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L'Archipel du Goulag

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January

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January Modérateur 61 742 messages
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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 2 - Un zéphyr de révolution - Extraits choisis

Et nous fûmes plusieurs à être "rectifiés"- par un transfèrement en camp spécial.

Notre voyage dura longtemps : trois mois (au dix neuvième siècle , on pouvait faire mieux à cheval).

[...]

Nous étions dans notre wagon carcéral. L'escorte, ma foi, ressemblait à toutes les escortes : elle nous avait entassés à quinze par compartiment, nous donnait à manger du hareng, tout en nous apportant aussi de l'eau, il est vrai, et en nous conduisant matin et soir faire nos besoins, et nous n'aurions eu aucun motif de chicane avec elle, n'était ce gars qui nous avait jeté, imprudemment mais sans la moindre méchanceté non plus, que nous étions des ennemis du peuple.

[...]

"Si nous sommes des ennemis du peuple, pourquoi est ce que vous maquillez les fourgons ? Vous n'avez qu'à nous transporter ouvertement !"

Soljénitsyne raconte dans ce chapitre ce "voyage", ce transfèrement. Le "zéphyr de révolution" (titre du chapitre), c'est la nouvelle sollicitude des gens qui s'approchent du convoi, les regards qui ont changé, les audaces de certaines personnes qui viendront donner pain, cigarettes, aux détenus, en bravant et même insultant l'escorte.

[...] déposant son panier, elle agite, agite encore ses deux bras dressés, et elle sourit ! Puis, décrivant de rapides boucles avec son doigt, elle nous montre : "écrivez, écrivez des billets !", puis - arc de cercle d'un envol : "jetez-les-moi !", et avec un geste du côté de la ville : "je les porterai, je les transmettrai !" Enfin, les deux bras grands ouverts : "que puis-je faire encore ? comment vous aider ? amis !"

[...]

Ainsi se déroulait donc notre voyage et je ne pense pas que l'escorte se sentît escorte du peuple. Plus nous allions, plus nous nous enflammions à la pensée que nous étions dans notre bon droit, que la Russie entière était avec nous et qu'il était grand temps d'en finir, d'en finir avec cet établissement.

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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 3 - Chaînes, des chaînes... - Extraits choisis

Mais notre fougue, nos attentes anticipatrices se trouvèrent bien vite écrasées. Le zéphyr des changements ne soufflait qu'en courant d'air : dans les prisons de transit. Ici, derrière les hautes enceintes des Camps spéciaux, il n'avait pas pénétré.

[...]

Le travail choisi à l'intention des Camps spéciaux était le plus pénible que pouvait fournir le pays environnant. Les premières subdivisions du Steplag, celles avec lesquelles il commença, étaient toutes vouées à l'extraction du cuivre. On pratiquait le forage à sec, la poussière du mort terrain provoquait rapidement la silicose et la tuberculose. Les détenus tombés malades étaient expédiés pour y mourir au célèbre camp de Spassk.

[...]

Spassk était le lieu où l'on envoyait les invalides, les invalides finis, ceux qu'on se refusait à utiliser plus longtemps dans ses propres camps. Mais - ô surprise ! - à peine avaient-ils franchi le seuil de la zone thérapeutique de Spassk que les invalides étaient sur le champ transformés en trimeurs de plein exercice.

Un cul de jatte devient garçon de courses.Les unijambistes sont tous utilisés à du travail assis : concassage de cailloux , tri de copeaux. Les manchots font tourner à la main les machines des ateliers de mécanique. S'il faut les deux bras, on prend deux manchots : un qui a son bras droit et l'autre qui a son bras gauche.

[...]

Les gars travaillent sans maque, inutile de chercher midi à quatorze heures. Il faut bien qu'il y ait renouvellement du contingent.

[...] Six mille hommes se rendaient au travail sur une digue, à douze kilomètres de là. Comme c'étaient tout de même des invalides, le trajet aller leur prenait plus de deux heures, et autant le trajet retour. A quoi il convient d'ajouter une journée de travail de onze heures (rares étaient ceux qui tenaient deux mois à ce régime).

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January Modérateur 61 742 messages
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Ah, et puis il y avait encore un autre espèce de travail. Chaque jour, de cent dix à cent vingt hommes sortaient creuser des tombes. Deux "Studebakers" transportaient les cadavres dans de grands cageots, desquels dépassaient bras et jambes. Même durant les mois d'été favorables de 1949, il mourut dans les soixante, soixante-dix personnes par jour, en hiver ce fut une centaine.

Tout cela se passait en l'an 1949, trente-deuxième année de la révolution d'Octobre, quatre ans après la fin de la guerre et ses cruelles nécessités, trois ans après l'achèvement du procès de Nuremberg, après que l'humanité tout entière eut appris les horreurs des camps fascistes et soupiré avec soulagement : "Cela ne se reproduira plus !"...

