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La barque (histoire authentique d'un marin d'eau douce)


Jano

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Membre, 56ans Posté(e)
Jano Membre 29 messages
Baby Forumeur‚ 56ans‚
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Je suis attiré par les lacs, réminiscences de mon enfance sans aucun doute. Mes grands-parents avaient une maison en Provence, non loin d’une vaste étendue d’eau où nous passions les chaudes après-midi d’été en famille. J’ai toujours préféré les bords d’eau douce, calmes et ombragés, aux plages brûlantes frappées par les vagues.

Très vite, j’ai voulu m’aventurer sur ces surfaces liquides et savoir ce qu’il y avait sur la rive en face, ce qui se cachait derrière un promontoire, fouler une île inatteignable à la nage. Je me suis alors acheté une pirogue gonflable, de bonne qualité, me permettant de la transporter partout. Comme les lacs français ne me convenaient guère car trop fréquentés et peu sauvages, je franchissais les Pyrénées pour atteindre leurs homologues espagnols. Afin de faciliter l’approvisionnement en eau de ce pays sec, une ribambelle de réservoirs ont été créée. Grands, parfois isolés, souvent difficiles d’accès, une véritable aubaine pour les navigateurs de mon espèce fuyant les foules.

Les premiers coups de pagaie furent un ravissement complet, enfin je pouvais filer vers des horizons inconnus et découvrir des méandres insoupçonnés. Le soleil me chauffait le corps, des paysages de toute beauté, quand je le souhaitais je m’arrêtais piquer une tête puis repartais à un rythme lent entouré ici et là des ploufs de poissons. Un rythme lent, oui, très lent... et fatiguant ! Au bout de plusieurs sorties, une frustration se fit jour, grandissante, à la mesure de mes efforts physiques. La pirogue c’était sympa, certes, mais son rayon d’action restait limité, tributaire de la force des bras. Et les lacs ibériques que je sillonnais avaient une telle superficie que je n’en découvrais qu’une infime partie, épuisé par des heures de rames. Bref, ça n’allait plus, il me fallait une autre solution !

J’avais mûri, ma situation financière s’était améliorée, il était temps de passer à un esquif plus efficace et moins usant. Déterminé, je prospectais internet, à la recherche de ce qui pourrait coller le mieux à mes aspirations. Hors de question d’acheter un bateau à moteur thermique, d’une part beaucoup d’endroits en interdisaient l’utilisation, d’autre part ça ne correspondait pas à ma philosophie de respect de l’environnement. Tout naturellement mon choix se portait sur les barques de pêche, petites, discrètes, alimentées par des moteurs électriques sur batteries. J’en pris une que je pouvais mettre – non sans difficulté – sur le toit de ma voiture, évitant ainsi de trimballer une remorque lourde et encombrante. Pour plus de sécurité et gagner en autonomie, j’optais pour deux batteries. Si la première se déchargeait, la seconde prenait le relais. Enfin un moteur suffisamment puissant pour ne pas me traîner tel un canard poussif.

Fier comme Artaban, j’étrénais mon nouveau matériel qui me donna entière satisfaction sur un modeste plan d’eau de ma région. J’étais fin prêt, paré à m’attaquer aux lacs azurés des contrées espagnoles !

 

* * *

 

La voiture peine, patine, se penche sur le côté mais parvient à franchir le passage délicat ; piste en terre défoncée, criblée de nids de poule que je dois éviter pour ne pas abîmer les roues. Heureusement j’aperçois des touffes de roseaux, au bout, qui m’annoncent que je touche au but. La chaleur étouffante, moite, me fait transpirer dans l’habitacle. Je ne souhaite qu’une chose, plonger dans l’eau que je convoite depuis un bon moment. Il se mérite ce lac ! Je savais qu’il n’était pas aisée à rejoindre et ça se prouve. Enfin j’y suis, une petite place sous les arbres me permet de me garer à l’ombre. Mon arrivée fait s’envoler un héron qui déploie ses grandes ailes, file au ras des eaux. Sans attendre je fais tomber la chemisette, quitte mes sandales et gagne l’eau rafraîchissante. Au début mes pieds s’enfoncent dans une vase peu agréable, je m’en arrache vite par de vigoureuses brasses. Qu’il est bon de se baigner par forte chaleur ! C’est un plaisir unique, commun à tous, qui reste sans égal pour revigorer un corps surchauffé. À nouveau frais et dispos, je regagne la rive et peux m’atteler aux préparatifs. Amener la barque à l’eau, l’équiper de son moteur, transférer matériel, batteries, rames d’appoint, réclament un bon quart d ‘heure. Je ferme la voiture – clé cachée sous une pierre – et embarque pour un périple aquatique prévu de longue date. Ce lac à l’écart des routes et des villages, ça fait des années que je l’ai repéré sur une carte. Il correspond en tous points à mes objectifs : loin des hommes, de grande taille, blotti dans un paysage de falaises et de monts, dont les contours déchiquetés promettent des anses mystérieuses.

