La clef dans la serrure
Vous n'allez pas me croire mais hier, alors que je trainais assis par terre en simulant une pauvreté qui ne me concerne pas, un homme s'était approché de moi avec un chèque et me l'a tendu. Je l'avais pris, pensant à une blague, et il s'était en allé sans mot dire. Ce matin, je suis passé à la banque le faire encaisser et ai constaté avec joie que mon compte a été crédité de quelques millions. J'aurais pu avoir des remords en ayant abusé la philanthropie d'un inconnu qui me pensait être un clochard : ce n'est pas le cas. Un type qui peut se permettre de filer une somme pareil sans demander un quelconque gage en retour dans la rue, comme ça, en a probablement bien assez pour lui encore. Ce n'est finalement qu'une heureuse redistribution par mégarde pour l'un, par bonheur pour l'autre.
Forcément, je n'ai pas manqué ma chance de m'éclater. Je n'ai jamais eu autant d'alcool, de filles différentes et d'heures à perdre que maintenant. Marathonien par nature, j'enchaîne les festivités ou, plutôt, les orgies. Et quand vient la fâcheuse journée où je me retrouve à dormir, assommé, je m'assure de ne pas avoir à en faire le ménage. Décuver est une épreuve qui forge le caractère.
Tout se passait très bien, à vrai dire. Jusqu'au soir où un petit con, apparemment défoncé, vient me provoquer alors que je ne suis pas tout à fait sec. Je finis par lui casser un nez, ou peut-être deux, avec celui de l'abruti qui a cherché à me retenir, et me casse de là, en rage. Je ne suis pas méchant, vous savez. Je ne serais pas allé plus loin, sauf à être inconscient. En même temps, je me suis senti assez puissant. Je ne me battais pas tous les jours, cela faisait du bien. Si ce n'est qu'une fois sorti, et juste avant d'arriver à ma voiture, qui mériterait le nom de bijou, une bande de cinq mecs me tombe dessus et me tabasse, du genre comme il faut. Probablement des amis à l'autre drogué, que je pense l'après-midi où je me suis réveillé à l’hôpital.
Je n'ai pas manqué de fêter mon rétablissement. J'ai rencontré, pour l'occasion, une femme magnifique. Intelligente comme une souche mais un plaisir pour les pupilles. Croyez-le ou non, j'ai même retenu mon coup de main au bar rien que pour elle. Sauf qu'au lieu de passer une excellente soirée, elle s'est pointée avec un couteau dans le lit, l'oeil pas très sympathique. Ne pas avoir abusé m'aura au moins permis de sauver ma peau, du coup, puisque mes réflexes auront suffi à la dégager et à fuir.
Après ça, je me suis calmé. Presque sage, si vous excluez les nécessaires appels à des femmes charmantes et les rasades pour se remonter le moral. Ca n'a pas empêché que je me fasse enlever en pleine rue alors que je revenais à pied du restaurant d'en face. A croire que le pognon attire les emmerdes. Dans la camionnette, j'en ai pas appris davantage : le bavardage n'était pas l’apanage des toutous du maître. Le maître, je l'ai de suite reconnu : mon gentil donateur. Il a pris le temps de m'expliquer qu'il avait vu l'imposture et qu'il aimait à s'occuper personnellement de ces gens-là, qu'il adorait donner beaucoup avant de reprendre tout, y compris ce qu'il n'avait pas cédé.
Evidemment, je lui ai fait remarquer que je ne comprenais pas franchement ce que cela signifiait. Il m'a donc clarifié la chose en me rassurant par le fait qu'il était un sadique et adorait voir autrui espérer et profiter en ignorant que cela allait se terminer bientôt. D'abord par de gentillets rappels, tels des alarmes à qui sait entendre, enfin le spectacle, son domaine à lui, et non à ses sbires. Plus précisément, il parlait de torturer. Longuement, lentement. Il ne voudrait pas, me rassurait-il, me gâcher le plaisir de me souvenir des moments agréables que j'ai passé avec son argent. C'était un échange de bon aloi, entre personnes honnêtes et respectables. Une vie rêvée contre une vie enlevée.
Voilà pourquoi je vous raconte tout ça, là, à l'instant même où il s'approche de moi avec son outillage et son sourire de taré.
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