[...]

Bientôt se firent connaître parmi nous des maîtres maçons, d'autres entreprirent leur apprentissage, si bien que nous devînmes une brigade de maçons. Notre travail marchait bien.

On montra à notre brigadier un tas de pierres à proximité du Bour. On lui expliqua que le bour qui était en place n'était encore qu'un demi-bour, qu'il fallait maintenant lui ajouter une seconde moitié exactement semblable, et que ç'allait être le travail de notre brigade.

C'est ainsi que, pour notre plus grande honte, nous nous mîmes à construire notre propre prison.

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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 4 - Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ? - Extraits choisis

Si nous nous sommes laissés faire dans les camps, c'est parce qu'il n'existait pas d'opinion publique dans le pays.

Car, d'une façon générale, quels sont les moyens de résistance pensables pour un détenu, de résistance au régime auquel on le soumet ? D'évidence, les voici :

1. La protestation

2. La grève de la faim

3. L'évasion

4. La révolte.

Or donc, chacun voit clairement que les deux premiers moyens sont efficaces (et que les geôliers les craignent) uniquement à cause de l'opinion publique ! Sans elle, ils nous rigolent au nez avec nos protestations et nos grèves de la faim.

Voici qui fait beaucoup d'effet : devant les autorités de la prison, déchirer sa chemise sur soi-même, comme Dzejinski, et obtenir ainsi satisfaction de ses exigences. Mais ça n'est le cas que s'il existe une opinion publique. Sinon - un baîllon dans la bouche et il ne vous reste plus qu'à payer pour la chemise de l'administration.

S'agissant de nos grèves de la faim, la vanité en a été suffisamment montrée.

Et les évasions ? [...] Nos évasions à nous, depuis celles des Solovki à bord d'une frêle nacelle voguant sur la mer ou dans une soute au milieu des rondins, jusqu'aux élans suicidaires, insensés, désespérés hors de scamps stalinien de la dernière époque, nos évasions ont été des entreprises de géants, mais de géants voués à la mort.

[...]

Quant aux révoltes de détenus, aux révoltes qui soulèvent des trois, cinq, huit mille hommes, l'histoire de nos révolutions n'en a pas connu du tout.

[...]

Si bien qu'à la question : Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ? , il est temps de répondre : Mais nous ne nous sommes pas laissé faire ! Vous en lirez l'histoire : nous ne nous sommes pas du tout laissé faire.

Dans les Camps spéciaux, nous avons hissé le drapeau des "politiques", nous sommes devenus des politiques !

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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 5 - Poésie sous une dalle, vérité sous la pierre - Extraits choisis

[...] je ressentais un tel afflux de vers et d'images que j'avais l'impression d'être emporté au-dessus d'elle dans les airs, plus vite, toujours plus vite, jusque là-bas, au chantier, pour écrire quelque part dans un coin. En de pareils instants, j'étais à la fois libre et heureux.

Seulement voilà : comment écrire dans un Camp spécial ?

La mémoire, voilà la seule placarde où détenir ce qu'on a écrit, où lui faire franchir fouilles et transferts. Au commencement, je n'avais guère confiance dans les possibilités de ma mémoire ; aussi m'étais-je décidé à écrire en vers. C'était là, bien entendu, violer les lois du genre. Plus tard, je découvris que le prose aussi se laisse fort bien triturer de manière à se loger dans les profondeurs mystérieuses de ce que nous portons en nous-mêmes, dans notre cerveau.

Libérée du poids des connaissances inutiles liées à une vaine agitation, la mémoire du prisonnier frappe par l'ampleur de sa capacité, elle est susceptible de sans cesse se dilater.

Nous avons trop peu confiance dans notre mémoire !

[...]

J'avais décidé d'écrire par tout petits morceaux de douze à vingt lignes puis, après mise au point, de les apprendre par coeur et de les brûler. J'avais posé comme ferme principe de ne pas me fier à un simple déchirage du papier. Et il ne fallait pas traîner avec les bouts de papier non encore brûlés. Trois fois je me fis sérieusement pincer avec eux, et la seule chose qui me sauva, c'est que je n'inscrivais jamais les mots les plus dangereux, je les remplaçais par des traits.

[...]

Combien y en avait-il, de gens de cette sorte ? Beaucoup plus, je pense, qu'il n'en a émergé en ces années intermédiaires. Il n'a pas été donné à tous de vivre assez vieux, et les oeuvres ont péri dans les têtes. Qui a caché en terre une bouteille avec du papier dedans, mais n'a dit l'endroit à personne. Qui a donné à conserver, maris en des mains négligentes, ou bien, au contraire, trop prudentes.

