L'immigration est pendant longtemps restée purement masculine, faite d'hommes seuls. Mais ces immigrés qui voulaient rentre au pays, souvent ne l'ont pas pu. En 1974, la loi sur le regroupement familial leur a permis de faire venir leurs femmes en France. Enfin, la loi française sur la nationalité, même modifiée, est restée le droit du sol, et leurs enfants sont devenus français. La société française n'avait pas prévu cette conséquence de phénomènes distincts, elle n'a pas vu que la combinaison du regroupement familial avec le droit du sol la mettrait devant la situation où les enfants des ex-colonisés ont, en théorie, exactement les mêmes droits que les autres Français. alors ces enfants de la République, forts de leur droit, réclament leur dû de citoyens, et le réclament de plus en plus fort et avec de plus en plus ¿ d'arrogance ¿, comme a dit le ministre Xavier Darcos. la France ne veut pas les accepter, mais elle ne peut pas les renvoyer ¿ chez eux ¿, puisqu'ils n'ont pas d'autre chez eux qu'ici. Devant trouver une troisième voie puisqu'elle refuse la première et que la deuxième lui est interdite, elle tente de maintenir et de renforcer le système de castes : c'est ce que l'on appelle la ¿ gestion coloniale ¿ de la crise, et dont l'une des manifestations est la criminalisation de l'islam dont l'affaire du foulard n'est qu'un des symptômes.
Pendant l'après-guerre, les immigrés sont traités peu ou prou comme ils l'étaient quand ils étaient colonisés. Mais, travailleurs invités, ils ne formulent aucune revendication. Ils acceptent les travaux les plus durs, les salaires les plus bas, le parcage dans les bidonvilles, ils se font tout petits et rasent les murs. Leur seul but est de pouvoir envoyer de l'argent au pays et d'y construire une maison. Subir le racisme en baissant la tête est le prix à payer pour la récompense du retour. Elle explique leur patience, leur humilité, leur résignation à pratiquer leur religion dans des caves. C'est de cet islam que les Français, qui l'ignoraient quand il existait, ont aujourd'hui la nostalgie, et qu'ils honorent du label ¿ traditionnel ¿ invisible. Le meilleur islam en quelque sorte.
Mais la récompense grâce à quoi les parents supportaient tout n'existe plus pour leurs descendants. Ils n'ont pas de pays où retourner ni de village à retrouver et où se consoler des brimades et oublier les humiliations. L'acquisition de la nationalité française n'a pas créé le mouvement que l'on constate dans les autres immigrations. Et cependant, tout se passe comme si le statut d'immigrés de leurs parents devait perdurer de génération en génération. Tant sur le plan matériel que sur le plan de la perception d'autrui, qui les voit toujours destinés à quitter le territoire français. Et le langage l'indique : on parle d'immigrés de la deuxième génération, voire de la troisième génération d'immigré.
Mais si toute une partie du pays, celle qui n'est pas eux, estime que ces descendants d'immigrés ont ainsi hérité du statut de leurs parents, et qu'ils ne sont Français que sur le papier, eux attendent tout autre chose et ont pris au sérieux les principes et les promesses de la République.
Ce racisme a longtemps été traité à la légère, considéré uniquement sous l'angle des attitudes ouvertement racistes de certains, et non pas sous l'angle du traitement objectif de la population concernée. Aujourd'hui encore, il est très difficile, et pas politiquement correct, d'étudier la réalité des discriminations. On sait au moins qu'elles sont énormes, que ce soit dans le logement, donc dans la ségrégation spatiale, dans l'éducation, dans l'emploi.
Ce qui est à peine étudié, en revanche, c'est la souffrance mentale induite par le racisme chez ses victimes. On l'a bien vu lors du débat ¿ sur le voile ¿. La discrimination n'était mentionnée qu'en fin de discussion, sous la forme euphémisée des ¿ ratés de l'intégration ¿
Mais les intéressés, eux, savent que c'est la société qui les exclut. Dans les années 80, ils organisent une formidable ¿ marche pour l'égalité ¿, qui parcourt toute la France. Mais le mouvement sera récupéré par le parti socialiste qui crée SOS-Racisme, destiné à désamorcer cette protestation, et qui y réussira. La révolte respectueuse, la révolte « française », la protestation laïque et républicaine a lamentablement échoué.
Ainsi, à l'amertume causée par l'expérience quotidienne du racisme, s'ajoute pour cette population l'amertume causée par cet échec. Elle a joué le jeu, et ça n'a pas marché.
