Journal de Maurice Garçon - 1939-1945

Bonjour :)

Maurice Garçon (1889-1967) fut l'un des plus grands avocats de son temps.

De 1912 à sa mort, il a consigné presque chaque soir les événements, petits et grands, dont il était le témoin ou l'acteur. Ce premier volume de son journal inédit couvre, parfois heure par heure, la guerre, la défaite, l'Occupation et la Libération. À cinquante ans, l’avocat est alors au sommet de son art. Dans ces chroniques, il révèle aussi des qualités d’observation et un talent d’écriture enviables. Il y a du Albert Londres chez Maurice Garçon. Curieux de tout, il sillonne Paris et la province, furète, recoupe, rédige, avec le mérite constant, et rare, de s’interdire toute réécriture : c’est un premier jet qu’on lit sur le vif.

(Critique des "Belles Lettres")

Maurice Garçon (wiki) : https://fr.wikipedia...ice_Gar%C3%A7on

Au fil de ma lecture du Journal (j'en suis à 1942), je vous propose partager avec vous quelques extraits, réflexions ou anecdotes, auxquels vous réagirez...ou non !

Un premier extrait

12 septembre 1939

(Maurice Garçon se rend à Paris, depuis Ligugé)

La route était animée. Montant et descendant, il y avait beaucoup de véhicules. Un grand nombre ont le verre de leurs lanternes peint en bleu. Je présume qu'avec cet enduit il vaut mieux ne pas rouler quand la nuit est tombée car on voit fort mal. Pas mal de propriétaires de voiture ont peint aussi en bleu toutes les parties nickelées, ce qui me paraît excessif et un peu absurde. Les pare-chocs, les poignées de portières, les encadrements des fenêtres disparaissent sous une couche épaisse d'une espèce de gouache. C'est de l'exagération.

14 mars 1940

J'ai fait un tour au Palais pour voir un dossier instruit actuellement. [...]

C'est celui d'un ouvrier, Houy, poursuivi pour avoir dit dans un atelier : "Vivement que la guerre finisse... J'en ai assez de travailler 18 heures. J'en ai marre. Qu'il vienne des bombardements sur Paris".

Propos en l'air et absurde qui a suffi pour qu'on arrête l'homme qui est en prison depuis quinze jours et qui n'est pas prêt d'en sortir.

16 mai 1940

Je reçois une visite bien pitoyable. Je suis chargé de défendre la fille d'un général mort il y a quelque temps. La pauvre enfant, dont deux frères sont officiers et le troisième jésuite, a eu la faiblesse, il y a quelques années, de se lier aux sports d'hiver avec un Allemand. Un tendre sentiment les a fait s'aimer. Depuis la guerre, il est en Espagne et elle lui a écrit des lettres affectueuses qui ne touchent en rien la défense nationale. Il n'y est question que d'amour.

Il n'en reste pas moins qu'elle a, en temps de guerre, entretenu des relations avec un ennemi et qu'on considère cet acte, en l'espèce innocent, comme une atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat. C'est l'article 79 du code pénal. Depuis six mois, elle est en prison...

29 juillet 1940

Vu Pose, le directeur de la BNCI [...]. Il revient de visiter ses succursales de l'Est. Pratiquement, me révèle-t-il, l'Alsace-Lorraine est annexée. Notre cordon douanier s'arrête à l'ancienne frontière de 1914. En Alsace même, des arcs de triomphe : "A l'Alsace enfin libérée".

Les boutiques n'ont plus le droit d'avoir d'enseignes en français. On a voulu qu'il change, il a répondu qu'il ne pouvait sans un délibération de l'assemblée générale. Alors on a badigeonné les mots BNCI. Banque Nationale pour le Commerce et l'Industrie est un titre, parait-il, trop français.

Pour les coffres des clients, c'est autre chose. On n'a plus le droit de les ouvrir sans la présence d'un fonctionnaire allemand qui l'or et les devises étrangères.

Est-ce que tout cela était prévu dans le traité d'armistice ?

23 août 1940

Un ami me raconte une curieuse histoire sur la création des métiers nouveaux.

S'étant attardé chez des amis [...] il rate le dernier train [...] s'apprête à chercher un hôtel lorsqu'une jeune femme, timide d'aspect et for convenable, l'interpelle :

- Vous paraissez bien ennuyé.

- Certes. Je demeure rue du Bac et ne puis rentrer chez moi. Le couvre-feu est dans dix minutes, je cherche un hôtel.

