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[sept minutes]


Invité Viola

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Sept minutes

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Sept minutes.

Elle avait exactement sept minutes de plus que son frère. Il avait bien essayé de la retenir, comme Jacob avait retenu Esaü par le talon, mais elle avait été la plus forte, la plus rapide.

Elle avait été la première à se risquer sur ses jambes et à faire ses premiers pas, sous les cris de ravissement de sa mère. Il l'avait regardée, de ses grands yeux verts si semblables aux siens, et elle y avait lu de l'admiration, et un amour inconditionnel.

Elle était un astre, un petit soleil, son rire s'envolait en trilles, petit oiseau de paradis.

Il était calme, patient, un enfant sage et attentif, qui observait et parlait peu, et qui semblait toujours en proie à d'étranges interrogations.

Durant toute leur enfance, ils avaient partagé leurs jeux, se suffisant à eux-mêmes, ayant même inventé, à leur seul usage, un langage qui leur était propre et dont personne ne pouvait déchiffrer la syntaxe.

A quinze ans, leur ressemblance était frappante, versions yin et yang d'une même beauté encore inachevée. Ils en jouaient, conscients du trouble qu'ils inspiraient.

Mêmes yeux verts dissimulés sous les mèches ébouriffées d'un noir de jais, même élégance toute androgyne.

Seule la bague d'argent sertie de jade permettait de les différencier, au premier coup d'¿il pour qui les connaissait suffisamment.

Elle la portait à la main gauche, lui à la droite. Vivant reflet l'un de l'autre, dans un miroir.

Seuls leur caractère différait ; elle avait toujours été vive, d'une gaieté explosive, communicative ; Il était son exact contraire, son ombre portée, sombre silhouette sur un mur, alors qu'elle était toujours en plein soleil.

Si semblables, et si différents.

Mais dans leur c¿ur, il y avait une place, faite uniquement pour l'autre, comme une table tranquille au fond d'un restaurant, avec une étiquette « réservé » posée dessus.

*

Plusieurs nuits déjà qu'ils étaient réveillés par les étranges craquements de la glace que l'écho renvoyait à l'infini.

Le soleil qui dardait ses rayons depuis trois jours avait fait fondre en partie la surface du lac, ne laissant par endroits qu'une faible épaisseur à travers laquelle on pouvait voir les sombres eaux dormantes qui ondulaient, créant des myriades de petites bulles retenues prisonnières sous la fragile pellicule de glace.

Ils avaient comme mot d'ordre de ne plus s'aventurer sur ce miroir qui se fissurait lentement.

Mais la tentation était forte de se lancer dans une dernière course à travers cette patinoire naturelle, lames aux pieds.

Et le meilleur moyen de se débarrasser d'une tentation, c'est d'y succomber.

Main dans la main, ils parcouraient la surface amincie, ne pesant pas plus lourd qu'une plume, libres et légers comme deux petits animaux très gracieux, et ils glissaient si vite qu'ils étaient persuadés que le mauvais sort ne les rattraperait jamais.

Et ils avaient fini par se lancer dans une course folle : il était plus athlétique, mais elle avait pour elle la souplesse et la rapidité.

Elle le devançait de dix bons mètres quand elle entendit la glace se briser.

Il ne cria pas.

L'eau glacée l'avait saisi en l'espace d'une seconde, coupant net sa respiration.

En un instant, elle avait évalué les possibilités. Ils étaient seuls. Elle ne pouvait compter que sur elle-même.

A genoux sur la glace aux rebords tranchants comme le verre, elle tentait désespérément de lui saisir la main et ne voyait que ses yeux, deux gouffres verts, agrandis par la terreur.

« Donne-moi la main !

Je t'en prie !

Donne-moi la main ! »

Elle savait qu'il évaluait leurs chances d'en sortir vivants, tous les deux, s'il lui obéissait.

A quinze ans, il faisait quinze bons kilos de plus qu'elle, ils risquait de l'entraîner avec lui vers la mort.

« Donne-moi la main, je t'en prie ! »

Elle pleurait, sans retenue, consciente du dilemme qui était le sien, et désespérée à l'idée qu'il choisisse la mauvaise solution.

« Je serai toujours là . Toujours.»

Leurs yeux ne se quittaient pas.

Terrorisée, elle se mit à lui parler, tout doucement, dans cette langue qu'ils avaient inventée à leur seul usage, et que personne d'autre ne pouvait comprendre.

Quand il mit sa main dans la sienne, la main à laquelle brillait l'anneau d'argent, elle pleura de soulagement.

Lentement, couchée sur la fragile surface qui se fissurait, elle le hissa auprès d'elle, centimètre après centimètre, vers la vie.

