avons entrepris de comparer nos zeks au serfs des seigneurs-propriétaires.

Une seule supériorité - une et une seule - du détenu sur le serf vient à l'esprit : l'âge où il échoue sur l'Archipel ; même s'il y arrive comme "mouflet", à douze-quinze ans, il n'y est tout de même pas dès le jour de sa naissance !

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January Modérateur 59 875 messages
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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 6 - V'là les fascistes ! - Extraits choisis

"V'là les fascistes ! V'là les fascistes !" criaient tout excités, courant dans la cour, de jeunes zeks, gars et filles, au moment où nos deux camions, chargés chacun de trente hommes, pénétraient dans l'enceinte du petit camp carré de la Nouvelle-Jérusalem.

Nous venions juste de vivre une des heures les plus élevées de notre existence : l'heure qu'avait duré notre trajet de la Krasnaïa Presnia jusqu'ici, un transfert proche, comme on dit. On avait eu beau nous faire voyager au fond du camion, jambes recroquevillées, à nous l'air, à nous la vitesse, à nous les couleurs ! Ô l'éclat oublié du monde !

[...]

Le coeur nous flancha.

La zone. deux cents pas d'un barbelé à l'autre, et encore n'a-t-on pas le droit de l'approcher de trop près. Réfectoire où l'on crève de faim, cave de pierre, minable petit auvent qui recouvre le fourneau destinées à la "cuisine individuelle", petite baraque des bains, guérite grise des cabinets infects aux planches pourries et c'est tout. Nulle part où se fourrer ailleurs.

A. Soljénitsyne décrit des chambrées où l'on dort à trois hommes sur des planches posées sur des supports en X. Si un bouge, les autres oscillent. Pas de matelas, ni de sac à bourrer de paille, pas de linge ni de lit ni de corps

Le soir, quand vous vous couchez sur la tablette nue, vous pouvez vous déchausser, mais dites-vous bien qu'on vous piquera vos godillots. Même choses pour vos nippes, ne les posez pas ici ou là : on vous les piquera aussi. Partant le matin pour aller au travail, n'e laissez rien derrière vous. Ce qui sera méprisé par les voleurs sera récupéré par les gardiens : Non autorisé !

Pour aller au travail , n'emportez rien non plus avec vous. Réunissez le matin, votre saint-frusquin, faites la queue à la consigne des objets personnels et enfournez-le dans votre valise ou votre sac. A votre retour, re-queue à la consigne et prenez ce dont vous prévoyez avoir besoin pour passer la nuit. N'allez pas vous tromper, impossible de repasser à la consigne !

Voilà, il y en a pour dix ans. Gardez le moral !

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January Modérateur 59 875 messages
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A la fin de l'été et durant l'automne 1945, notre arrivée, celle des "fascistes", ouvrait la voie de la liberté aux délinquants de droit commun. Leur amnistie, ils l'avaient en fait apprise dès le 7 juillet ; depuis cette date on les avait photographiés, on avait préparé leurs certificats de libération et dressé leurs comptes individuels, et depuis, les zeks s'étaient morfondus derrière l'odieuse frontière de barbelés : il n'y avait personne pour les remplacer.

[...]

Les droits communs, qui nous avaient toujours méprisés, à présent nous contemplaient presque avec amour, car nous étions leur relève. Voila ce que fut la grande amnistie stalinienne, telle que "le monde n'avait encore jamais vu la pareille". Et, en effet, où donc le monde avait-il pu voir une amnistie qui ne s'appliquait point aux politiques ?

Etaient purement et simplement libérés tous ceux qui avaient dévalisé des appartements, déshabillé des passants, violé des jeunes filles, débauché des mineures, grugé des acheteurs, fait les voyous, estropié des êtres sans défense, braconné dans les forêts et les lacs, pratiqué la polygamie, l'extorsion de fonds, le chantage, touché des pots de vin, filouté,calomnié, commis de fausses dénonciations (en fait, ils n'étaient même pas en prison ceux-là), trafiqué des stupéfiants, exercé l'activité d'entremetteur, contraint des femmes à la prostitution, causé par ignorance ou négligence des victimes humaines (je ne fais que feuilleter les articles du Code qui entraient dans l'amnistie, ce n'est pas une figure de rhétorique).