La jeune femme lui proposa, fort décemment, de lui rendre le service de l'abriter. Il accepta [...] La femme était jolie, il ne se passa rien et il dormit fort bien. Puis on bavarda un peu.

- Que voulez-vous, dit-elle, j'avais un amant, il est prisonnier et je n'ai plus de ressources... Je ne veux pas coucher avec les Allemands... Alors chaque soir, je cueille le monsieur qui a raté le dernier métro. Quelquefois, il me demande quelques privautés. J'aime encore mieux ça que de subir le vainqueur et, au moins, j'ai le droit de choisir.

Par rapport au premier extrait, quelqu'un sait-il, pourquoi la peinture Bleue ? La couleur ? J'ai mon idée mais peut être elle va trop loin, alors...

5 octobre 1940

Un des plus grands cafés des Champs-Elysées porte une pancarte : "Réservé à la clientèle aryenne". Deux jeunes femmes fort élégantes y entrèrent vers 5 heures au moment de la plus grande affluence. Elles s'installèrent, firent appeler le maître d'hôtel, demandèrent la carte des vins, commandèrent une bouteille du champagne le plus cher, des toasts au caviar, d'autres choses rares : en tout, il y en avait pour trois ou quatre cent francs.

[...] On s'empresse autour d'elles. On s'apprête à ouvrir le champagne.

Tout à coup, l'une des jeunes femmes parut découvrir l'affiche spécifiant l'obligation d'être aryen pour consommer et dit en se levant : "Mais nous n'avons pas le droit d'être ici..."

Le maître d'hôtel, très ennuyé, dit à voix basse : "Mesdames, cela ne fait rien...C'est une formule sans importance pour empêcher un certain envahissement..." [...]

- Nous ne voulons à aucun prix apporter un trouble dans votre maison... Nous partons.

Rien ne put les retenir. Elles s'éloignèrent sans gêne avec de grands éclats de rire.

25 octobre 1940

[...] lorsqu'on cherche les raisons qui emportent l'opinion de la plupart des antisémites, on s'aperçoit qu'elles se résument pour une grande partie à la jalousie de médiocres qui ne pardonnent pas aux israélites de réussir mieux qu'eux. Le Palais est infesté, dit-on, d'avocats juifs. Il est vrai qu'il y en a beaucoup. Mais à la vérité, ils ne m'ont jamais gêné parce que j'ai montré autant d'assiduité qu'eux et travaillé avec autant d'application. Dans presque toutes les professions, il en est, je crois, de même.

N'empêche que leur caractère est déplaisant bien souvent. C'est qu'ils appartiennent à une autre race et qu'ils demeurent étrangers. Qu'on les traite donc comme tels peut se justifier. Mais que, pour être étrangers, on ne les persécute pas comme si par présomption ils étaient vils et méprisables. Ils appartiennent à une race pleine de qualités et dont les individus valent souvent mieux que les nôtres.

Ces quelques extraits donnent envie. La plume est alerte, claire et je suis persuadée qu'en ces temps troublés, leur lecture doit remettre certaines idées en place. A noter sur le cahier de suggestion de la bibliothèque municipale.

Merci pour la découverte

J'adore la plume aussi. Et bien des fois, comme tu le dis, à la lecture de certains passages, c'est comme une piqûre de rappel en ces temps troublés.

19 novembre 1940

Je viens de faire une assez curieuse expérience de la lâcheté servile des fonctionnaires de la police. Depuis que les Allemands sont à Paris, les sergents de ville qui les saluent en claquant des talons molestent les Français et les obligent à respecter tous les règlements possibles, notamment ceux relatifs à la traversée des rues. On ne doit traverser les chaussées qu'à certains endroits délimités par des clous.

[...]

Tout à l'heure, en me rendant au Palais, j'ai traversé, sans y prendre garde, la place Saint Michel qui ressemblait à un désert. J'ai entendu siffler et crier. [...] Et j'ai été interpellé avec une incroyable grossièreté. Alors, me retournant, j'ai négligemment laissé tomber : " Was is los ?" Me prenant pour un vainqueur, le gardien de la paix est devenu cramoisi, s'est mis au garde à vous, m'a salué et a dit : "Excusez-moi, Monsieur, ce n'est rien..." Et j'ai continué mon chemin.

6 décembre 1940

Il y a à Vichy une formation paramilitaire mais régulière dont le recrutement est bizarre. Des hommes vêtus de cuir, casqués, montés à motocyclette, parcourent en tous sens Vichy et Clermont. Ils portent sur un brassard les lettres GP, ce qui veut dire "Garde personnelle de Pétain". [...] Il paraît qu'ils se livrent à des persécutions insensées et remplissent de mécontents des camps de concentration. C'est la revanche de gens de droite contre tout ce qui aspire à jouir de la moindre liberté de penser.