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Au camp, ce n'est pas comme dans la vie ordinaire. Dans la vie ordinaire, chacun s'efforce imprudemment de s'exprimer et de se mettre en valeur extérieurement. En détention, au contraire, tous sont dépersonnalisés : mêmes cheveux tondus, mêmes visage non rasés, mêmes bonnets, mêmes cabans.[...] Mais sans que nous le voulions, les flammèches de l'esprit se meuvent, se frayent un chemin l'une vers l'autre. Hors de tout contrôle, les semblables font connaissance et se rassemblent.

[...]

Parmi les prisonniers des camps, vous vous déplacez comme en terrain miné, vous radioscopez chacun d'eux avec les rayons de l'intuition, évitant ainsi l'explosion. Et, même avec cette prudence générale, que de personnages poétiques se sont découverts à moi dans la boîte cranienne rasée, sous la veste noire du zek !

Et combien se sont retenus pour ne pas être découverts ?

Et combien - des milliers - une fois de plus ! - n'ai-je jamais, jamais rencontrés ?

Et combien en as-tu étranglés au cours de ces dizaines d'années, ô maudit Léviathan ?!?

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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 6 - Un évadé dans l'âme - Extraits choisis

Un évadé dans l'âme ! C'est un homme qui sait ce qu'il risque. Il a vu des cadavres d'évadés fusillés, allongés pour l'exemple : près du portail. Il a vu aussi ceux que l'on ramène vivants : peau bleue, toussant leur sang, conduits d'un baraquement à l'autre et contraints de crier : "Regardez, détenus, ce qu'on a fait de moi ! Ca sera la même chose avec vous !" Il sait que le cadavre d'un évadé est le plus souvent trop lourd pour qu'on le traîne jusqu'au camp. On se contente donc de rapporter dans un sac la tête du fugitif ou bien, en plus, le bras droit tranché au coude, pour que la Section spéciale puisse vérifier l'empreinte des doigts et passer l'homme dans ses écritures.

[...]

Un évadé dans l'âme, c'est en outre un homme qui rejette les reproches émollients des petits-bourgeois des camps : par la faute des évadés ça va aller plus mal pour les autres ! On va renforcer la discipline ! Dix contrôles par jour ! De la lavure liquide ! Un homme qui rejette loin de lui les murmures des autres détenus concernant non seulement la soumission, mais même les protestations, les grèves de la faim, car il estime que ce n'est pas là combattre, mais se leurrer soi-même.

[...]

De même que n'importe quelle activité de l'homme, les évasions des reclus ont leur histoire et leur théorie. Il n'est pas mauvais de connaître l'une et l'autre avant de mettre la main à la pâte.

L'histoire, ce sont les évasions qui ont déjà eu lieu. Leur technique n'a pas fait l'objet, de la part de la section tchékiste opérationnelle, d'une brochure de vulgarisation, la section recueille l'expérience à son seul profit. Cette histoire, vous pouvez l'apprendre par d'autres évadés, ceux qui ont été repris. Très précieuse est leur expérience, sanglante, souffrante, acquise au péril de la vie. Seulement, questionner en détail, pas à pas, un évadé, trois évadés, cinq évadés, ça n'est pas un truc innocent, c'est extrêmement dangereux. Ca n'est pas beaucoup moins dangereux que de demander : qui est-ce qui sait par l'intermédiaire de qui je pourrais entrer dans une organisation clandestine ?

Quant à la théorie de l'évasion, elle est fort simple : faites comme vous pourrez. Evasion réussie ? donc, vous connaissez la théorie. Repris ? donc, vous n'êtes pas encore au niveau. En tout cas, le b-a ba, le voici : l'évasion peut avoir lieu depuis les chantiers de travail et depuis la zone d'habitation. S'évader des chantiers est plus facile : ils sont nombreux, la garde y a moins ses habitudes, et vous y disposez souvent d'un outil. On peut s'évader tout seul : plus difficile, mais on ne sera donné par personne. Ou bien à plusieurs : plus facile, mais tout dépend si vous êtes faits les uns pour les autres. Encore un autre principe, dans la théorie : la géographie de l'endroit doit être si bien connue que la carte vous en flamboie devant les yeux. Or, de carte, vous n'en verrez pas au camp. Autre principe encore : il faut connaître la population au milieu de laquelle passe le chemin de l'évasion. Et voici encore une indication de méthode : vous devez en permanence préparer votre évasion selon un plan, mais être prêt à tout instant à vous enfuir tout à fait autrement : au gré de l'occasion.

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January Modérateur 61 742 messages
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Voici le plan : dès qu'on est dans la cité ouvrière, s'emparer d'un camion. L'arrêter, dire au chauffeur : tu veux gagner un peu d'argent ? Nous avons besoin d'apporter ici deux caisses de vodka à prendre dans le vieil Ekibastouz. Quel vrai chauffeur refusera jamais de boire un coup ? On marchande un peu : pour toi, un demi litre ? Un litre ? D'accord, roule, mais pas un mot à personne. Ensuite, en route, assis à côté de lui dans sa cabine, on le réduira et on l'emmènera dans la steppe où on l'abandonnera ligoté. Nous, on foncera pour atteindre l'Irtych avant le matin, on le traversera en barque et on filera sur Omsk.

