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De la grande cambriole.


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Membre, nyctalope, 39ans Posté(e)
Criterium Membre 2 852 messages
39ans‚ nyctalope,
Posté(e)

Ça avait bien dû commencer par quelque chose. Je ne sais pas où, quoi, quand, ni comment; il aurait fallu en être conscient pour le savoir... Je me souviens très bien, par contre, du moment où finalement je m'étais aperçu de "ça".

J'étais avec Louis, mon collège de cambriole.

— "Regarde ça Jojo, il y a un journal intime."

Une fois n'est pas coutume, il n'avait pas parlé à voix basse. Nous avions forcé la porte d'un grand appartement dans le centre de cette ville en France. Qui restera anonyme par sécurité. L'immeuble est principalement occupé par des sociétés — et la moitié, celle qui n'était pas là juste pour mettre un nom pour une boîte aux lettres, étaient en train d'être restructurées: alors il n'y avait personne dans les locaux. En plein après-midi ensoleillé! Cet appartement-ci, par contre, appartenait à un particulier qui comptait quand même y établir son cabinet: Monsieur V. — Or Monsieur V. est riche, il fréquente les milieux littéraires, et ceux de ses amis de la presse. Alors, lorsque l'on avait compris qu'il partait en voyage dans le sud de la France avec sa maîtresse... l'occasion était trop belle.

La porte avait paru blindée mais le système n'était pas vraiment difficile. Ça avait fait un grand claquement — et personne pour l'entendre. Par contre, elle ne fermerait plus parfaitement... la serrure était kaputt, donc il s'apercevra qu'il a été "visité". — À l'intérieur, nous avions tout de suite mis la main sur un intéressant butin. L'homme gardait de grandes quantités de billets dans son bureau, dans le tiroir d'une commode derrière quelques chaussettes... et puis il y avait aussi cet autre tiroir, dans la bibliothèque, où il gardait les monnaies étrangères des pays qu'il avait dû visiter. Quelques yens, des roubles, des kröner, même des anciennes pièces en franc... Tout ça ne valait pas grand chose, donc nous n'en subtilisâmes que le beau billet de 50 dollars américains.

Il y avait bien un coffre-fort, mais celui-ci était moulé dans le mur: impossible à déplacer. Un beau modèle, impossible à forcer sans matériel spécialisé — on était loin de la vieille boîte d'acier dont il suffit d'écouter les rouages au stéthoscope... Après quelques essais, nous dûmes y renoncer. Alors nous avions commencé à fouiller le reste. Nous avions trouvé une bague de fiançailles, dans son écrin, mais étant de grands romantiques et le diamant de basse qualité ("tout au plus un P2", avait dit Louis), nous l'avions laissé à sa place.

Les livres n'étaient pas très intéressants, les meubles de bonne facture mais impossible à déménager facilement. — Finalement, mon comparse avait trouvé quelque chose d'autre: le journal intime.

— Il me le passe dans les mains. Je lis deux pages. — Terriblement ennuyeux. Prose à ras de terre. Étonnant qu'un homme fréquentant des cercles littéraires ait le style aussi plat. C'était, tout au plus et lorsque la plume s'enhardissait, la figure de style consistant à mettre un adjectif inattendu: là, le "miroir éventré", là, le "sourire lunaire", et puis là-bas les "mots vénéneux" — et à chaque fois ça tombait avec lourdeur plutôt que légèreté. Ce devait être le thème: les doutes narcissiques, les "il faut que"... là, plus loin, le portrait d'un collègue.

— "Tiens, écoute ça: 'Personne n'écoute Édouard lorsqu'il débute une diatribe pour se faire bien voir par X. Peur, peur, peur.— C'est un horrible renard lubrique, un zigoto azyme, un quidam quitte-dame enfermé dans ses micmacs de mec dont je me moque.' - Là, au moins, une phrase qui a du style."

— "Amusant! Par contre pourquoi tu as dit 'Peur'? Ça n'est pas écrit."

Louis relisait la phrase, il devait bien voir que les mots y étaient. Je vérifiai à nouveau. C'était bien écrit noir sur blanc, au stylo. Je lui pointe du doigt.

— "Là."

— "Là il y a marqué X."

— "Mais non, le mot d'après."

— "C'est un horrible renard lubrique."

— "Main non enfin, le mot d'avant."

— "X..."

— "Tu te fous de moi, Louis?"

Je re-vérifie encore, mais je sais très bien lire. Lui par contre, je commence à avoir des doutes. C'est vraiment pas le moment pour faire des blagues! Le 1er avril est passé et avec près de 9000 euros en poche, nous n'allons pas non plus nous éterniser chez Monsieur V. ... Nous remettons le carnet à sa place.

Apercevant un journal plié — l'édition de la veille — laissé sur un fauteuil, je lui pointe la une du doigt.

— "Et là, tu vas me dire que tu lis quoi?"

— "Enquête: les comptes cachés du premier ministre..."

Je n'en crois pas mes yeux.

— "Mais arrête de me prendre pour un con... On a pas le temps."

— "Tu y lis quoi, Jojo?" - son ton inquiet était soit la révélation d'une réelle qualité d'acteur (reconversion possible?), soit il était sincère et quelque chose cloche.

— "Enquête consommation: les comptes cachés du feu premier ministre..."

— "Tu me fais marcher?", fait-il en pensant à son tour que c'est moi qui disjoncte.