NB : Maurice Garçon se trompe, GP voulait dire "Groupe de Protection".

Par rapport au premier extrait, quelqu'un sait-il, pourquoi la peinture Bleue ? La couleur ? J'ai mon idée mais peut être elle va trop loin, alors...

Oui c'est l'armée française qui l'avait demandé, afin de permettre à l'aviation de mieux repérer d'éventuels véhicules allemands circulant de nuit sur les routes

Merci Rasibus pour la précision :)

Maurice Garçon revient plusieurs fois là-dessus et je me demandais pourquoi bleu et pas carrément noir. S'il y avait une raison à la couleur, jaune + bleu = vert ?

En tout cas ça m'a permis d'aller voir un peu les dispositifs côté militaire, en cas de black-out. J'ai trouvé le système allemand ingénieux (respect des distances à l'arrière).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Phare_Notek

2 avril 1941

A la radio, on a commencé un récit en quatre jours pour exposer les raisons qu'il a de traiter de Gaulle de traître à la patrie. On y ressasse notre débâcle de juin et l'impossibilité de continuer la lutte. Il y a du vrai là-dedans mais, tout de même, cela sent trop la propagande. Vichy ferait mieux de se taire. si les Allemands sont définitivement vainqueurs de la Grande Bretagne, il sera toujours temps de le condamner, et si les Allemands perdent la dernière manche, on sera bien content qu'il ait existé.

30 avril 1941

Maintenant nous manquons de tout à Paris. [...] On n'a pas le droit de circuler dans Paris occupé avant cinq heures du matin. Mais bien avant cinq heures, des ombres se glissent dans les rues, se cachent dans des encoignures de portes et attendent, dissimulées. [...] Les boutiques n'ouvrent qu'à neuf heures. Jusque-là, on reste à attendre avec patience. Quand vient neuf heures, d'autres ménagères, titulaires de cartes de priorité parce-qu'elles ont trois enfants, fendent ces queues, entrent avant les patientes qui ont attendu, et raflent tout. Il n'est pas rare que certaines de celles qui s'étaient levées avant le jour rentrent chez elles avec un sac vide.

25 mai 1941

Tous les dimanches soir depuis le mois de novembre, nous nous réunissons à quelques-uns pour diner. [...] Nous avons abouti rue des Beaux-Arts. On nous a reçus, nous en sommes sortis un heure plus tard affamés. Pour trente-six francs, on nous a servi deux tranches de tomates crues, gros comme un oeuf de hachis sur vingt grammes de nouilles, et des fraises. Chacun maigrit.

Un ami me fait observer que beaucoup de gens, d'ailleurs sobres, donnent l'impression de tituber un peu lorsqu'ils sortent du restaurant, et il me disait qu'en réalité le peu de vin qu'on boit est en telle disproportion avec la nourriture qu'on absorbe qu'on est un peu ivre. L'observation est exacte.

[...]

Nous étions un pays riche et prospère, nous ne manquions de rien. Les ravageurs sont venus et nous manquons de tout. [...] Systématiquement, ils s'emparent de tout. Hier, j'ai reçu un industriel qui fabrique des bougies pour moteur d'auto. Il avait été averti la veille que son usine était réquisitionnée. Et il en est ainsi dans toutes les branches de notre activité. Nous sommes ligotés. Ce n'est pas une collaboration, c'est un esclavage.

Ayé, je l'ai ajouté à la liste des suggestions de ma biblio

Si tu peux le lire tu ne regretteras pas, hier soir j'ai pensé à toi, j'ai lu une expression, ça m'a fait rire tout haut j'arrivais pas à m'en remettre. Parce-qu'il y a la plume et il y a en plus un langage qui n'est plus tout à fait le même qu'aujourd'hui, et parfois c'est amusant. Il utilise "foutriquet" des mots comme ça, c'est drôle ! Tu verrais ses descriptions de Pétain (qu'il nomme le Vieux dans son journal) ou celles de de Gaulle, ça vaut le coup !

Les quelques extraits que tu as mis me donnent vraiment envie. Non seulement parce que la plume me plaît, mais aussi parce qu'il me semble que l'on doit mieux appréhender l'époque, l'atmosphère, la réalité du quotidien, quand ils sont relatés jour après jour par quelqu'un de complètement immergé.

J'adore "foutriquet"