Il fait encore plus noir. Sur les miradors, les projecteurs s'allument, ils éclairent le long de l'enceinte : les fugitifs, pour l'instant, sont dans un secteur d'ombre. C'est le moment ou jamais. Bientôt ça va être la relève et on va amener et poster les chiens pour la nuit.

Dans les baraques s'allument déjà les ampoules, on voit les zeks rentrer après le contrôle. Il fait bon dans la baraque ? Il fait chaud, on est bien... Tandis que toi, on va te cribler de balles de mitraillette - et couché, voilà le plus vexant, étalé par terre.

Surtout ne pas laisser échapper une toux, un bruit de gorge au pied du mirador.

Allez-y, gardez-nous, sales chiens de garde ! Votre boulot, c'est de nous retenir : le nôtre, de nous enfuir !

Dans le chapitre qui suit, chapitre 7 (Le chaton blanc), Soljénitsyne raconte l'histoire de cette évasion (celle de Tenno) et des vingt jours de liberté qui suivirent. En vingt jours les fugitifs avaient atteint Omsk. Le vingt et unième jour ils sont pris, tabasser, direction prison, enquête, et vingt cinq ans de plus.

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January Modérateur 61 742 messages
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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 8 - Evasions pour moralistes, évasions pour ingénieurs - Extraits choisis

En septembre 1949, de Roudnik s'évadèrent deux bagnards, Grigori Koudla et Ivan Douchetchkine. Dans la mine où ils travaillaient, ils avaient trouvé dans une vieille taille un puits condamné qui s'achevait en haut par une grille. Cette grille, ils s'employèrent à l'ébranler pendant leurs postes de nuit, tout en déposant dans le puits des biscuits, des couteaux, une bouillotte volée à la section sanitaire. La nuit de leur évasion, ils déclarèrent séparément au brigadier qu'ils ne se sentaient pas bien, étaient hors d'état de travailler. La nuit, sous terre, il n'y a pas de surveillants, c'est le brigadier qui a tout pouvoir, mais il doit y aller mollo, car lui aussi peut se retrouver avec le crâne fendu. Les cavaleurs firent sauter la grille et sortirent en rampant. La sortie se révéla située non loin des miradors, mais de l'autre côté de l'enceinte. Ils s'en furent sans avoir été repérés. Ils mirent le cap, en plein désert, vers le nord-ouest. Le jour ils restaient couchés et marchaient de nuit. Nulle part ils ne tombèrent sur de l'eau et, au bout d'une semaine, Douchetchkine ne voulut plus se lever : "Chourine-moi et bois mon sang !"

Eh, les moralistes ! Quelle est la décision correcte ? Koudla aussi, il a des cercles qui lui dansent devant les yeux. Douchetchkine va sûrement mourir : à quoi sert-il que Koudla périsse également ?... Seulement, s'il trouve bientôt de l'eau, comment va-t-il ensuite, sa vie durant, se rappeler Douchetchkine ? Décision de Koudla : je vais encore avancer et si je reviens sans eau avant le matin, je le délivrerai de ses tortures, qu'on ne soit tout de même pas deux à périr.

Koudla trouvera de l'eau, en rapportera et sauvera Douchetchkine. Ce fut le tour de la faim, ils trouvèrent des chevaux, en tuèrent un, burent son sang à même les blessures et cuisirent la viande pour manger. Plus loin, ils attrapèrent et égorgèrent un mouton. Déjà un mois de cavale ! Ils trouvèrent un abri enterré et y restèrent sans se décider à risquer de quitter ce riche endroit. La nuit, ils faisaient des raids dans un village voisin, y volaient de quoi boire et manger. Mais il y eut alors une chute de neige et pour ne pas laisser de traces, ils durent rester dans leur cagna. A peine Koudla dut-il sortir pour ramasser du petit bois qu'un garde forestier se mit aussitôt à tirer. Les fugitifs furent conduits au village où le peuple criait : "à mort, à mort les voleurs sur le champ et sans pitié !"

C'est alors qu'ils apprennent par le commissaire instructeur venu du raïon qu'ils n'ont pas capturé des voleurs, mais d'importants bandits politiques.

Changement à vue. Plus personne ne crie. Le propriétaire de bêtes volées et dépecées apporte aux captifs du pain, du mouton et même de l'argent "mais tu n'avais qu'à venir me trouver, dire qui tu étais, je t'aurais tout donné de moi-même !" dit-il à Koudla. Et Koudla de fondre en larmes. Après la cruauté subie pendant tant d'années, le coeur ne résiste pas à la compassion.