*

Des années plus tard, assise dans son appartement Londonien, ses longues jambes repliées sous elle dans le sofa, elle se remémorait cet après-midi de printemps où ils avaient failli être séparés pour toujours. Et son c¿ur était brisé à la lecture du message qu'elle venait de recevoir.

*

La vie elle-même sépare souvent ceux qui s'aiment, les circonstances et les événements font que même les routes les plus parallèles finissent un jour par prendre des directions différentes.

A l'université, ils avaient vécu deux des plus belles années de leur vie.

Il avait choisi une autre spécialité que la sienne, mais ils se retrouvaient chaque soir, dans le petit appartement qu'ils partageaient dans la vieille ville.

Genève la cosmopolite. La ville de tous les contrastes, sage et tranquille le jour, à l'image du lac dont les eaux calmes reflètent les sommets enneigés.

Et à la nuit tombée, lieu de tous les excès.

A vingt ans, la nuit était peu à peu devenue son royaume.

Il s'était mis à sortir, de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, la rendant folle d'inquiétude.

Il lui était arrivé de disparaître pendant plus de trois jours, sans lui donner la moindre nouvelle.

Quand il était rentré, ses yeux étaient bordés de grands cernes mauves, et il avait fui son regard.

Elle avait tenté de lui parler, de le raisonner, il compromettait son avenir, il n'allait plus à l'université, il allait tout gâcher s'il ne se présentait pas aux examens.

Il l'avait rassurée, avait pris sa main, ses doigts jouant avec l'anneau d'argent qu'elle portait toujours à la main gauche, lui chuchotant à l'oreille les mots qui n'appartenaient qu'à eux, comme ils le faisaient quand ils étaient enfants.

Puis il lui avait avoué qu'il allait tout abandonner. On lui offrait un travail, une opportunité qu'il ne pouvait pas refuser. Il s'était fait des amis dans le milieu de la nuit, on lui proposait un petit rôle dans un long métrage . C'était une occasion qu'il ne pouvait pas laisser passer.

Ne lui disait-elle pas souvent qu'elle voulait le voir heureux ?

Il la persuada que cette nouvelle vie ferait enfin son bonheur, et elle voulut le croire.

Cette nuit-là, elle ne parvint pas à fermer l'¿il. Debout dans l'embrasure de la porte, elle le regarda dormir.

Longtemps.

Son petit frère.

Il avait vingt ans.

Et elle avait sept minutes de plus.

*

Quand il commença à enchaîner les succès, elle venait de terminer ses études. Elle s'était installée à Londres, ayant décroché un poste de maître de conférences, et elle prenait peu à peu ses marques dans sa nouvelle vie.

Elle trouvait toujours aussi surprenant de voir sur grand écran ce visage si familier, aux traits fins, si semblable au sien ; Une étrange variation d'elle-même, sur le même thème.

Il avait une beauté surnaturelle, presque douloureuse, et ses yeux d'un vert profond lui rappelaient toujours les eaux du lac, par ce bel après-midi de printemps.

Il lui manquait terriblement, physiquement . La douleur de l'absence ne s'éteignait jamais.

Et cette douleur l'accompagnait, partout où elle allait, c'était une moitié d'elle-même qui lui était enlevée .

Mais il avait sa vie, et elle avait la sienne, il semblait enfin heureux.

Alors elle ne lui en avait jamais rien dit.

*

Ils se voyaient chaque fois que leur emploi du temps le leur permettait. Et quand c'était impossible, ils se retrouvaient devant leur webcam .

Elle lui avait avoué qu'elle était consternée que des milliers de personnes soient informées avant elle de ce qu'il faisait de sa vie : son visage d'ange faisait souvent la une des magazines, ses fréquents coups d'éclat défrayaient la chronique ; il s'en amusait, et lui avait conseillé de s'abonner aux journaux à scandale, afin de rester informée en temps réel.

Elle lui avait demandé s'il était enfin heureux.

Il lui avait souri.

*

Lors de leur dernière rencontre, elle avait su qu'il était en train de sombrer.

Il s'était servi plusieurs verres, et ce qu'elle lisait dans son regard lui brisait le c¿ur.

Elle avait voulu en savoir davantage mais il avait éludé le sujet, faisant tourner l'anneau d'argent qu'il portait toujours à la main droite.

Elle l'avait prise dans la sienne.

« Fais-moi confiance »

« Je serai toujours là. Toujours»

Et il lui avait tout dit ; Son addiction aux drogues, et une tristesse insondable, une détresse que même les excès en tout genre ne parvenaient plus à effacer, ou alors temporairement .

