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Mélanges.


Criterium

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Nous étions assises à la terrasse, sous un large parasol. Il nous abritait du soleil; une sorte de haie fleurie nous abritait des passants. La journée était véritablement belle; au point que de multiples surfaces, reflétant les rayons, nous auraient aveuglées si nous ne portions pas toutes deux de grandes lunettes noires. Nous sirotions de grands verres de jus de fruits. De temps en temps l'homme de la table d'à côté nous observait, ne se doutant pas que je pouvais aisément m'en apercevoir, derrière mes lunettes. Il devait nous voir plongées dans une conversation intense.

Nous parlions. — Parlions-nous? J'avais surtout l'impression que c'était Kate - en face de moi - qui monologuait. Cela faisait un moment que mon rôle de conversation était de ponctuer certaines phrases avec choix: expression de visage bien choisie, mouvoir les joues comme-ci, les sourcils comme-ça, les yeux... Ne pas oublier les yeux! Et ci, et ça. Et puis un mot. Il faut y mettre le ton adéquat. Je peux amorcer des sourires mais il m'est difficile de rire, alors j'esquisse des mouvements de lèvres en espérant que le masque convienne — et que je n'aie pas l'air d'une cruche.

Cela fait longtemps que je n'écoute plus les mots de Kate. Il paraît qu'une zone du cerveau stocke les mémoires d'actions automatiques. Je dois y puiser abondamment. En revanche, j'observe avec soin les traits de son visage. Chaque mouvement, chaque action... ses lèvres bougent et je me concentre si bien que je n'entends plus aucun son. Pourtant, est-ce que je ne l'écoute plus? Je lis chaque ligne dans ses yeux comme dans un livre ouvert. Page après page. Je lis en elle et je lui porte grande attention.

C'est qu'avec elle, comme avec beaucoup de monde, mais elle plus particulièrement, il faut savoir une chose: — aucun mot de ce qu'elle dit ne compte. Ils ne sont que les manifestations d'un état d'esprit temporaire, si temporaire que l'image me vient d'un sable très fin qui s'écoulerait tranquillement une fois attrapé et tenu dans le poing... glissant entre chaque doigt comme un liquide. Ainsi, chacun de ses mots glisse, et ne signifie rien. — Elle agira autrement. Certains disaient d'elle qu'elle agissait "à sa guise". Mais ce n'était pas vrai. Ceux-là commettaient l'erreur de l'écouter; de l'écouter à travers ses mots, et non pas à travers ses actes. Si l'on oubliait chaque phrase et observait chaque acte, tout semblerait à nouveau logique — toutefois ce serait une toute autre personne qui ainsi apparaîtrait! C'est que, parfois, nos mots et nos actes divergent tant... Que l'on en est deux personnes différentes. — Est-ce que vous comprenez?

Ce n'est pas une manière de parler, une image, une métaphore. Beaucoup de choses acquièrent soudain plus de sens lorsque l'on admet la réalité matérielle de deux personnes cohabitant dans le même corps, et n'ayant accès qu'à certaines de ses capacités, au point que chacune soit presque inconsciente du pouvoir de l'autre. Leur manifestation, toute pleine de contradictions, jusqu'à devenir cette "Kate", évoquait cette sorte de dysharmonie qui caractérise certains couples. En fait, elle n'existait pas. Il y avait le premier alter, qui parlait et parlait, dans une certaine mesure contrôlait certaines actions simples, et un second qui apparaissait derrière d'autres actions, parfois impulsives et parfois très réfléchies. Ce mélange ne sautait aux yeux que lorsque l'on y prêtait expressément attention, comme je le faisais depuis notre première rencontre; mais alors, j'avais l'impression qu'elle n'existait pas, et que la fille que j'avais en face de moi n'était qu'une machine.

— Le voisin nous observe, sans doute nous écoute-t-il de temps en temps, se demandant si le moment idéal surviendrait, une transition ou une pause, pour qu'il se présente et joigne la conversation. Chasseur de kairos... J'épiais sur les traits de Kate la survenue de quelque nouvelle expression, de quelque geste inédit. Si je ne pouvais pas dire que je buvais ses paroles, je buvais ses masques. Et j'avais besoin de l'une comme de l'autre Kate. Pour des raisons bien différentes.

Machinalement, je triturais l'une de mes mèches. Parfois je me demandais si je n'étais pas, moi aussi, une machine.

(Peut-on redescendre si facilement dans la 'uncanny valley'?)

Malheureusement, il n'y avait pas beaucoup de personnes auxquelles je pouvais poser la question.

Les gens utilisent les mêmes mots mais pas les mêmes sens. Et si je commençais à expliquer tout cela à quelqu'un, je ne sais pas s'il chercherait à comprendre, ou à y couper court en proposant une solution — qu'avais-je besoin de ça? — ...s'il ne me dirait pas carrément que j'étais une fille particulièrement calculatrice.

— "Mesdemoiselles, vous avez du feu?"

Il avait bondi sur l'instant propice: une pause, Kate posant sur la table son briquet, un petit paquet de tabac, et commençant à préparer une roulée. Elle acquiesça, l'air neutre; quant à moi, je me demandais encore si l'interruption était bienvenue ou pas. Parfois, vous avez l'impression qu'en fait, tout va dépendre de sa première phrase...

... — "Vous travaillez pour les services secrets?", pointant nos lunettes.

Je ne sais plus pourquoi, mais ça m'a fait beaucoup rire.

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