Plus tard, menottés et à genoux sur le quai de la gare de Koustanaï, les habitants commencèrent à se rassembler autour des prisonniers et à leur lancer du tabac, du pain : "Relâchez les !" Le peuple se dispersa devant la milice. On chargea les évadés dans le train à destination de la prison de Kenguir.

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Membre, 75ans Posté(e)
boeingue Membre 23 346 messages
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des gens qui avaient du coeur !! pour une fois ,dans un enfer pareil !! :coeur:

pauvres évadés ,pas de chance !! :snif:

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Modérateur, ©, 108ans Posté(e)
January Modérateur 61 742 messages
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Les gens étaient tellement dans la peur, leur solidarité pouvait leur coûter tellement cher, que personne ne bougeait... Je ne sais pas si ce paysan aurait bougé une dizaines d'années plus tôt. On voit bien qu'après guerre, l'opinion des gens, sans jamais s'afficher évidemment, change.

A Kenguir fut conçue une célèbre évasion en wagon. Un des chantiers avait en permanence à réceptionner, aux fins de déchargement, un train de marchandises chargé de ciment d'amiante. On le déchargeait dans la zone et il repartait, vide. Et cinq zeks préparèrent l'évasion que voici : ils fabriquèrent une fausse paroi intérieure en bois pour wagon marchandises de type Pullman, pliante par-dessus le marché, articulée comme un paravent, si bien que lorsqu'on la traîna vers le wagon elle apparaissait à peu près comme une large planche très pratique pour faire passer les brouettes. Leur plan : pendant le déchargement, les rois du wagon sont les zeks ; introduire l'assemblage dans le wagon, l'y déplier ; bloquer les charnières de façon à le transformer en paroi fixe ; se placer debout à cinq, dos au fond du wagon et, en tirant avec des ficelles, redresser la paroi et la faire tenir debout. La différence de profondeur dans le wagon sera invisible au juger. Mais il y a une complication dans le calcul du temps : ils faut que le déchargement de tout le convoi soit achevé tant que les zeks sont encore au chantier, et impossible de monter avant le moment du départ, il faut être sûr qu'on va être emmené immédiatement. C'est donc à ce moment-là, à la dernière minute, qu'ils se précipitèrent avec leurs couteaux et leurs vivres, or tout à coup l'un des fugitifs se prit le pied dans un aiguillage et se cassa la jambe. Cela les retarda et ils n'eurent pas le temps de finir le montage avant le contrôle de la rame par l'escorte. Ainsi furent-ils découverts.

(Cette évasion a forcé l'admiration des détenus qui aimaient parfois en changer la fin et en faire une réussite)

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Soljénitsyne nous raconte ensuite l'évasion de détenus qui tant qu'à travailler, vont travailler pour eux : ils vont creuser un tunnel sous leur baraque jusqu'à la sortie. Scier proprement quelques lames de bois, dissimuler une entrée, et creuser. Creuser avec des couteaux, ne pas creuser trop profond mais s'enfoncer suffisamment sous terre pour être en sécurité, conduire le travail par le plus court chemin, toujours savoir où l'on se trouve et déterminer avec sûreté l'emplacement de la sortie.

Evidemment, creuser le plus d'heures possibles sur les vingt quatre de la journée et bien sûr, en se présentant propre et au grand complet aux appels du matin et du soir. Pas de problème : on descend au sous-sol entièrement déshabillé. L'éclairage ? Ils firent passer un fil électrique sous la baraque et dans le tunnel.

L'équipe souterraine était ainsi répartie : l'un, couché, attaquait la terre du front de taille ; le second accroupi derrière lui, remplissait avec la terre extraite de petits sacs de grosse toile fabriqués exprès ; le troisième évacuait les sacs accrochés à ses épaules, le quatrième déversait la terre.

[...] Le sol était tantôt fait de pierre, tantôt de glaise élastique. Les plus grosses pierres devaient être évitées, le tunnel décrivant ainsi des sinuosités. En huit ou dix heures de travail, une équipe ne progressait guère de plus de deux, parfois moins d'un mètre.

Le plus pénible était le manque d'air dans le tunnel : vertiges, pertes de conscience, nausées.

Le tunnel avait un demi-mètre de large, une hauteur de quatre vingt dix centimètres et une voûte semi-circulaire. Son plafond, d'après les calculs, courait à un mètre trente, un mètre quarante de la surface du sol. Les parois latérales étaient renforcées par des planches, au fur et à mesure de la progression on rallongeait le fil électrique et on y accrochait de nouvelles ampoules.

A le regarder en enfilade, c'était un métro, le métro du camp !...

Il ne reste plus que six ou huit mètres avant la tranchée qui entoure le camp.

Et que se passera-t-il après ?