On remettait la moitié de leur peine aux : dilapidateurs, falsificateurs de documents et de cartes de pain, spéculateurs et voleurs de l'Etat (quand il y allait de la poche de l'Etat, Staline se vexait tout de même).

[...]

Tandis que pour ceux qui n'avaient pas tremblé, pas caponné, qui avaient pris en pleine poitrine le choc frappant la patrie et l'avaient payé de la captivité, pour ceux-là, selon les conceptions du Commandant Suprême, il ne pouvait exister de pardon.

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January Modérateur 59 875 messages
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Dans ce camp, A. Soljénitsyne sera affecté à la récolte d'argile. Une seule personne doit avoir extrait six mètres cube d'argile/jour, à la pelle, remplir six wagonnets et les ramener jusqu'à un treuil. Par temps sec à deux, ils arrivent seulement à en remplir cinq. Et dans l'extrait qui suit... Il pleut.

La carrière est détrempée, nous nous y embourbons pour de vrai. Nous avons beau charger à fond la pelle et la cogner sur la paroi du wagonnet, l'argile ne s'en détache pas. Il faut à chaque fois décoller la glaise à la main pour qu'elle tombe dans le wagonnet. A ce moment, nous nous avisons que nous sommes en train de faire du travail superflu. Nous envoyons promener les pelles et nous nous mettons tout bonnement à recueillir à la main l'argile qui nous clapote sous les pieds, et à la jeter dans le wagonnet.

[...]

Non seulement on ne nous retire pas de la carrière, mais il nous parvient ceci : nous serons maintenus dans la carrière jusqu'à ce que la norme soit remplie.

La pluie augmente. Nos mains sont engourdies de manipuler l'argile froide, elles se refusent désormais à jeter quoi que ce soit dans le wagonnet. Alors nous abandonnons cette occupation inutile, grimpons un peu plus haut jusqu'à l'herbe, nous y asseyons, courbons la tête, remontons sur nos nuques le col de nos capotes.

Quelque part, il se trouve des jeunes gens de notre âge pour faire des études dans je ne sais quelles Sorbonne ou autres Oxford, jouer au tennis, discuter des problèmes du monde dans un café d'étudiants. Ils publient, ils exposent déjà. Ils s'évertuent à défigurer d'un façon nouvelle le monde insuffisamment original qui les entoure. Ils râlent contre des classiques qui ont épuisé thèmes et sujets. Ils râlent contre leur gouvernement et leurs réactionnaires qui refusent de comprendre et d'imiter l'expérience d'avant-garde des soviets.

[...]

Nous regardons autour de nous. Des wagonnets à moitié chargés, d'autres basculés, tout le monde est parti.

[...]

Nous prenons nos pelles pour éviter qu'on nous les fauche - elles sont inscrites à notre nom - et, en les traînant derrière nous comme de lourdes brouettes, nous contournons l'usine pour gagner un auvent.

Non loin de nous a été déversé un grand tas de charbon. Deux zeks farfouillent dedans, cherchent quelque chose avec animation. Quand ils le trouvent, ils l'essaient sous la dent et le fourrent dans un sac. Ensuite, ils s'assoient et mangent chacun un de ces morceaux gris-noir.

"Qu'est ce que vous mangez là les gars ?

- De l'argile marine. Pas défendu par le médecin. Ni utile ni nuisible. Mais si on en mâchouille un kilo par jour en plus de la ration de pain, on a l'impression de s'être empiffré. Cherchez, il y en a beaucoup au milieu du charbon..."

A. Soljénitsyne et son compagnon de travail seront laissés dans la carrière pour la nuit. Mais l'électricité s'éteint partout alors on les ramène sous escorte, injures et aboiements, aux baraques. Ils se coucheront sur leur planche nue, dans leurs vêtements empesés d'argile et trempés.

