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Les graves leçons de l'affaire Messier


eklipse

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Membre, Dazzling blue², 53ans Posté(e)
eklipse Membre 14 471 messages
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La condamnation, vendredi 21 janvier, par la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris, de Jean-Marie Messier, l'ancien PDG de Vivendi, à trois ans de prison avec sursis et 150.000 euros d'amende pour « abus de bien social et informations fausses et trompeuses » (voir notre article Vivendi : Messier condamné, ou la faillite morale du capitalisme à la française) est passée relativement inaperçue. Ni « manchette » dans la presse, ni gros titres dans les « 20 heures » des chaînes de télévision : la nouvelle a été quasi éclipsée. Comme si cette lourde condamnation de celui qui fut au tournant des années 2000 le « chouchou » tout à la fois du CAC 40 et des médias n'avait pas d'importance. Comme s'il s'agissait d'un banal fait divers du monde complexe de la finance.

Eh bien, non ! Même si dans de nombreux milieux, ceux du capitalisme français et de la presse parisienne, ceux aussi de la droite, et jusqu'à l'Elysée, ce jugement suscite de la gêne, compte tenu des protections dont le grand patron déchu profite toujours, il mérite attention, car il agit comme un révélateur. C'est en quelque sorte un cas d'école des dysfonctionnements et des connivences qui lient malheureusement trop souvent certaines élites françaises, issues de ces mondes en apparence différents, mais qui sont soudés par de solides intérêts communs. Il faut donc s'attarder sur ce jugement, même s'il fait l'objet d'un appel, d'autant que cette histoire croise en partie celle de Mediapart. Une histoire qui est riche de nombreux enseignements.

Le premier de ces enseignements, que ce jugement vient, pour une fois et de manière très spectaculaire, contrarier, c'est qu'il n'y a le plus souvent pas de sanction dans ce système du capitalisme de connivence parisien.

Au lendemain de son éviction de son poste de PDG de Vivendi, en juillet 2002, Jean-Marie Messier a certes à l'époque perdu de sa superbe, mais il n'a pas été évincé du système. Il est devenu moins visible, moins omniprésent, mais il y est resté présent, dans les coulisses. Pour avoir fait travailler Nicolas Sarkozy comme avocat du temps où il présidait aux destinées de la Générale des eaux (la future Vivendi), il a gardé des contacts d'amitié avec le chef de l'Etat. Il a gardé aussi ses entrées à l'Elysée. A la tête de la petite banque d'affaires qui porte son nom, Messier Partners, il y compte beaucoup de liens de confiance. En particulier, le gendre du secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, est associé gérant de Messier Partners.

Avec Alain Minc, entremetteur du capitalisme parisien, Jean-Marie Messier est l'un de ceux qui approchent le chef de l'Etat pour parler avec lui de la vie des affaires. De proche en proche, on relève d'ailleurs sa présence lors des voyages présidentiels, un jour à Toulon, le lendemain à New York.

De surcroît, Jean-Marie Messier est resté très actif dans la vie des affaires. Travaillant tantôt comme banquier pour la Caisse des dépôts ou l'une de ses filiales, comme Icade, tantôt pour les Caisses d'épargne, du temps de Charles Milhaud, il a continué à officier comme conseil dans des affaires importantes. Il s'est simplement fait plus discret, ayant sans doute compris ¿ mais trop tard ¿ qu'une excessive médiatisation pouvait lui nuire. Mediapart avait levé le voile sur une partie de ces activités dans l'enquête suivante : Caisses d'épargne : les agents secrets de l'Ecureuil).

Les stars insubmersibles du capitalisme parisien

Il n'est d'ailleurs pas le seul à avoir survécu à la tourmente de 2002. Son directeur financier, Guillaume Hannezo, lui aussi s'en est tiré sans encombre, puisqu'il est désormais associé-gérant chez Rothschild, la banque d'affaires la plus en vue et la plus influente dans l'univers de la Sarkozie.

C'est donc le premier enseignement de cette affaire Messier. Elle révèle quelques caractéristiques du capitalisme français : s'il est parfois difficile d'y percer, il est aussi rare d'y subir un véritable échec, ou du moins un échec durable. A la différence du capitalisme anglo-saxon, qui a le culte de la réussite, mais qui favorise aussi des échecs retentissants, le capitalisme de connivence français constitue une variété mutante, où les systèmes de caste (inspection des finances, dirigeants des milieux d'affaires...) interdisent toute véritable sanction. Un système auto-protégé des crises qu'il peut traverser, où chacun de ses membres est assuré par une sorte d'entente tacite, de la solidarité de ses pairs. Et sans doute Jean-Marie Messier est-il aussi le symbole de cela. D'un capitalisme qui récompense la réussite mais ne sanctionne pas véritablement l'échec.

