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Le Professeur d'économie


Hugh-Eau

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Nouveau, 34ans Posté(e)
Hugh-Eau Nouveau 1 message
Baby Forumeur‚ 34ans‚
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C'était il y a quelques années. J'entrais tout juste en master et, pour la première fois de ma vie, j'allais assister à un cours d'économie. De base, je n'étais pas vraiment économe, plutôt branché social et humanité, réfractaire aux lois du marché et, plus encore, allergique aux chiffres. Un littéraire pur jus, si vous le voulez bien, et le plus incroyable dans tout ça c'est que ce spécimen – Mr. Drill qu'on l'appelait – que j’ai eu la chance d’avoir comme professeur, m'a complètement changé.

Au premier cours, j'étais assis au fond de l'amphithéâtre en compagnie de mes nouveaux camarades de volée. On sentait bien la ferveur d'une nouvelle année qui commençait et déjà les rumeurs allaient bon train, notamment à propos de ce professeur d'économie, Mr. Drill, « un parfait saligaud », disait un étudiant qui l'avait eu pendant un semestre l'année d'avant, « une ordure finie », glissait un autre dans le brouhaha ambiant. Je l'attendais donc sans trop me faire d'idées, mais avec une pointe de crispation. Dans mes yeux, des rangées de pourcentage défilaient déjà en espérant que le temps passe le plus vite possible.

Et là, tout à coup, à l'heure pile du début du cours, quatorze heures pétantes, les doubles portes de l'amphithéâtre s'écartèrent et Mr. Drill apparut. Démarche vive et furtive. Style classieux et surprenant. Gourmette en or, costume sur-mesure et cravate à motif. Pas l'allure d'un pédagogue, plutôt celle d’un homme d’affaires pressé avec une pile de dossiers sur le feu.

Faisant fi de toute politesse, il s'est installé, attaché-case sous le bureau et fiches sur la table, débutant son cours là où il l'avait interrompu la semaine dernière.

Problème ; c'était le premier cours !

Le bruit a fondu tout autour de moi et sa voix est devenue beaucoup plus claire ensuite. Il parlait vite, on aurait pu croire qu'il rappait, quel phrasé !

Dès le départ, Mr. Drill a affiché ses positions libérales, son attachement aux fonctions régaliennes de l’État et aussi son mépris pour le gouvernement en n’omettant pas d'inclure l'administration et le système de protection sociale qu'il qualifiait d’« ubuesques ».

« Je sais, ça peut choquer » a-t-il dit sans respirer, « vous pouvez partir si vous le voulez. »

Là, deux filles se sont levées et quand elles sont sorties de l'amphithéâtre, Mr. Drill a ri d'une façon courte et violente. Son front était dégarni, son regard précis comme celui d'un aigle et sa peau, fraîche et tendue comme celle d'un jeune homme de vingt ans. Il tirait la langue et la faisait claquer sur ses lèvres. On aurait dit un savant fou et les clins d’œil qu'il lançait tout au bout de la salle m'étaient sans doute destinés.

Je me suis donc avancé de quelques rangs la semaine suivante. Mr. Drill aimait faire des parenthèses pendant son cours et, franchement, ça prenait des airs de one-man-show. Il ponctuait souvent ses digressions par des remarques telles que : « ce n’est que mon avis » ou « je sais, ça peut choquer ». Cette façon qu'il avait d’asséner ses propos sans même songer à les nuancer, à les distancer, c'était si fort ! Il suintait l'audace et ça me plaisait de plus en plus. Mr. Drill ne lisait pas son cours : il le vivait, il le contait. C'était comme un récit vivant peuplé d'anecdotes croustillantes et de personnages récurrents que j'avais hâte de retrouver chaque vendredi matin.

Et ça ne tenait pas seulement de l'improvisation car, même si la spontanéité débordait par tous ses pores, je parvenais à discerner l'inébranlable structure de sa dissertation. Chaque personnage avait une fonction bien précise. Un exemple parmi d’autres, il utilisait toujours son cousin américain pour pointer les défauts de l’État-Providence. Son cousin américain, à force, je le connaissais par cœur, presque aussi bien que son cours !

