Novembre.

Du bout des doigts, j'effleurais l'étagère en chêne de la grande bibliothèque, puis j'ouvris un livre familier, dessins illustrant la première guerre mondiale , hommes grimaçant sous des casques à pointes , baïonnette en avant donnant l'assaut.

A la fois fasciné , horrifié, je refermais religieusement le livre et le replaçais au milieu des autres , les autres prenaient tous les murs de la pièce, de bas en haut, recouvrant les étagères massives sur le parquet croisé et ciré.

La cheminée de marbre noire était fermée, la pendule sonna, son tintement me fit sursauter.

Les fauteuils , la table basse où un jeu d'échec était posé partie inachevée , je me mis tantôt du coté des blancs et puis du coté des noirs sans bouger les pièces, j’échafaudais des stratégies.

Des objets de toutes sortes , des souvenirs, des pièces anciennes, un sabre, une montre en or je suppose.

La pièce me semblait à la fois remplie de souvenirs et vide comme ayant perdue son âme, je m'enfonçais au fond d'un fauteuil, son fauteuil et fermais les yeux.

Je le voyais encore sur l'allée centrale, peinant à marcher, voûté sous le poids de ses souvenirs, de son passé douloureux , des camarades comme il disait, de son ami Louis qui lui sauva la vie.

Il ne sortait plus beaucoup et là il fixait son chien, son dernier compagnon, voûté lui aussi occupé à sa sortie quotidienne, truffe au vent blanchie par le temps .

Le fil qui les reliait s'était brisé un soir quand l'animal mourut à la tombée de la nuit .

Puis les sorties furent rares , et le drapeau mis en berne quelques semaines plus tard, les deux poilus avaient déserté la grande demeure laissant un vide affreux.Un champ de bataille en ruine dans ma tête d'enfant !

C'est mon anniversaire, ce soir pour mes sept ans ,je  serai à l'honneur, on a invité ma famille, ma mère a préparé un repas, un  beau moka à la crème au beurre et l'a parsemé de praliné, elle a  acheté les bougies   à l'épicerie et m'a fait revêtir ma plus belle robe, je suis excitée à l'idée des cadeaux qu'on me destine. On a dressé une table bien soignée avec les trois verres pour chacun, le service en porcelaine des fêtes, la belle nappe brodée avec serviettes assorties et la belle ménagère du coffret.

Une heure et demie avant l'arrivée des convives , je suis excitée comme une puce, je cours dans tout l'appartement après mon frère, je suis intenable... La sonnerie tinte, les joues vermeilles, le cheveu ébouriffé je viens dire à ma mère: "quelqu'un sonne...les invités sont en avance."

J 'accompagne, réjouie  et guillerette ma mère à la porte et nous découvrons dans l'entrebâillement mon grande père, grave, la mine décomposée, le teint gris, l'œil et la joue humides.. Ma mère embrasse la scène  et  comprend illico que la situation est critique .

Le grand-père s'effondre et se met à hoqueter:

-"ma mère...Ta grand-mère est morte tout à l'heure, du diabète".

Ma mère ,fond en larmes, se jette dans les bras de son père.

-"Cela veut donc dire que mon arrière grand-mère ne viendra pas à mon anniversaire;" dis-je consternée.

Ma mère revint sur terre et me toise sévèrement de son regard bleu et dur puis  elle m'invective:

-" Et celle-là qui pense à son anniversaire, cette égoïste, il s'agit bien de ça! Bon, je vais chercher mon manteau et je viens avec toi, je t'accompagne.Pour la petite, je vais demander à la voisine si elle peut me la garder", dit- elle à son père.

Elle sonne chez la voisine et  dès que celle -ci  aparaît , elle explique rapidement la situation. La voisine  consent, avec beaucoup de gentillesse à me garder elle a un petit garçon qui est adorable et qui vient me prendre,là sur le palier, par la main. Je suis repoussée d'un mouvement impatient ,par la main de ma mère qui a hâte de se débarrasser de moi, chez ces gens que je connais à peine, comme un paquet de linge sale tandis que le petit garçon me guide chez lui. Une fois dans l'appartement de la voisine ma mère me dit :" je reviens sois bien sage" .Et la porte se ferme; je hurle et me mets à mon tour , à pleurer.

Le  petit garçon caresse ma joue et tente de me consoler, la maman, me rassure et m'explique:" tu vas jouer avec mon fils ta maman va revenir...Elle ajoute à l'intention de  à son petit garçon que je suis triste car je ne reverrai plus jamais ma mémé parce quelle est morte, qu'elle est partie pour toujours, au ciel, du coup, je pleure de plus belle parce que ma mère et mon père ne sont pas à côté de moi et qu'ils sont aussi peut-être partis pour toujours, au ciel, le jour de mon anniversaire ! Le petit garçon comprend que lui aussi risque de perdre un jour sa maman et est effaré. Mais sa maman le réconforte avec un gros câlin. Elle lui dit que ma mémé était bien vieille et bien usée, mais qu'elle est encore jeune et que mon papa et ma maman aussi et que mourir , ce n'est pas encore le moment pour eux!

J'ai beaucoup joué avec le petit garçon. Mes parents sont venus me chercher tard dans la nuit alors que je sommeillais.

 Le lendemain, dans l'après midi, toute la famille est réunie, ça parle obsèques, succession, testament, partage, héritiers. Des mots nouveaux pour moi...Vers la fin de l'après midi ,Ma tant s'avise que la table est mise et se renseigne.

Puis elle  se met à parler: c'est pas tout,que la grand-mère soit morte hier, mais c'est aussi l'anniversaire de la petite! Alors on va se le manger, ce gâteau?

Cette année là, ma tant m'a offert le jeu de Monopoly. J'ai soufflé les bougies.

Depuis ce temps ma mère n'a plus jamais confectionné de gâteau...Ni fêté mon anniversaire d'ailleurs.

C'est Novembre, les feuilles mortes rejoignent le sol et s'y décomposeront, le vivant retourne à la terre et meurt . La terre inlassablement produira de nouveau du vivant…

Mais,Le vent emporte les feuilles et  n'efface pas les souvenirs...