Soit dit en passant, cette détestable habitude du système français d'ignorer la sanction ne vaut pas que pour la vie des affaires. Elle vaut en de nombreux autres domaines, celui par exemple de la vie intellectuelle. Qui ne se souvient, par exemple, des invitations innombrables dans tous les médias dont le même Jean-Marie Messier a profité voilà bientôt un an, quand il a publié un livre sur la crise financière Le jour où le ciel nous est tombé sur la tête (Seuil) ¿ comme s'il ne s'était pas disqualifié pour en parler ?

Dans le déluge d'émissions dont Jean-Marie Messier avait profité, l'une des rares qui avait donné lieu à un entretien sans concession du PDG déchu avait été le «Café littéraire», France-2, le 6 février 2009. A cette occasion, Jean-Marie Messier m'avait vivement pris à partie, et au-delà, Mediapart, mais comme le montre l'extrait ci-dessous, l'animateur de l'émission, Daniel Picouly, ne s'était pas laissé impressionner par son invité et avait tenté d'établir les faits (j'ai raconté cette émission dans un billet de blog ¿ il est ici ¿, billet de blog qui avait suscité de nombreux commentaires dont ceux de... Jean-Marie Messier).

Le coup de colère de Jean-Marie Messier

envoyé par Mediapart. - Regardez les dernières vidéos d'actu.

Et des exemples de ce type de connivence dans le monde intellectuel, il en existe à foison : même s'il a été condamné en 2001 pour plagiat, et s'il recourt à de nombreux collaborateurs pour écrire ses livres, Alain Minc n'en continue pas moins à être publié par un célèbre éditeur parisien ¿ ce n'est juste plus le même que celui d'avant son plagiat. Et il se trouve même des journalistes pour faire la critique de ses ouvrages comme si de rien n'était, le plus sérieusement du monde.

Bref, d'un monde à l'autre, celui de la vie des affaires comme celui de la vie intellectuelle, ce sont souvent les mêmes habitudes détestables d'une oligarchie qui prend ses aises parce qu'elle pense que son pouvoir ou son arrogance ne pourront jamais être remis en cause. Oui, une oligarchie ! Tout est là...

Et c'est en cela que ce jugement constitue une véritable surprise : avec huit ans de recul, il sanctionne un Jean-Marie Messier qui semblait intouchable. Et il vient prendre à rebours un monde de connivences et d'influences, qui ignore le plus souvent ce genre de sanction.

La défaillance des auditeurs et de l'autorité de contrôle des marchés

L'affaire est d'ailleurs encore plus révélatrice que cela, car en vérité, Jean-Marie Messier a bien failli passer entre les mailles des filets de la justice. Reprenons en effet le fil de l'histoire, et on comprendra vite que Jean-Marie Messier a profité depuis huit ans de nombreuses autres failles ou dysfonctionnements du système démocratique français, et des organismes de régulation qui l'encadrent. Arrêtons-nous par exemple sur le rôle qu'ont joué les auditeurs de Vivendi, et au-delà, les autorités de tutelle du marché.

Dans le cas des analystes, l'affaire Vivendi a en effet agi en France aussi comme un révélateur. Car dans la multitude des opinions et diagnostics établis par cette profession, au moment où Jean-Marie Messier se trouvait au faîte de sa puissance, il y en eut très peu de lucides ou de pertinents. Comme beaucoup de journalistes, les analystes, dans leur très grand nombre, étaient louangeurs.

En France, il ne s'est trouvé qu'un seul analyste, celui de l'ex-Crédit lyonnais, Edouard Tétreau, pour oser s'écarter de la mode du moment, et faire des diagnostics qui recoupaient les enquêtes de l'époque du Monde. Et pour l'intéressé, qui depuis a changé d'horizon, cela n'a sûrement pas été facile : dans un livre précisément intitulé Analyste (Grasset) il a raconté avec brio en 2005 à quel point il est difficile pour quelqu'un de ce métier d'émettre des avis qui vont radicalement à l'opposé de ce que veulent entendre les marchés ; la difficulté, en quelque sorte, de faire ce métier dans une logique d'indépendance.

