Journal de Maurice Garçon - 1939-1945

Oui, j'essaie de choisir les extraits en fonction de l'intérêt du plus grand nombre, et celui-là me paraissait donner une indication sur le personnage, intéressant.

Le journal publié est composé de textes sélectionnés dans un ensemble de cahiers beaucoup plus fournis. Il semble que la fille de Maurice Garçon, qui en est dépositaire, a choisi de laisser publier ce qui concerne le temoignage sur l'époque et les contemporains et de laisser de côté ce qui concerne son père, sauf le nécessaire. C'est un choix éditorial pudique et respectable.

La personnalité de Maurice Garçon, sa passion pour la sorcellerie, donne à son regard sur cette époque où le mal domine le monde une acuité particulière...

2 octobre 1941

La foule qui visite cette exposition est silencieuse. Il est difficile de savoir ce qu'elle pense. Les gens sont inquiets. Ils ne disent rien. Il n'y a ni rires ni indignation. On se surveille. On n'ose pas exprimer son opinion. On veut voir et on a peur.

NB : Maurice Garçon parle ici de l'exposition "Le Juif et la France".

@ hdbecon : oui dans le bouquin tu trouveras une longue introduction qui explique dans quelles conditions ont été protégés les cahier, puis publiés. Il a tenu son journal de 1912 à 1967. Le livre concerne les cahiers 15 à 25 et des coupes ont été faites oui, pour alléger de généralités, voyages et digressions. Il y a dans l'introduction quelques pages manuscrites, quelle régularité, son écriture est tirée au cordeau !

15 octobre 1941

Et il me révèle l'abominable atmosphère qui règne chez les collégiens et les étudiants. Ce ne sont que dénonciations atroces. Des gamins reçoivent 500 francs par arrestation qu'ils font faire. On vend son meilleur ami. Certains provoquent les confidences pour ensuite les rapporter à des organisations policières. Une simple réflexion amène des mesures de répression disproportionnées avec l'imprudence.

29 octobre 1941

Vu Voisin de chez Gallimard. Il me raconte que l'on n'a plus le droit de mettre en vente un auteur anglais ou américain plus récent que 1870. On peut encore vendre des oeuvres de Shakespeare ou Edgar Poe, mais à condition de ne pas les mettre en vitrine.

25 novembre 1941

Jamais les rues n'ont été aussi mornes et obscures quand vient la nuit. Il n'y a plus un seul réverbère allumé. Nous sommes dans une cave. On nous diminue le courant électrique dans des conditions qui en rendent l'usage presque impossible. [...] L'usage des appareils de chauffage est interdit.

[...] Il fait si noir dehors que les gens se cognent dans la rue. On butte dans les arbres !

9 janvier 1942

A la prison de la Santé, je parle, en attendant qu'on vise mes permis, avec un gardien. Il m'entretient de ses collègues allemands [...]

Il me dit : "Si vous aviez assisté hier à leur kermesse ! Quand tous les chefs on été partis, ils se sont mis à boire et se sont saoulés comme des gorets. Mais saouls, saouls... Jamais on n'a vu plus saouls ! Et quand ils ont été bien rétamés, ils se sont mis à crier : "On en a marre... A bas Hitler !""

25 février 1942

Une femme demande à voir prononcer la nullité de son mariage sous le prétexte qu'ayant épousé un juif dans un temps où elle n'était pas encore avertie des problèms raciaux, elle a eu son consentement vicié. Elle se plaint, en somme, d'avoir été trompée sur la qualité de la marchandise. Elle ajoute dans son acte - sans doute avec l'espoir d'impressionner favorablement les magistrats - qu'il y a d'autant plus de raisons de lui accorder la nullité qu'elle a l'intention prochainement d'épouser un Allemand.

27 juin 1942

Dans son dernier discours, Laval demande que les ouvriers partent pour l'Allemagne. Ils feraient, comme il a dit, "la relève", et l'on renverrait des prisonniers. Ce que Laval n'a pas dit, c'est la manière dont s'effectuera cette relève : un prisonnier contre trois ouvriers spécialisés. Pas de prisonnier en échange des simples manoeuvres. Heureusement que Pétain a dit : "Je hais les mensonges".