Les semaines passaient et j'avançais toujours d'un rang, si bien qu'avant les vacances de la Toussaint,  je me retrouvais tout seul devant, à lui poser des questions en fonction des recherches que j'avais menées de mon côté. Je vivais son cours avec lui. J'étais pendu à ses lèvres. Je levais la main, je participais. Et, autour de moi, il n’y avait plus personne. Sans le vouvoiement et le tableau vert, on aurait été comme deux vieux amis dissertant sur la société, au bistrot ou ailleurs. Le mieux, c'est qu'il me prenait en exemple en assaisonnant mes remarques par des : « bravo monsieur », « oui exactement » ou des « vous avez bien entendu votre camarade ? »

Il m'avait rendu fier, j'étais devenu confiant et quand je racontais des plaisanteries à mes camarades, je m'inspirais de lui, de sa prestance. Et, justement, des amis, j'en avais de plus en plus. En à peine un mois, le loup solitaire que j'étais avait mué en un fauve mondain à l'opinion acide qu'on aime avoir à sa table pour dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas et pour la fulgurance de ses interventions. Je ne jetais plus autant d’argent dans les bouquins et les sorties du week-end ; j'économisais pour m'acheter une voiture, une américaine, une Cadillac, comme Mr. Drill.

Mr. Drill avait un credo, un leitmotiv qu'il se plaisait à répéter souvent, enseigner c'est simplifier. Oui, c'est ce qu'il disait. Simple et efficace. Lui, tout simplement. Et je trouvais ça tellement vrai ! Alors, j'ai commencé à appliquer ce principe à tout et n'importe quoi, aussi bien à mes cours qu’à propos du chômage « si on veut bosser, on peut », à propos de l'immigration « au bout d'un moment, on ne peut plus accueillir toute la misère du monde » ou de l'exil fiscal « ils ne l'ont pas volé leur fric, quand même ! ». Une chose est sûre : ça facilite bien des choses. Et puis, ça évite de gaspiller sa salive.

Ah, sacré Mr. Drill !

Franchement, j'aurais aimé le connaitre en privé, m'en faire un ami. Il se définissait lui-même comme néo-libertarien, « sans la bible et le fusil »,  avait-il précisé en remuant ses sourcils taquins.

Je me jetais avidement sur ses conseils de lecture. Je me suis même abonné à Contrepoints, comme il nous l'avait suggéré en début d’année. Mais il n'empêche que je me demandais ce qu'il pouvait bien prendre : toujours à fond la caisse, jamais fatigué, jamais cerné, tout le temps la forme !

Je ne l'ai jamais croisé ne serait-ce qu'une seule fois à la machine à café et j'avais tendance à lui attribuer un style de vie hyper-sain, en train de courir sur son tapis de sol devant BFM TV tout en passant des coups de fils et en repassant ses chemises.

Je me rappelle aussi qu'il partait toujours cinq minutes avant la fin du cours, comme s'il était attendu autre part, comme s'il avait un avion à prendre !

Et ses vannes misogynes, ses vannes sur les pauvres et ses éclats de rire déments, cet homme n’était pas seulement un professeur, c'était aussi un artiste.

Non sans tendresse, je me remémorais son trait d'esprit sur les deux personnes au RSA qui se rencontrent et sa tête quand il a remarqué mon hilarité. Une tête d'écureuil pleine de malice, alors qu’il mordillait en même temps une branche de ses lunettes. Mr. Drill aimait divertir, un vrai entertainer.

Son dernier bouquin s'intitulait Ils ont déjà tout pris, ils viennent pour en reprendre, et comme son nom l'indiquait, il traitait du gouvernement socialiste, de sa campagne anti-riche, du système français sclérosé. Il trônait fièrement sur la table de chevet de l’hôtel dans lequel j'avais posé mes valises pour la semaine. Je lisais un chapitre avant de dormir, pour faire des rêves avec des chiffres pleins de zéros.

Au dernier semestre, nous n’étions plus que douze dans son cours, mais je ne regrettai rien de cette période. Certaines des personnes que j'ai rencontrées là-bas sont encore aujourd'hui mes meilleurs amis et je fais régulièrement affaires avec eux. Désormais, c’est moi le moteur du monde.

Oui, je sais, ça peut choquer.

 

 

 

By Hugo.

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