Et nous avons l'impression que nous aurons plus chaud à ne rien ôter de ce que nous portons sur nous : ça fera comme une compresse.

Nos yeux grands ouverts regardent vers le plafond noir, vers le ciel noir.

Seigneur ! Seigneur ! Sous les obus et sous les bombes, je Te demandais de me conserver en vie. Mais maintenant, je Te le demande, envoie-moi la mort...

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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 7 - La vie quotidienne des indigènes - Extraits choisis

Ce qui constitue la vie des indigènes, c'est le travail, le travail, le travail ; c'est la faim, le froid et l'astuce. Ce travail est, pour ceux qui n'ont pas su jouer des coudes et s'installer bien douillettement, le travail "général", celui-là même qui fait surgir de terre le monde du socialisme et nous envoie, nous, dans l'autre.

Les différentes sortes de travaux communs sont impossibles à énumérer ;

[...]

Mais leur mère à tous, c'est notre forêt russe aux troncs d'or. Mais le plus ancien de tous les travaux de l'Archipel, c'est l'abattage des arbres. Il appelle tout le monde, il a une place pour tout le monde, il n'est même pas fermé aux invalides (les manchots on les envoie par équipes de trois tasser la neige). Tenez, vous voici, vous, dans la neige jusqu'à la poitrine. Vous êtes bûcheron. D'abord, vous allez tasser avec votre corps la neige autour du tronc. Vous allez l'abattre. Ensuite, en vous frayant à grand-peine un passage dans la neige, vous allez couper toutes les branches. En les traînant toujours dans la même neige meuble vous allez les mettre en tas, puis les faire brûler (or elles fument sans s'enflammer). A présent, vous allez scier le bois aux dimensions requises et le mettre en piles. Et votre norme quotidienne est de cinq stères pour une personne, de dix stères pour deux. A Bourépolom, c'était sept stères, mais il fallait de surcroît fendre en deux les grosses billes.

Vos bras ne peuvent plus lever la hache, vos jambes ne peuvent plus avancer.

Pendant les années de guerre (avec la nourriture qu'on avait alors), on disait dans les camps que faire faire à quelqu'un trois semaines d'abattage, c'était le fusiller à sec.

[...]

Durant plusieurs décennies en Russie, les travaux forcés ont été régis par le Décret de 1869 sur le volume du travail journalier, décret édicté à l'intention des travailleurs libres. En assignant un travail à chaque ouvrier, on tenait compte de sa force physique et de son savoir-faire (qui peut croire actuellement une chose pareille ?). La journée de travail était fixée l'hiver à sept heures (!), l'été à douze heures et demie. Au terrible bagne d'Akatouï la journées de travail était en été, trajets compris, de huit heures, à partir du mois d'octobre de sept heures, et l'hiver de six heures seulement. Chez nous, aux travaux de terrassement du Karlag comme à l'abattage des arbres dans le Nord c'étaient treize heures pleines, non compris les trajets à pied - cinq kilomètres de marche pour gagner la forêt et autant pour en revenir. Cela, il n'y a personne pour le raconter : tous sont morts.

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January Modérateur 59 875 messages
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On ne peut pas, avec les normes du Goulag, donner une nourriture suffisante à des gens qui travaillent treize ou même dix heures par une température inférieure à zéro. Et la chose devient tout à fait impossible à partir du moment où les vivres fournis sont pillés. Alors on nourrit les uns aux dépens des autres.

Ration cachot : 300 g de pain et 1 écuelle de lavure

Ration disciplinaire : 400 g de pain et 2 écuelles de lavure

Ration production : 500 g de pain et 3 écuelles de lavure

Ration choc : 700 g de pain et une ou deux portions de kacha, ou un "plat-prime" sous la forme d'un petit pâté de seigle noirâtre et amer farci aux pois.