15 juillet 1942

On m'a parlé de l'homme que les Allemands ont mis à la tête de la persécution contre les juifs. Je ne sais plus son nom mais il paraît que c'est un demi-fou. Récemment, il s'est rendu à l'hôpital Rothschild où l'on avait conduit les juifs internées dans les camps et malades. Il a fait arracher les pansements de quelques gens opérés la veille pour savoir s'il n'y avait pas de fraude. Il a fait reconduire au camp des mourants et a cravaché un interne coupable de l'avoir heurté sans le vouloir.

NB : Maurice Garçon parle ici de T. Dannecker. Celui-là même qui sera rappelé à Berlin le mois suivant pour usage abusif de son poste.

5 novembre 1942

Les anglais paraissent avoir gagné une vraie victoire. [...] C'est leur première en trois ans. Mais ils l'annoncent en termes si dithyrambiques qu'ils agacent un peu. [...] Le comble est qu'ils ont dit : "Pour se rendre compte du mensonge de la propagande Allemande, il faut lire ses communiqués. Alors que leurs armées fuient en déroute, ils prétendent qu'ils se replient sur des positions préparées à l'avance"...

Et ils ajoutent : "On sait ce que cela veut dire ! "

De fait, ils le savent, eux qui depuis trois ans camouflent leurs défaites sous le même euphémisme.

19 novembre 1942

Laval est nommé dauphin, héritier présomptif du trône avec, dès à présent, le pleins pouvoirs dictatoriaux. La simple signature suffit pour ordonner la guerre et tout. Ici à Paris, on est atterrés. Tout le monde pense que d'ici peu de jours une alliance militaire sera signée avec l'Allemagne et que nos enfants seront enrégimentés pour se battre aux côtés des Allemands. Ce serait trop affreux. Je n'y veux pas croire.

25 décembre 1942

La radio a annoncé que Darlan a été assassiné hier à Alger. On ne donne pas de détail. On dit seulement que le crime a été commis par un gamin d'une vingtaine d'années. Pauvre gosse.

On les déséquilibre, ces petits. Que pense celui-là ? A quel parti appartient-il ? Comment lui a-t-on monté la tête à ce point ? Alors que les hommes mûrs ont tant de peine à savoir ce qu'il faut penser et à se faire une opinion au milieu de tous les mensonges qu'ils entendent, comment des enfants ne feraient-ils pas des folies ? Les vieux sont bien criminels d'avoir tant surexcité les esprits que le monde est en feu.

[...]

Et combien d'enfants à l'heure actuelle sont capables de se jeter dans les plus folles entreprises parce que tout ce qu'ils entendent dans leurs familles, par la radio ou ce qu'ils lisent, leur a monté la tête.

24 février 1943

Est-ce l'aboutissement de notre civilisation ? En sommes-nous arrivés à ce stade où l'honneur et la vertu ne comptent plus et sont balancés par l'ambition de jouir égoïstement de l'heure présente ? Il semble qu'il y ait une grande indifférence pour tout ce qui n'est pas la satisfaction immédiate de besoins matériels. Les théâtres font des recettes jusqu'à présent jamais atteintes. Les cinémas refusent des foules qui font queue aux portes. La jeunesse bourgeoise se réunit pour danser.

[...]

La présence des uniformes verts dans les rues ne fait même pas scandale. On s'en fout. On proteste un peu à l'idée d'être envoyé en Allemagne, mais tout le monde obéit. Aucune révolte. Pas de réfractaires.

15 mai 1943

Il est curieux d'observer que les mêmes récits forgés sont périodiquement répétés et jouissent d'un crédit à peu près identique, bien qu'utilisés à des fins contraires. Je me rappelle fort bien que, vers 1917 ou 1918, on racontait communément que les Allemands abandonnaient dans les campagnes ou sur les routes, ou faisaient tomber d'avion, des porte-mines et des stylos explosibles. C'était un comble d'horreur. Ces objets étaient destinés à être ramassés par les Français.