Du côté franco-français, on ne s'occupe toujours pas plus de la discrimination ou des ghettos. On se préoccupe de l'intégration, ou de la non intégration des jeunes d'origine maghrébine Mais le sens du mot intégration a été changé : il signifie, au long des reportages télé et des déclarations politiques, l'effort de la part des enfants de Maghrébins pour ressembler en tous points à des enfants de Bretons ou d'auvergnats.,.
Quand on vous reproche votre apparence, vos parents, votre origine, toutes choses dont vous n'êtes pas responsables et que vous ne pouvez pas changer ? Vous pouvez soit vivre dans la honte, soit vous révolter contre cette injustice. Car le racisme poursuit les gens jusqu'à une impasse, il les met littéralement le dos au mur. Ils n'ont alors d'autre solution que de se s'agenouiller et de se déclarer vaincus, ou de se retourner et de faire front à leurs agresseurs. Faire front, c'est-à-dire revendiquer ce qu'on vous reproche, refuser la honte. C'est ce que la société française appelle des réactions ¿ communautaires ¿, considérées en France comme condamnables voire dangereuses. L'identité assignée aux dominés par les dominants doit servir à leur faire accepter leur statut inférieur ; pas à leur faciliter la vie, et surtout pas à rehausser une estime de soi détruite par le racisme - ou le sexisme.
Or, les descendants d'immigrés refusent que leurs origines soient source de honte, et assument l'héritage culturel qu'on leur impute et qui comporte aussi, comme tout héritage culturel, un aspect religieux ; ils le revendiquent plutôt qu'ils le retrouvent celui, car leur « arabité », comme leur islam, sont made in France, au contraire de ceux de leurs parents.
Les Franco-français ne s'attendaient pas à cela. Ils pensaient que les descendants d'immigrés accepteraient tout simplement de chausser les bottes de leurs parents ; ils sont choqués que les descendants d'immigrés prennent pour argent comptant leur statut d'égaux.
Le genre joue un rôle important dans ce système de castes. L'hostilité du discours est dirigée surtout contre les hommes, les sujets. Les femmes sont exemptes des stéréotypes les plus négatifs. La ¿ beurette ¿ est gentille, par opposition à son frère, le mauvais garçon ou le garçon arabe. Cela explique qu'elles aient un dilemme encore plus difficile à résoudre que les hommes. Soumises au double bind de l'intégration comme examen sans possibilité de réussite, les femmes font l'objet, de surcroît, d'une injonction subliminale. En effet, les gentilles beurettes sont plus plaintes que blâmées. Elles sont plaintes d'être les femmes de ces hommes-là, de ces garçons et pères arabes. On les invite à les quitter. Certaines obéissent, elles quittent leur famille, leur quartier, et se retrouvent isolées. Car la société franco-française, dont elles ne sont plus protégées par leur communauté de sort, utilise alors le premier double bind , elle cherche et trouve en elles, dans leur nom, dans la forme de leur visage ou dans leur accent la différence qui est la marque de l'infériorité essentielle de l'être, la ¿tache humaine' il faut quand même quelque explication
Ainsi sont-elles prises, entre d'un côté le sexisme réel de leur milieu --un sexisme exacerbé par le contre racisme, c'est-à-dire la revendication par les garçons du machisme qu'on leur reproche-, et de l'autre la volonté de la société dominante de capturer les femmes de ceux que l'on voit toujours comme des ennemis.
C'est dans ce contexte que naissent les ¿ affaires du foulard ¿, en 1989, en 1994, et celle de 2003 qui a culminé avec la ¿ loi contre le voile ¿. On ne peut comprendre ces affaires, on ne peut comprendre la vindicte publique ait visé ces jeunes filles, parmi les plus dociles élèves des écoles publiques, si on ne comprend pas le rôle éminent du genre dans le système de castes.
On a vu que le Maghrébin, l'arabe, l'africain, sont caractérisés dans l'idéologie coloniale et raciste par leur rapport aux femmes, et que la stratégie coloniale consiste à condamner cette culture en tant que particulièrement sexiste, dans le même temps qu'en bonne logique patriarcale, elle essaie d'en capturer, au moins symboliquement, les femmes.
La continuité entre l'image du garçon arabe -le sauvageon-- et l'imagerie coloniale de l'indigène hyper sexué, dangereux pour ses femmes et a fortiori celles des autres, est évidente. C'est le contexte des ¿ affaires du foulard ¿. Je ne parlerai pas ici des raisons très diverses personnelles pour lesquelles des femmes choisissent de porter un foulard cela prendrait trop longtemps ; sauf pour réaffirmer que le féminisme est une politique de l'auto émancipation. contraindre, exclure et humilier les gens, cela ne peut jamais être ¿ pour leur bien ¿ Je parlerai seulement de la raison pour laquelle, à mon sens, la vue de quelques foulards plonge la France dans une ¿ hystérie collective ¿.