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Tous descendront, l'un après l'autre, dans le boyau souterrain. Celui qui est le dernier à partir sécurisera l'entrée. Mais voilà, le petit Kolia Djanok, trop vif, il a fallu qu'il pointe la tête...

Ils ont cherché longtemps, mais où ont-ils évacué la terre ??

Mais il y en a qui s'évaderont quand même, les premiers passés. Ils prirent la direction du sud-est, vers Sémipalantinsk. Mais ils n'avaient pas de vivres pour un trajet à pied, ni de forces non plus : les derniers jours, ils s'étaient exténués à achever le creusement. Le cinquième jour de leur évasion, ils entrèrent dans une yourte et demandèrent à manger aux Kazakhs, qui les reçurent à coups de fusil...

Ensuite, ils furent encerclés, battus jusqu'au sang et à la chair à vif, et ensuite encore, tout est bien connu, absolument tout..

A présent, si l'on peut m'indiquer des évasions de révolutionnaires des dix neuvièmes ou vingtième siècles qui aient été marquées par autant de difficultés, une telle absence d'aide extérieure, une telle hostilité du milieu ambiant, des châtiments aussi illégaux pour les évadés repris, eh bien qu'on me les cite, ces évasions !

Et après, mais seulement après, qu'on vienne le dire, que nous ne nous sommes pas battus.

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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 9 - Les petits gars à la mitraillette - Extraits choisis

Gardiens en longue capotes à parements noirs. Gardiens soldats de l'Armée rouge. Auto-gardiens. Vieux gardiens de la territoriale. Enfin arrivèrent de jeunes petits gars costauds nés durant le premier plan quinquennal, qui n'avaient pas connu la guerre ; ils empoignèrent des mitraillettes toutes neuves - et s'en vinrent nous garder.

[...]

Quel effet leur faisons-nous, avec nos cabans noirs, nos bonnets gris fourrés à la stalinienne, nos horribles bottes de feutre qui en sont à leur troisième carrière, trois et quatre fois ressemelées, et le tout maculé des rapiéçures de nos numéros ? Ils ne peuvent tout de même pas nous traiter comme des hommes véritables !

Faut-il s'étonner que notre aspect suscite le dégoût ? Mais voyons, il est calculé pour, cet aspect.

[...]

Toute l'astuce et la force du système résident dans le fait que le lien qui nous unit est fondé sur l'ignorance. Leur compassion pour nous est châtiée comme une trahison à l'égard de la patrie, leur désir de parler avec nous comme une violation de leur serment sacrée. Et à quoi bon parler puisque, à l'heure prévue par l'emploi du temps, leur instructeur viendra leur servir une causerie sur la physionomie politique et morale des ennemis du peuple qu'ils sont en train de garder.

[...]

"Les ennemis du peuple que vous gardez, ce sont encore et toujours des fascistes, toujours la même vermine. Nous représentons la force et le glaive vengeur de la Patrie et devons rester fermes. Aucun sentiment, aucune pitié.

Et voilà, c'est comme ça que sont formés les gamins qui, lorsqu'un fugitif vient de tomber, cherchent à lui donner des coups de pied à la tête et pas ailleurs. Qui, d'un coup de pied, font sauter le pain de la bouche d'un vieillard. Qui regardent avec indifférence un fugitif ligoté se débattre contre les planches couvertes d'échardes d'une caisse de camion.

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Les gamins n'y allaient pas d'eux-mêmes, ils étaient enrôlés par le bureau d'incorporation. Celui-ci les mettait à la disposition du MVD. Ils apprenaient à tirer et à monter la garde. Ils gelaient et pleuraient la nuit : qu'est ce qu'ils pouvaient bien avoir à foutre de ces Nyroblags et de tout leur contenu ! Il ne faut pas leur en vouloir, aux gars : ils étaient soldats, ils servaient leur Patrie et même si, dans cet absurde et terrible service, tout n'était pas compréhensible, ils avaient prêté serment, leur service n'était pas facile.

(Lettre de Vladilène Zadorny, né en 1933, qui a servi au Nyroblab de ses dix-huit à ses vingt ans)

[...]

Des gamins de cet acabit, on ne peut pas vous en façonner à toutes les générations, ni chez tous les peuples.

N'est-ce pas là le principal problème du vingtième siècle : est-il admissible d'exécuter des ordres en refilant à d'autres le fardeau de sa propre conscience ? Est-il possible de n'avoir point ses propres notions du mauvais et du bon et de les puiser dans des instructions imprimées et dans les directives verbales de ses chefs ?

[...]

Imaginons maintenant que l'envie de faire preuve d'indulgence vis-à-vis des détenus soit venue à un officier d'escorte. Lui, n'est-ce pas, n'aurait pu le faire qu'en présence et par l'intermédiaire de ses soldats. Autrement dit, étant donné que tout le monde était monté contre tout le monde, ç'aurait été impossible pour lui, et par-dessus le marché, "gênant". Sans compter que quelqu'un l'aurait dénoncé illico.