Dans le cas des auditeurs, la leçon de ces événements est encore plus cruelle. Aux Etats-Unis, par exemple, les scandales d'Enron ou de WorldCom ont eu un terrible choc en retour : figurant parmi les plus grands cabinets d'audit, Andersen a mordu la poussière et a été démantelé. Mais en France, non ! Les auditeurs n'ont pas eu ce souci-là.

A l'inverse, le chef de la déontologie du cabinet Salustro (l'un des deux cabinets qui auditaient les comptes de Vivendi), qui avait eu l'audace de formuler des critiques contre les procédures comptables retenues par le groupe de Jean-Marie Messier, s'est retrouvé à l'époque prestement mis à la porte. Et la réaction de la Commission des opérations de Bourse (devenue depuis Autorité des marchés financiers) n'a été que tardive et peu énergique.

La leçon est accablante aussi pour l'ex-COB. Car à l'époque, quand Le Monde avait pointé que le groupe était proche de la cessation de paiements, en avril 2002, et que la sincérité des comptes du groupe faisait à tout le moins débat, la COB n'a pas réagi. Et il a fallu attendre de longs mois, et même après l'éviction de Jean-Marie Messier, pour que la COB sorte de sa torpeur.

S'agissait-il d'ailleurs de torpeur ? Entre l'inspecteur des finances, Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, et l'inspecteur des finances Michel Prada, président de la COB, les liens étaient conviviaux. Dans ce monde très policé issu de la très haute fonction publique, dans ce monde où l'esprit de corps joue fortement, l'habitude a longtemps été de trouver des solutions amiables, civiles. Hors, en tous les cas, des procédures qui peuvent conduire à des sanctions publiques. Pour parler clair, la COB n'a longtemps pas fait son office. Elle ne s'y est résolue qu'après la chute du patron de Vivendi.

Les dysfonctionnements que révèle cette affaire Jean-Marie Messier pourraient tout autant englober ceux de la justice. Car sans grande surprise, le Parquet s'est battu jusqu'à l'extrême limite en faveur de Jean-Marie Messier, demandant un non-lieu. C'est même plus grave que cela. Car l'affaire aurait pu ne jamais venir devant la justice française. Il a fallu en effet que l'organisme de tutelle des marchés américains, la Securites and exchange commission (SEC), dénonce l'arbitrage conclu aux Etats-Unis accordant à Jean-Marie Messier un formidable «golden parachute» de plus de 20 millions de dollars et menace l'ex-PDG de graves sanctions, pour que le projet soit abandonné et que, dans par un choc en retour, la justice française se saisisse enfin de l'affaire, qui était en passe d'être refermée.

Le panurgisme de la presse

Enfin, l'affaire Vivendi est aussi révélatrice des dysfonctionnements qui paralysent parfois la presse, ou des emballements ou des phénomènes de mode qui lui interdisent d'assumer sa mission, celle d'une information libre et honnête. Car la mode, en ce début d'année 2002, était à l'avantage de Jean-Marie Messier.

A l'époque, il était présenté comme le patron new-look, ambitieux mais moderne. Quel journal n'a pas chanté ses louanges ? Magic Jean-Marie ! Il était le PDG cathodique, parlant un jour de son propre groupe, débattant le lendemain avec José Bové des avantages et des inconvénients de la mondialisation, avec le journaliste Michel Field comme arbitre des élégances. Bref, on ne parlait que de lui. De J2M, Jean-Marie Messier, rebaptisé par les Guignols J6M : Jean-Marie Messier-Moi-Même-Maître du monde. Le patron sympa, toujours décontracté, souriant sur les "covers" de Paris-Match, osant même, quelle audace, s'afficher avec des chaussettes trouées...

Et, dans un formidable mouvement de panurgisme, la presse économique ne tarissait pas d'éloges pour lui. En Jean-Marie Messier, les médias spécialisés saluaient le formidable petit Frenchie qui avait le talent ou le courage, à moins que ce ne soit les deux à la fois, de dépoussiérer la très vieille Générale des eaux, autrefois temple du vieux capitalisme français, pour partir à l'assaut de Hollywood, et conquérir les studios de cinéma et la musique d'Universal.