— "Non, c'est bien toi qui me fais marcher. 'Consommation', c'est quand même un mot long, qui prend de la place, tu ne vas pas prétendre que tu ne le vois pas."

Voyant que nous ne nous entendrions pas, et ayant des choses plus prioritaires dans l'immédiat, nous finîmes le dernier rapide tour des différentes pièces, sans trouver de nouvelles choses de valeur. Presque cinq chiffres, un butin raisonnable. Il était temps de prendre la poudre d'escampette. Comme rien n'était encombrant, nous eûmes tôt fait de nous éloigner et de nous fondre dans la foule des après-midi au centre-ville. Rendez-vous dans un bistrot pour se quitter sur un café brûlant, histoire de fêter une nouvelle réussite du "fisc d'en bas" — notre petit surnom.

Le patron, grande gueule, nous salue. Il ne connaît pas notre système de taxe: pour lui, Louis est un fonctionnaire séchant la moitié de ses heures avec des arrêts-maladie fictifs, je suis un surveillant de lycée comme tous les autres, et nous nous retrouvons là pour faire les mots croisés, bref des vieux avant l'heure. Pour lui qui était ancien légionnaire, nous sommes des oisifs ne réalisant pas entièrement leur chance, c'est-à-dire à moitié des tapettes.

— "Salut les petits gars!"

— "Salut Dédé... Deux cafés!"

Lorsqu'il revient avec les deux tasses qui fumaient encore et la note, je le remercie mais lui indique d'un geste que j'ai une question. Lui — qui était incapable d'autre chose que le premier degré — lui ne ferait pas le mariole.

— "Tu lis quoi en une de ce journal, Dédé?", en lui indiquant l'édition que j'avais ramené dans ma poche et que je déplie sous ses yeux.

— "Enquête: les comptes cachés du premier ministre... Un beau salaud, celui-là... J'vous dis... De mon temps ils se faisaient pas prendre..."

— "Ok".

Il s'éloigne pour servir les piliers de bar — ceux-là qui démarraient l'après-midi plutôt avec une petite prune. Nos cafés sont encore trop chauds pour y mettre les lèvres. Louis m'observe d'un air interrogateur, en silence. Il doit se dire que je débloque. Mais c'est bien eux qui sont fous ou aveugles. Le bistrot est étroit, on s'y tient serrés; alors en gardant le silence, l'on entend surtout les bruits de la machine à café, les verres qui tintent, l'espèce de patois inarticulé des gens ivres, et de temps en temps la voix du chef des lieux, qui tonne, qui règne. — Finalement mon comparse sort son smartphone de sa poche, me le plante sous les yeux.

C'est l'édition-web du même journal, celle de la veille.

Il tient cela comme si c'était une preuve de sa raison et de ma déraison.

Évidemment, moi j'y lis exactement la version à laquelle je m'attendais, avec les mots en plus.

— "Si je te dis que je lis la même chose, tu ne me crois pas, n'est-ce pas?"

On dirait pourtant qu'il commence à me prête oreille; il a l'air de réfléchir, et de tenter de considérer plus sérieusement ce que je lui dis depuis tout à l'heure. On a vécu suffisamment d'aventures rocambolesques ensemble pour savoir quand rire, et quand être plus sérieux. Et là, il est sérieux. — Mais si l'on se donne l'un à l'autre le bénéfice du doute, qu'en conclure? Est-ce que... ça s'était produit avant, sans doute d'innombrables fois, sans que l'on s'en aperçoive? Faut-il se mettre à tout relire avec de nouveaux yeux? Vérifier là où il y a des écarts?

Pour ne pas voir des mots entiers, il faut bien que nos cerveaux aient été conditionnés ou embarbouillés.

— Oui: c'était ce jour-là — je m'en souviens très bien — où j'avais appris que pour une raison ou une autre, j'étais passé entre les mailles du système de lavage de cerveau moderne, et qu'ainsi j'arrivais encore à lire, même floutés, les mots supplémentaires.

Les mots que l'on nous avait tous volés...

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Membre, 40ans Posté(e)
Crève Membre 3 353 messages
Mentor‚ 40ans‚
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Le propos de ce texte me fait penser à un film où un acteur, en chaussant des lunettes, voit le monde tel qu'il est vraiment, et le monde lui dit "obey, obey" subliminalement.

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Membre, nyctalope, 39ans Posté(e)
Criterium Membre 2 852 messages
39ans‚ nyctalope,
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Ah, tout à fait ! Ça me rappelait ce film même pendant l'écriture de ce petit texte (bien que l'inspiration ne venait pas de là). They Live, de John Carpenter (apparemment le titre français est Invasion Los Angeles) — un film super, du coup je profite de cette occasion pour le recommander à tous. Et un propos toujours très actuel...

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Membre, 40ans Posté(e)
Crève Membre 3 353 messages
Mentor‚ 40ans‚
Posté(e)

@Criterium

Le titre La grande cambriole, est une métaphore, peut-être que ce qui est cambriolé, volé, ce n'est pas les biens dans la maison, mais les mots de vocabulaire ? On a déplumé le langage.

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Membre, nyctalope, 39ans Posté(e)
Criterium Membre 2 852 messages
39ans‚ nyctalope,
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C'est justement tout ça à la fois — la profession, le vol de l'appartement, les mots, et puis derrière ces mots tout ce qu'il signifie que l'on nous a aussi volé, subtilisé...

Comme une kleptomane là je suis en train d'écrire une autre affaire d'emprunt à longue durée.

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