Et pour gagner cette nourriture aqueuse, incapable de couvrir les dépenses du corps, on brûle ses muscles à exécuter des travaux épuisants, si bien que les travailleurs de choc et les stakhanovistes meurent avant les réfractaires. Les vieux briscards l'ont compris, et on dit au camp : "Mieux vaut une cuillerée de moins, mais rester dans son coin !"

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January Modérateur 59 875 messages
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Comment sont habillés et chaussés nos indigènes ?

Tous les archipels sont comme chacun sait : les vagues bleues de l'océan les baignent, les cocotiers y poussent, et l'administration des îles ne débourse pas un sou pour habiller les gens : ils vont pieds nus et presque sans rien sur le dos.

Mais le nôtre, notre Archipel maudit, on ne peut même pas se l'imaginer sous un soleil brûlant : il est éternellement couvert de neige, éternellement balayé par les tempêtes.

Par bonheur, comme ils sont nés hors de l'Archipel, ils ne sont pas tout à fait nus quand ils y arrivent. On peut leur laisser ce qu'ils ont sur eux - plus exactement, ce qu'on leur aura laissé - et se contenter de les marquer comme appartenant à l'Archipel en arrachant un morceau de leurs effets, comme on tond l'oreille à un mouton : on coupe de biais les pans des capotes et on fait sauter d'un coup de ciseaux la pointe des bonnets Boudionny, ce qui ouvre une fenêtre juste au dessus de la tête.

Des cabans qui ont le corps d'une couleur, les manches d'une autre. Ou si rapiécés qu'on ne voit plus le tissu d'origine. Ou la pièce au pantalon coupée dans le tissu qui enveloppe un colis et sur laquelle on peut longtemps encore lire un fragment d'adresse écrit au crayon-encre.

Aux pieds, les chaussons d'écorce à la russe qui ont fait leurs preuves, seulement on n'a pas de bonnes bandes de tissu à enrouler sur la peau. Ou bien un morceau de pneu attaché directement au pied nu avec un fil de fer ou du fil électrique.

NB : Chaussons d'écorce (du bouleau) :

produits-d-corce-de-bouleau-50307382.jpg

(Bon... Ceux-là sont beaux hein..)

Bonnet à la Boudionny :

budenevka,%20coiffe%20troupes%20bolcheviques1917_%202ed4a3t.jpg

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January Modérateur 59 875 messages
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Aussi longue que soit la journée de travail, les trimeurs finissent par regagner leur baraque.

Leur baraque ? Il y a des endroits où c'est une cabane enfoncée dans la terre. Dans le Nord, c'est le plus souvent une tente, recouverte de terre, il est vrai, et tant bien que mal habillée de planches. Il n'est pas rare que des lampes à pétrole tiennent lieu d'électricité, mais on trouve également des torches de bois résineux, et aussi des mèches d'ouate trempées dans l'huile de foie de poisson. C'est sous ce misérable éclairage que nous allons regarder le monde naufragé qui est échoué là.

[...]

On a découvert au cours des siècles que le monde est gouverné par la Faim. A propos, c'est sur la Faim, sur le fait que les affamés doivent nécessairement, nous dit-on, se révolter contre les biens-nourris, qu'est aussi bâtie toute la Théorie d'Avant-garde. Et elle se trompe totalement : seuls ceux qui sont à peine atteints par la Faim se révoltent, ceux dont elle a pris vraiment possession ont d'autres soucis.

[...] La faim, qui obscurcit le cerveau et ne tolère aucune distraction, aucune pensée, aucune parole qui ne concerne pas la nourriture. La Faim, à laquelle on finit par ne plus pouvoir échapper en dormant : en rêve on voit de la nourriture, dans l'insomnie on voit de la nourriture. Et bientôt il n'y a plus que l'insomnie.

De même que rien de ce qui est vivant ne peut exister sans évacuer ses résidus, de même l'Archipel ne saurait entretenir son grouillement qu'en laissant tomber au fond du cloaque son principal déchet, "les crevards".

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