Le colonisé méritait d'être colonisé, parce qu'il n'était pas civilisé : il avait une culture, soutenue par sa religion, l'islam, barbare, et cette barbarie était prouvée par son traitement des femmes. Les femmes, victimes de leurs hommes En réalité, les femmes comme les hommes ont été et sont racisées : discriminées, humiliées tous les jours. L'apparition de femmes portant foulard choque les Français, ont répété à l'envie politiques, journalistes et militants laïques, parce qu'ils sont attachés à l'égalité des sexes. Ils sont choqués, outrés, car l'apparition de ces femmes en foulard, met à mal des espoirs non-dits car irrationnels. En effet, d'un côté ils refusent de vivre avec des descendants d'arabes, mais de l'autre ils ne peuvent pas les jeter à la mer. Or le foulard dit aux Franco-français que leur rêve de diviser les descendants d'immigrés selon des lignes de genre est tombé à l'eau. Que ces femmes ne renieront pas leurs pères, leurs frères, leurs époux. Ensuite, qu'elles ne croient plus à l'image de la beurette émancipée, gagnante ; qu'elles savent qu'elles subissent le même racisme que les hommes. Si le foulard provoque des réactions aussi fortes et apparemment disproportionnées, c'est qu'il est un message fort aussi, qui ressemble à un cauchemar, et qui s'appellerait : ¿ Refoulé , le retour ¿.
Le foulard dit à cette société : ¿ Vous nous avez parquées et marginalisées, vous nous dîtes différentes, eh bien voyez : maintenant nous sommes différentes ¿. La femme ¿ voilée ¿, c'est Alien qui débarque chez nous.
De plus, cet Alien rend l'islam visible. Ceci est insupportable aux Franco-français.
L'islam n'a jamais été que toléré en France. C'était la raison du refus de citoyenneté aux autochtones algériens. Et voilà que ces gens en sont fiers ! Il y a là quelque chose qui défie le bon sens, en tous les cas le sens dominant. La domination est fondée sur la ¿ tolérance ¿, qui est l'inverse de l'acceptation : sur l'idée que le dominé, le musulman, a une pratique, ou un être, ou les deux, qui sont mauvais. On lui permet d'exister quand même, à condition qu'il admette sa mauvaiseté. Or la preuve que le dominé admet sa mauvaiseté, c'est qu'il en a honte. Et la preuve qu'il a honte, c'est qu'il se cache. Quand les dominés ne se cachent plus, revendiquent leur pratique ou leur être comme équivalents aux autres, ils rompent la règle du jeu, ils brisent le contrat qui leur permet d'exister à l'ombre des dominants. Ceux-ci n'ont d'autre choix que de les rappeler à l'ordre, de les remettre à leur place, de leur montrer qui est le patron. C'est ce qu'a fait la France avec la loi sur le foulard.
quand en 1991 Jean-Claude Barreau, conseiller de Pasqua, pour l'immigration, écrivait que « l'intégration passe par l'abandon de la religion musulmane », il passait pour un raciste. C'est maintenant l'opinion des deux tiers des Français. Et l'idée de la conspiration mondiale vient des USA, qui ont besoin et de remplacer le communisme par un autre ennemi, et de soutenir la politique israélienne d'expansion territoriale par le dénigrement de ses victimes : des Arabes et des Musulmans
Cette propagande est le résultat d'années d'efforts concertés d'essayistes, de journalistes, de lobbies, et bien sûr de gouvernements, notamment US, qui ont besoin de remplacer l'ennemi communiste vaincu et dépecé. Ces efforts voient aujourd'hui leur couronnement dans l'existence d'une vulgate islamophobe et arabophone qui n'a même plus besoin d'être démontrée ; elle a pris, avec les années, un caractère d'évidence ; elle atteint aujourd'hui un tel niveau de haine qu'on se demande si elle pourra continuer longtemps sans être responsable de lynchages collectifs.
Créer en France un climat où tout Arabe est vu comme un musulman, tout musulman comme un fondamentaliste, tout fondamentaliste comme un terroriste en puissance, bref un climat de quasi-guerre civile a des avantages. Comment, d'un côté, accuser les Arabes et les Africains d'être la cinquième colonne d'un complot international, comment leur imputer à longueur de journée, le dessein de changer le Code civil ? Et en même temps reconnaître qu'ils sont victimes de racisme ? En transformant les victimes en accusés de complot anti-occidental, accusés d'antisémitisme, accusés de sexisme, mis constamment sur la défensive - la France échappe au devoir, tant éthique que légal, de lutter contre la discrimination raciale. Au moins pour un temps.