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Pentes.


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Membre, nyctalope, 39ans Posté(e)
Criterium Membre 2 852 messages
39ans‚ nyctalope,
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Pentes

La lune était rousse et pleine, cette nuit-là. Ses reflets s'ajoutaient aux lueurs spectrales des lumières du parc, et les pentes baignaient ainsi dans un brouillard qui n'en était pourtant pas, puisque l'on apercevait la ville, là-bas, à la fois proche et dans un silence lointain. C'était plutôt une atmosphère; ouatée, nocturne, propice aux confidences. — Dans la pénombre se détachent deux silhouettes de promeneurs. D'un pas mesuré ils gravissent les marches des jardins; en contre-bas de la cathédrale de Fourvières, cet endroit méritait bien son nom, le Parc des Hauteurs. Les deux visiteurs s'arrêtent alors et se dirigent sans hâte vers un banc surplombant ce panorama typique du Vieux Lyon; ils s'asseyent en silence; un temps passe, puis nous pouvons en entendre les murmures.

— "Ça ne t'embête pas, que les conversations soient si vides?" - fait l'un.

— "Que veux-tu dire?".

— "Les conversations sans contenu... je veux dire; l'on s'adresse à quelqu'un. Quelques formules de politesse. Quelques demandes sur les événements récents et sa vie, plutôt pour compléter l'idée que l'on s'en est faite sur Internet que par intérêt d'entendre la réponse; quelques échanges de lieux, de sons, de mots; mais pas de réel intérêt envers un véritable échange. - Lorsque je me dis cela, et j'ai tenté parfois, je me force alors à communiquer mon intérêt envers l'autre personne, je le fais même sincèrement; et pourtant, à peine les mots sortis de ma bouche, je m'aperçois alors que c'est comme si j'avais alors forcé un barrage, outrepassé des limites à peine soupçonnées mais alors violemment tangibles. Et ça me fait l'effet d'une claque; cela ne dépend pas de la meilleure des volontés, mais forcément d'un échange. - Mais de nos jours, qui échange encore?".

L'ami reste un temps silencieux, semble sous-peser ces paroles. Puis, après un regard vers la Ville en contre-bas, il se tourne vers le premier, d'un air à la fois compréhensif et peiné.

— "Je vois ce que tu veux dire. Je me suis plusieurs fois posé la même question".

— "Merci."

— "Non; je n'y pense plus tant. Je crois que tout est une histoire de tempo... Voudrais-tu que chacun s'ouvre, après des années d'efforts pour se fermer aux autres et survivre dans un monde d'apparences et de mensonges; un monde qui te demande de porter un masque? Chacun se jauge et chacun se complimente sur son masque. La flamme est bien réelle, mais tu ne peux pas lui demander de se montrer à l'envi - que ce soit de ton chef: tes vains efforts - ou que ce soit à l'initiative de l'autre. — Tout est une histoire d'atmosphère, ne le sens-tu pas? Autour de toi, les circonstances, l'heure et les accessoires de la pièce de théâtre, ne déterminent-ils pas mieux que tes plus sincères efforts la propension de ce moment pour enfin se dévoiler quelque peu et faire tomber le masque?".

Le premier semble vouloir interrompre, puis, la bouche entre-ouverte, se reprend et sa posture momentanément raidie se détend à nouveau. Après cette réaction spontanée et maîtrisée, il semble soudain considérer sous plusieurs angles ce qui vient d'être dit. C'est alors d'un ton plus calme que, quelques minutes silencieuses plus tard, il reprend.

— "L'atmosphère..."

Comme un écho, des vapeurs annonçant un brouillard matinal semblent virevolter le long des allées qui montent et descendent à leurs pieds.

— "Tu veux donc parler d'espace sacré? ...", reprend-t-il.

— "Un petit peu".

— "Un espace – une circonstance – de la vie masquée est ainsi... profane...; et ce serait alors logique que toute communication voulant être réelle doit s'affranchir de ce cadre, de cette scène, comme tu disais. Lorsque l'on sort de la grande Cymbale du Monde, on entre automatiquement, sans doute, dans un espace sacré. C'est ce que tu voulais dire?".

— "..." - un silence, peut-être affirmatif...

— "Je comprends maintenant. Cet espace sacré, la plupart ne le retrouvent qu'une fois en loge: enfermés chez eux, loin de leurs proches et de leurs amis. Ils le vivent seuls; ce silence, peu savent le remplir, il conduit certains à y préférer les excès sociaux qu'une solitude effarante. C'est le lot à payer d'une époque sans espace sacré créé en commun... Parfois deux cercles solitaires se sont entre-croisés, et crurent alors trouver l'âme-sœur; mais ce qu'ils découvrirent sans y prendre garde, c'est la possibilité d'une telle intersection - seulement celle-ci...".

— "La religion est nécessaire à l'homme. Elle définit cet espace".

— "Je croyais qu'elle ne nous donnait que des obligations et des interdictions, des prérogatives et des temps comptés."

— "Mais c'est justement là l'essence de la création d'un espace sacré... Pourquoi à ton avis, est-ce que l'on fait attention lors de la prière du matin de l'effectuer aux premiers rayons indirects du soleil, mais pas à son apparition elle-même? Cela va plus loin que le chirk - cela rappelle que c'est un temps à part, une césure, et bien sûr que ce n'est en rien l'adoration matérielle d'un astre... C'est pour cela qu'il est aussi important de ne pas s'égarer dans les interprétations des simples. Ce sont ces détails-là qui font toute la différence, et qui définissent l'essentiel."

— "Je comprends... mais tu me parles de prière, pas de communication entre personnes".

— "C'était un exemple, pour te montrer quelque chose de concret. Comment, en réalité, un espace sacré se crée. Tu remarqueras que c'est seulement à partir de ces rituels que l'on se permet la possibilité d'aller plus loin - c'est de l'apparat à première vue, certains y voient des masques encore plus grossiers; mais c'est en fait tout le contraire: c'est s'autoriser à certains intervalles de jeter le masque de la vie profane".

Dans un silence brumeux chacun médite les paroles inédites, celles dont chacun sait qu'il ne dirait pas de la même manière s'il ne s'était pas agit de cette nuit-là, de cette vue-là sur une ville en sommeil et dans un temps d'entre-deux, une pause hors des heures accoutumées. Chacun pense. Ils savent que le lendemain approche; que ce temps-là lui-même portait certainement quelque chose de sacré, sans toutefois être solennel, et qu'avec les premières lueurs du soleil — et effectivement la salat — il se sera évanoui. Peut-être chacun souhaitait-il le faire durer un instant de plus, et oublier juste pour quelques minutes le reste du monde. La lune, toujours aussi rousse, écoutait attentive ce silence ouateux. Elle semblait attentive, presque tendre.

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Invité Karbomine
Invités, Posté(e)
Invité Karbomine
Invité Karbomine Invités 0 message
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Beau texte.

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