Le système, on vous dit !

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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 10 - Quand la terre brûle dans la zone - Extraits choisis

En concentrant les Cinquante-Huit dans les Camps spéciaux Staline pensait que cela ferait encore plus peur. Or ce fut l'inverse.

Tout le système d'écrasement élaboré sous son règne était fondé sur la dissociation des mécontents ; il s'agissait de les empêcher de se regarder l'un l'autre dans les yeux, de se compter ; il s'agissait d'inculquer à tous, y compris les mécontents eux-mêmes, qu'il n'y avait aucun mécontent, qu'il existait seulement des individus isolés, hargneux, condamnés à disparaître, et dont l'âme était vide.

[...] Seulement voilà, ils se rendirent compte que ce n'était pas du vide que contenait leur âme, mais des conceptions de l'existence plus hautes que celles de leur geôliers, de ceux qui les avaient trahis, des théoriciens qui leur expliquait pourquoi il fallait qu'ils pourrissent dans les camps.

(Soljénitsyne nous explique ici que les truands perdant leur superbe, les relations entre détenus vont s'améliorer. Plus de vols = moins de suspicion et plus de sympathie. Le début du début qui fait que les choses vont changer, également dans les relations avec les gardiens).

Mais tout cela est lent. Ils prennent des mois et des mois ces changements.

Alors que l'idée audacieuse, l'idée farouche, l'idée un cran au-dessus, c'est celle-ci : comment faire pour que ça ne soit plus nous qui nous enfuyions devant eux, mais eux qui se mettent à détaler devant nous ?

Il a suffi de simplement poser cette question, à un certain nombre d'hommes de la concevoir et de la poser, à un certain nombre d'autres de l'écouter, pour que soit révolue au camp l'ère des évasions. Et ce fut le début de l'ère des révoltes.

Mais cette ère, comment l'inaugurer ? Par quoi la commencer ? Ne sommes-nous pas ligotés, emberlificotés de mille tentacules, privés de notre liberté de déplacement ? Par quoi commencer ?

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Soudain, un suicide. Les autorités se font une raison, le type est décroché de son noeud coulant, expédié à la décharge.

Mais un bruit court dans la brigade : vous savez, c'était un mouchard. Et il ne s'est pas pendu lui-même. On l'a pendu. Une leçon.

"Tuez les mouchards" ! , le voilà, le maillon.

[...]

J'ignore comment cela s'est déroulé ailleurs (on s'est mis à égorger dans tous les Camps spéciaux, même au camp d'invalides de Spassk !), chez nous ça a commencé avec l'arrivée du transfert en provenance de Doubovka, composé pour l'essentiel d'Ukrainiens occidentaux.

[...]

A Doubovka, les choses se terminèrent rapidement par une révolte, un incendie, la dissolution. Les détenus furent tous disséminés, mais la dissémination ne fit que contribuer à embraser encore plus vite toute la masse.

A présent, les meurtres commencèrent à se succéder à une cadence encore plus rapide que les évasions à leur meilleure époque. Les tueurs qui agissaient à cinq heures du matin, horaire favori, étaient masqués, numéros invisibles : décousus ou recouverts.Et même si un voisin du mort avait reconnu la silhouette, il ne s'empressait plus d'aller le déclarer spontanément. Interrogé, il répéterait qu'il n'avait rien vu.

[...]

Et il faut avouer - malgré l'absence de documents établissant la qualité de mouchard - que cette justice non constituée, illégale et invisible, jugeait avec autrement de précision, autrement moins d'erreurs que tous nos tribunaux familiers, troïkas, collèges militaires et Osso.

Le hachoir, comme nous l'appelions, tournait si rond qu'il en vint à annexer les heures de jour, à fonctionner quasi publiquement.

[...]

On ne saurait dénier le sens de l'humour au premier qui eut l'idée d'aller trouver les tchékistes et de leur demander, en récompense de ses longs et loyaux services, de le soustraire entre quatre murs de pierre à la colère du peuple. Et en être réduit à rechercher par soi-même une prison bien solide, à s'y réfugier au lieu de s'en évader, cela, il me semble bien que l'histoire ne nous en a pas laissé d'exemple.

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Le régime disciplinaire fut instauré.

Et les couteaux étincelèrent à nouveau.

Alors les patrons prirent une décision : épingler. Faute de mouchards, ils ne savaient pas exactement qui il leur fallait mais ils avaient tout de même quelques soupçons, quelques petites idées.

Voilà donc deux surveillants qui se ramènent dans une baraque, après le travail, une visite de routine, quoi, et ils disent : "Prépare toi, on t'emmène."

Le zek jette un coup d'oeil sur les gars et dit : "Je n'irai pas." [...]

"Comment tu n'iras pas ? attaquent les surveillants.