Prudent, je m’éloigne doucement du rivage à cause des arbres morts immergés qui tendent leurs branchages comme des doigts crochues de sorcières, contourne avec précaution de traîtres nappes de nénuphars. Les bords sont les plus délicats en navigation car encombrés de végétaux et débris de toutes sortes que l’on ne voit pas toujours. Ma hantise, c’est de coincer ou briser mon hélice. Parvenu au large, les mauvaises rencontres derrière moi, j’augmente la vitesse. Je suis aux anges, quel bonheur ! La surface est plate comme une mer d’huile, pour user d’un vocabulaire marin, la barque fend allègrement les eaux, poussé par son moteur quasi silencieux. Sur ma droite, je croise une famille de grèbes pas effarouchée par ma présence. À intervalles réguliers ils plongent puis remontent. Sur ma gauche, je distingue les ruines d’un village, certainement abandonné lors de la mise en eau du lac. Il y avait des gens qui vivaient ici avant que tout soit noyé. Devant moi la liberté, l’aventure, un horizon à nul autre pareil. J’ai choisi d’atteindre un îlot lointain révélé par mes jumelles, pour jouer au Robinson. Il n’y a que le temps qui n’est pas franchement de la partie : lourd, orageux, plutôt menaçant. Je ne m’en soucie guère, tout à mon extase, grisé d’être affranchi des rames. Finie l’époque du galérien !

Déjà vingt minutes de navigation, je ne suis plus très loin. À distance respectable je longe des falaises de calcaire, suis un bras qui doit me conduire au but mais le ciel commence sérieusement à m’inquiéter. De gros nuages s’agglutinent à l’ouest, la clarté du jour s’assombrit. C’est pas vrai, je ne vais pas être obligé faire demi-tour ? Je réfléchis puis décide vaille que vaille de terminer la dernière centaine de mètres qui me sépare de l’îlot. Trop bête de renoncer si prêt !

J’accoste en prenant soin d’éviter les quelques obstacles. Hop, je saute à l’eau et attache la barque à l’aide d’une longue corde. Je m’amuse à croire que je suis le premier humain qui arpente ce bout de terre. J’en fait le tour, m’attarde sur les vestiges d’un muret, quand soudain le bruit en altitude d’un roulement de tambour me pétrifie. Le tonnerre ! Nom de dieu, faut pas moisir ici ! Je ne pensais pas qu’il arriverait si tôt, persuadé d’avoir encore de la marge pour rentrer à bon port. Inquiet, je lève la tête. Oui, il n’y a pas de doute, un orage se forme, d’épais cumulonimbus en ascension verticale ne peuvent tromper. J’hésite sur la conduite à tenir, peut-être serait-il plus sage de rester sur l’îlot et d’attendre que ça passe ? Certes, mais combien de temps ça va durer ? Je n’ai rien pour m’abriter, aucune envie de me prendre des seaux d’eau sur la tête. Pas le choix, il faut rentrer , et vite ! Je cours à la barque, détache la corde et grimpe sur le banc. J’enclenche le moteur, direction fissa le point de départ.

J’avoue être tendu, pas rassuré du tout. Ce qui m’inquiète le plus pour l’avoir éprouvé en d’autres circonstances, c’est le coup de vent précurseur de l’orage. Avant le déclenchement des éléments il y a de fortes bourrasques, parfois très violentes. Et là je suis sur une coquille de noix, entouré d’une immensité liquide sans rien pour contrer la course des vents. Quel con ! Tout à la hâte d’essayer mon bateau je n’ai pris garde à la météo. Grossière erreur de débutant. Maintenant il faut que je me sorte de ce guêpier et ça ne va pas être une partie de plaisir.

La surface du lac, tout à l’heure lisse, se creuse de petites rides, de plus en plus rapprochées.  Bbbbbrrrroooouuuuummmmm !  Oh putain, ce grondement est plus sonore que le premier, l’orage vient droit sur moi ! Je ne voulais pas pousser le moteur mais les conditions m’y obligent. Je le mets au maximum pour rentrer au plus vite, me ravise quand je me rends compte que je gagne en vitesse au détriment de la stabilité. En forçant sur l’allure je suis davantage secoué, ce n’est pas le moment sachant que ça y’est, le vent se lève ! Je reviens à une vitesse raisonnable, regrette pour le coup de ne posséder un Zodiac. En vérité l’électrique c’est écolo mais tout de même bien lent. Il ne faut pas demander de miracle à une batterie de 12 volts.