Dans ces années-là, il ne faisait pas bon être à contre-courant. Qui a osé écrire à l'époque que derrière cette image d'un groupe à la conquête de l'Amérique ¿ image que Jean-Marie Mesier aimait à donner de lui-même ¿, il y avait un groupe en réalité proche de la cessation de paiement, affichant des comptes dont la sincérité était douteuse ? Si le jugement qui vient d'être rendu établit les faits, il faut bien admettre que nous n'avons guère été nombreux, en 2002, à chercher à aller au-delà des logiques de communication, dans lesquelles Jean-Marie Messier excellait, pour tenter de rendre compte de la situation financière alarmante dans laquelle se trouvait son groupe.

Aux Etats-Unis, au lendemain des scandales financiers d'Enron ou de WorldCom, la presse anglo-saxonne, qui le plus souvent n'avait rien vu venir, s'est interrogée sur son aveuglement. Des débats déontologiques ont traversé tous les grands médias anglo-saxons. Mais en France non ! Quand il est devenu patent que les comptes de Vivendi posaient des problèmes de sincérité, la presse économique n'a pas cherché à réfléchir à son propre autisme.

Qu'il nous soit ici permis de le dire : cela a même été pire que cela ! Quand ma cons¿ur Martine Orange (qui travaillait à l'époque au service Entreprises du Monde dont j'étais le rédacteur en chef, et qui est aujourd'hui comme moi à Mediapart) a, la première, révélé que loin d'être en pleine ascension, le groupe Vivendi était en situation économique délabrée, croulant sous l'endettement du fait d'une course folle d'acquisitions, cela a déclenché une tempête. Non pas seulement, quelque temps plus tard, contre Jean-Marie Messier. Non ! Tout autant contre notre collectivité, contre le journalisme d'investigations que nous voulions défendre.

L'affaire Vivendi croise celle du Monde

Et pour mener à bien leur charge, les deux auteurs allaient jusqu'à tourner en dérision la formule qui résumait nos enquêtes d'alors, celle de « quasi-cessation de paiements ». La formule est « spectaculaire mais erronée », rétorquaient les deux auteurs. Le tribunal correctionnel de Paris vient donc de rendre aussi justice... de ces attaques contre le journalisme indépendant.

Mais cette affaire, à l'époque, a indéniablement laissé des traces. Car cette oligarchie financière a visiblement jugé insupportable ce journalisme d'investigation que nous revendiquions, ma cons¿ur Martine Orange et moi-même, sous la responsabilité du directeur de la rédaction de l'époque, Edwy Plenel (aujourd'hui président de Mediapart). Passe encore que Le Monde révèle des grands scandales politico-financiers, comme le délit d'initiés de Pechiney dans lequel des proches de François Mitterrand étaient impliqués, ou la cassette Méry, impliquant Jacques Chirac et le RPR ! Mais que sa curiosité aille jusqu'à vouloir lever le voile sur la vie parisienne des affaires... Impensable! Insupportable!...

Le rôle du Monde dans la révélation de l'affaire Vivendi a donc été jugé par certains épigones des milieux d'affaires parisiens comme un véritable sacrilège. La ligne jaune à ne jamais franchir. Et cela a beaucoup pesé dans la volonté de ces mêmes milieux d'organiser une normalisation du journal : une normalisation économique et autant que possible une normalisation éditoriale.

On connaît la suite : la perte de contrôle de la majorité du capital du journal par la sociétés des rédacteurs ; la remise en cause par les nouveaux dirigeants du journal du journalisme d'investigation au profit d'un journalisme appelé par eux « journalisme de validation » ; la remise en cause tout particulièrement d'un journalisme d'investigation dans le monde des entreprises. Les deux derniers directeurs du Monde se sont ainsi distingués, l'un comme l'autre, en condamnant dans des termes très voisins l'investigation économique.

Bref, l'affaire Vivendi a aussi croisé celle du Monde et n'a pas été pour rien dans sa remise au pas. C'est donc aussi pour cela que ce jugement a une grande importance : même si ce n'est pas son objet, il vient, en creux, confirmer la place irremplaçable qu'occupe le journalisme indépendant dans une démocratie, surtout quand celle-ci est gravement anémiée.

C'est ce journalisme-là que Mediapart entend défendre. En poursuivant des investigations dans un monde des affaires qui, depuis l'affaire Messier, a gardé beaucoup de son opacité et de ses connivences.

http://www.mediapart.fr/journal/france/230...affaire-messier

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