Une douleur permanente , qui ne le quittait pas.

Et qu'il ne savait pas expliquer.

Elle n'avait rien osé dire.

Ils devaient renoncer l'un à l'autre.

Ce serait infiniment douloureux, mais c'était nécessaire.

Elle avait juste pris sa main, paume contre paume, et elle avait plongé son regard dans le sien, vivants miroirs l'un de l'autre ; Et les mots étranges lui étaient revenus, comme une évidence, comme autrefois.

*

Deux mois qu'ils ne s'étaient pas revus, une éternité. Il avait une fois encore fait la une des journaux à scandale en quittant un plateau en cours de tournage.

Il était introuvable .

Folle d'inquiétude, elle avait essayé mille fois de le joindre, sans aucun succès.

Et ce soir-là, il était là, de l'autre côté de l'écran de son netbook.

Et ce qu'elle lisait dans son regard la terrifiait.

Ses yeux étaient deux gouffres insondables, qui remplissaient tout l'espace. Elle y noyait les siens.

Désespérée, elle lui expliqua qu'elle ne pouvait se libérer que deux jours plus tard, elle n'avait pas d'autre choix.

Elle lui arracha la promesse de la rappeler à toute heure, jusqu'à ce qu'elle puisse enfin le rejoindre.

"Dans deux jours, je te le promets.

Je serai toujours là.

Toujours"

Avant de se déconnecter, il avait approché sa main droite de la webcam, si près qu'elle avait pu distinguer la petite cicatrice que la glace coupante avait laissée sur sa paume ce jour-là ;

Elle y avait posé la sienne, en miroir.

*

Quand elle reçut son message, assise dans son sofa, ses longues jambes repliées sous elle, elle sut où elle pourrait le trouver ; et elle sut aussi qu'il était déjà trop tard.

Au fond de son c¿ur, elle l'avait toujours su.

« Les eaux du lac recouvrent mon visage pâle

Avant de sombrer, j'ai regardé la lune

Elle brillait, rayonnante opale

Tandis que le vent chantait mon infortune

Le jour m'abandonne. Il fuit vers le rivage

Le crépuscule me berce en ses sombres voilages

Peu à peu, je disparais

Je ne ressens plus rien. Le froid seul me revêt

Les eaux m'ont envahi, je ne respire plus

Mes dernières pensées se sont déjà perdues

Vivant reflet, je te regrette et je m'endors

Ce soir, ton autre « moi » est mort

Que mon âme demeure, sans trouver la paix.

Souvenir que le temps n'effacera jamais,

Ma douleur brûle encore en mille étincelles.

Je ne tue que mon corps, ma peine est éternelle. »

*

Elle enfila sa veste de cuir noir, aussi fine qu'une seconde peau, et elle sortit dans la nuit Londonienne.

L'air nocturne emplit ses poumons.

Et pourtant, il lui semblait qu'elle ne respirait plus.

Elle marcha longtemps, laissant ruisseler la pluie sur son visage.

« Je serai toujours là, pour toi. Toujours »

Elle n'avait pas tenu sa promesse.

Cette fois, pour la première fois, elle n'avait pas été là.

Quand les premières lueurs de l'aube caressèrent les toits de la capitale, elle regarda l'anneau d'argent qui brillait à sa main gauche.

Puis elle regarda dans son c¿ur.

Et elle n'y vit que le désert.

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Viola, in Illyria, March 30th, 2011

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Invité Gaetch
Invités, Posté(e)
Invité Gaetch
Invité Gaetch Invités 0 message
Posté(e)

Très beau :cray:

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Invité Cosette 2
Invités, Posté(e)
Invité Cosette 2
Invité Cosette 2 Invités 0 message
Posté(e)

C'est merveilleux, Viola, poignant et si bien écrit! Quel talent tu as! :cray:

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Membre, forumeur alchimiste/Honey, Posté(e)
Nightwish Membre 10 322 messages
forumeur alchimiste/Honey,
Posté(e)

encore superbe!

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Membre, Dazzling blue², 51ans Posté(e)
eklipse Membre 14 471 messages
51ans‚ Dazzling blue²,
Posté(e)

juste un peu de musique pour accompagner ton texte poignant...

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Invité Viola
Invités, Posté(e)
Invité Viola
Invité Viola Invités 0 message
Posté(e)

Merci Eklipse, choix très judicieux.

Pour tout vous dire, voici ce que j'écoutais la nuit où [sept minutes] est née :

http://www.youtube.com/watch?v=ZsFvmfMa03E

Mais à chacun de choisir sa musique intérieure...

talk to you later

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