Les premières gouttes commencent à tomber, criblent le lac d’une multitude de ronds qui s’entrecroisent. Faisant fi des consignes élémentaires bonnes pour les pleutres, je n’ai évidemment pas de gilet de sauvetage. Si je passe à la baille, tant pis pour ma gueule ! Il n’y a que mon épouse qui sait que je suis à cet endroit, loin d’imaginer la situation critique dans laquelle je me suis fourré. Personne pour me porter secours, je dois me sortir de ce mauvais pas seul.

L’éclair qui déchire le ciel me prévient que j’entre dans le dur. Les rides se sont transformées en vaguelettes, frappent la coque et m’éclaboussent le visage. Quand ma casquette s’envole dans les airs, perdue à jamais, je me raidi sur le banc, crispé, en attente du coup de tabac que je vois venir. Il se manifeste, furieux, par une grosse claque sur le flanc de la barque qui me force à lâcher la barre et me cramponner des deux mains. Je reprends le contrôle de la propulsion, comprends que je dois me mettre face au vent pour éviter le chavirage. Les chocs conjugués d’eau et vent sur le côté sont beaucoup trop dangereux. Avec cette tactique je suis légèrement moins exposé mais, du coup, je perds le cap ! Ma barque ne pointe plus exactement vers la voiture, ce qui signifie, à mon grand désarroi, que je dois faire une courbe qui me rallonge. J’opte pour une stratégie de secours. Puisque je suis contraint d’abandonner la ligne droite, je vais remonter le vent jusqu’à la rive la plus proche et suivre celle-ci pour regagner le départ. C’est plus long, cependant si je tombe dans l’eau je pourrai regagner le rivage à la nage.

La luminosité a décrût fortement, instaurant une ambiance angoissante, rompue à intervalles réguliers par de fugitives lueurs électriques. Dans mon malheur j’ai de la chance, comme souvent par ici c’est un orage sec. Des bourrasques, des éclairs, mais peu de pluie. J’aurais dû rester sur l’île, attendre…

Au niveau du mental, passé la panique du début, je suis entre deux états : l’inquiétude mais aussi l’excitation. L’effet de l’adrénaline, sans doute, qui étreint le cœur tout en décuplant l’énergie. Je crains de couler et en même temps j’apprécie cette situation extrême ; ma barque qui claque sur les flots, le bruit du tonnerre, le vent dans les cheveux. L’existence reste si fade en général que ces imprévus remettent du piment, de la même façon que tous ces gens à la recherche de sensations fortes. D’autant que bientôt je ne risque plus rien, à vingt mètres de la rive, je n’ai plus qu’à la longer jusqu’à l’accostage.

Le moteur au ralenti, je louvoie entre les arbres noyés pour retrouver le point de départ. Je descends, l’eau à mi-taille, et attache mon petit rafiot qui a tenu bon. Baptême du feu est inapproprié mais c’est pourtant tout comme. Je m’en souviendrai de cette première sortie!

Le vent faibli, les nuages lourds se disloquent au bonheur des rayons qui se fraient des passages, se hâtent de réchauffer une terre humide. Avec le calme revenu les animaux ; ici une poule d’eau, là la tête d’un ragondin ou je ne sais quoi qui nage vers je ne sais où. Afin de me remettre de mes émotions j’ai sorti une bière de la glacière. Je la sirote l’âme en paix, assis sur un tronc, face au lac splendide. Ce sont dans ces instants de grâce qu’on se sent heureux de vivre.

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Membre, 56ans Posté(e)
Auger Membre 10 659 messages
Maitre des forums‚ 56ans‚
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Très joli texte, sur le fond comme sur la forme.

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Modérateur, ©, 108ans Posté(e)
January Modérateur 62 202 messages
108ans‚ ©,
Posté(e)

Merci pour le coup de frais :) 

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Membre, 56ans Posté(e)
Jano Membre 29 messages
Baby Forumeur‚ 56ans‚
Posté(e)

Merci Auger et January d'avoir parcouru cette mésaventure. Autant vous dire que maintenant j'ai toujours un gilet de sauvetage lors de mes sorties lacustres.

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Modérateur, ©, 108ans Posté(e)
January Modérateur 62 202 messages
108ans‚ ©,
Posté(e)

Ah la la, c'est le B-A ba, le gilet de sauvetage :acute:

(dixit une ancienne de la SNSM)

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