Il y a quelques mois, la même accusation a reparu. Ce matin, dans Le Matin, quatre photographies représentent des enfants mutilés par des porte-mines explosibles jetés par les Anglais.

Et au vrai, je suis persuadé qu'il n'y a jamais rien eu de vrai là-dedans et que les porte-mines sont une invention biscornue de propagande en mal d'invention. Se représente-t-on la difficulté de l'entreprise et son prix en vue d'un résultat idiot ? Un stylo qui éclate ne peut pas faire grand dégât et tout se bornerait à des doigts arrachés et un oeil crevé. D'autre part, on ne peut pas couvrir le sol de stylos parce que pareille distribution serait suspecte.

[...]

Pourtant la propagande persiste. Beaucoup de gens le répètent. Un grand nombre y croient. Et on reverra ça encore à la prochaine guerre.

18 juillet 1943

Une grosse question revient sans cesse dans les propos. Une revue, Le Combat, a publié cette semaine un numéro spécial pour traiter le sujet, sans impartialité d'ailleurs, sous le titre : "Qui a lancé la première bombe ?". Il en résulte que le plus grand de tous les crimes est d'avoir démoli des cathédrales et des monuments historiques. Beaucoup de gens se lamentent. Je n'arrive pas à partager leur émoi. Sans doute il est regrettable qu'on détruise des chefs-d'oeuvre. Mais les monuments humains ne sont-ils pas nécessairement condamnés à tomber un jour ou l'autre en ruines ?

19 juillet 1943

Rome a été bombardée hier. On n'a pas fini de s'indigner !

12 novembre 1943

"Les prises de vues photographiques sont interdites à l'extérieur. Vichy, 11 novembre - Aux termes d'une loi publiée ce matin au journal officiel, tout prise de vues photographiques de paysages, objets, personnages se trouvant à l'extérieur d'un édifice ou de tout espace clos, est interdite, sauf autorisation accordée par le préfet du département. Toute tentative de délit sera punie comme le délit lui-même".

25 décembre 1942

La radio a annoncé que Darlan a été assassiné hier à Alger. On ne donne pas de détail. On dit seulement que le crime a été commis par un gamin d'une vingtaine d'années. Pauvre gosse.

On les déséquilibre, ces petits. Que pense celui-là ? A quel parti appartient-il ? Comment lui a-t-on monté la tête à ce point ? Alors que les hommes mûrs ont tant de peine à savoir ce qu'il faut penser et à se faire une opinion au milieu de tous les mensonges qu'ils entendent, comment des enfants ne feraient-ils pas des folies ? Les vieux sont bien criminels d'avoir tant surexcité les esprits que le monde est en feu.

[...]

Et combien d'enfants à l'heure actuelle sont capables de se jeter dans les plus folles entreprises parce que tout ce qu'ils entendent dans leurs familles, par la radio ou ce qu'ils lisent, leur a monté la tête.

Ça résonne quand même pas mal, en 2016...

Ah oui, choisi exprès

5 décembre 1943

Il est facile de juger les hommes et de porter des opinions définitives sur les choses quand les hommes sont morts ou en disgrâce, et les choses reléguées dans le passé.

Et je regarde tous ces gens s'agiter et discuter dans le vide en buvant du vin de Tokay dans un salon luxueux. Ils ignorent ou négligent la terreur sous laquelle nous vivons. Ainsi en fut-il pendant la Terreur. Chaque jour, on arrête autour de nous, on fusille, et ces gens ne s'en préoccupent pas. La vie continue. On plaisante. On discute de sottises.

24 janvier 1944

Les arrestations des juifs se sont succédé depuis huit jours à une cadence accélérée. Il est évident, maintenant, que les Allemands ne veulent plus en laisser un seul en liberté. D'autre part, il paraît qu'on les déporte en masse au fur et à mesure. Le camp de concentration de Compiègne serait presque vide. On ferait de la place. Et le bruit court qu'on se prépare à les remplacer par des francs-maçons. On commencerait par les grands dignitaires. Ce serait leur tour d'être persécutés. Toute la France y passera.