- C'est comme ça je n'irai pas !

- Et où faut-il qu'il parte ?... Et pourquoi faut-il qu'il parte ?... On ne vous le laissera pas le prendre !... On ne le lâchera pas !... Allez-vous-en !" s'écrie-t-on de toute part.

Les surveillants tournicotent un peu, et puis s'en vont.

Ils essaient une autre baraque : même résultat.

Alors les loups comprirent que nous n'étions plus les brebis d'antan. [...]

Et nous autres, libérés de ce qui nous souillait, débarrassés des yeux qui nous surveillaient et des oreilles qui nous écoutaient, nous regardâmes autour de nous et vîmes de tous nos yeux que nous étions des milliers ! des politiques ! capables désormais de résister !

La révolution grossissait. Son zéphyr, qu'on eût pu croire retombé, s'engouffrait à présent dans nos poumons comme un ouragan !

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Cinquième partie - Le bagne

Chapitre 11 - A tâtons nous rompons nos chaînes - Extraits choisis

Un bruit digne de foi court le camp comme quoi les mouchards, dans leur "consigne", ont perdu toute retenue : on enferme avec eux des suspects et les mouchards les torturent dans leur cellule, les étranglent, les battent, les forcent à se mettre à table, à donner des noms : qui sont les égorgeurs ?? C'est maintenant que le dessein apparait au grand jour : on torture ! Ce n'est pas la meute qui s'en charge, elle a confié ce soin aux mouchards : cherchez vos assassins vous-mêmes ! Et ainsi vont-ils justifier le pain qu'on leur donne, ces parasites.

[...]

Les trois mille hommes de notre camp n'avaient rien préparé, ils n'étaient prêts à rien ; ils reviennent le soir, et voilà que soudain dans la baraque jouxtant le bour ils se mettent à démonter leurs wagonnets, à empoigner les barres longitudinales et les pièces en X et, fonçant dans la pénombre, à marteler à coups redoublés la forte clôture qui entoure la prison du camp.

[...] Dans le noir, les mitrailleuses se mirent à tirer au hasard dans la zone. Les balles traversaient les murs légers des baraques, blessant, comme c'est toujours le cas, non pas ceux qui étaient en train de donner l'assaut à la prison, mais d'autres qui n'y étaient absolument pour rien.

[...] Blessés et tabassés furent au nombre de deux dizaines environ ; les uns réussirent à se tapir et à dissimuler leurs blessures, la section sanitaire hérita des autres ; leur destin ultérieur : prison et instruction judiciaire pour participation à une émeute.

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Après l'émeute, tout le monde commencera une grève, du travail et de la faim. Mais bientôt, une baraque capitulera, puis une autre, puis toutes.

C'est à ce moment qu'Alexandre Soljénitsyne sera admis à l'hôpital, dans le camp "ukrainien" pour opérer une tumeur cancéreuse. Les nouvelles d'arrestations lui parviennent, un énorme transfert de plus de sept cents hommes se prépare. Il faisait partie du transfert, mais les autorités attendaient que ses coutures cicatrisent. Et puis en fait, on le laissa tranquille, le transfert partit sans lui.

Le virus de la liberté, cependant, se répandait : où le fourrer, sinon toujours dans l'Archipel ? Ce printemps-là, dans tous les cabinets des prisons de transit du Kazakhstan, on voyait écrit, martelé : "Honneur aux combattants d'Ekibstouz !"

On a beau nous seriner que les personnalités, n'est ce pas, ne sont pas les forgerons de l'histoire, c'est bien une de ces personnalités-là qui, durant un quart de siècle, nous a assaisonnés comme ça lui chantait, et nous n'osions même pas pousser quelques gémissements.

Mais d'évidence, au début des années cinquante, le système stalinien des camps, notamment dans les Camps spéciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout-Puissant, les indigènes avaient déjà commencé à rompre leur chaînes.

Impossible de prédire comment les choses auraient tourné s'il était resté là. Mais voici que soudain, le sang lent et sale s'arrêta dans les veines de la "personnalité" de petite taille et à la peau grêlée.

[...]

C'était lui, ne l'oublions pas, le grand patron et le vice-roi de l'Archipel ! Les officiers du MVD étaient déconcertés, troublés, désemparés, Lorsqu'on eut annoncé la chose à la radio, lorsqu'il fut désormais impossible de renfoncer cette horreur dans le haut parleur et qu'il fallut, au contraire, se résoudre à attenter aux portraits de ce cher et aimable Protecteur en les décrochant des murs de la direction du Steplag, le colonel Tchetchev proféra, les lèvres tremblantes : "Tout est fini." (Mais il se trompait.)

Savez-vous qui est tombé ? Non non, ce n'est pas Staline, pas encore.

C'est lui :

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Lavrenti Pavlovitch Beria

https://fr.wikipedia.../Lavrenti_Beria

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