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Dompteur de mots

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Tout ce qui a été posté par Dompteur de mots

  1. C’est-à-dire que je ne peux pas te donner par écrit l’expérience d’un sentiment; je ne peux que tenter d’orienter ton esprit de manière à ce que tu te souviennes de ce sentiment, si tant est que tu l’aies effectivement connu. Sans doute ce sentiment est-il de l’ordre de la déception, de la perte. Nous naissons, nous sommes élevés dans une aura de raison, de sens et de promesses mais voilà que l’âge de la lucidité nous révèle à quel point tout cela ne tient qu’à un fil, ou carrément à rien, que la lumière des autres ne suffit pas à éclairer les parois les plus sombres de notre âme, et que nous devons par conséquent trouver cette lumière en nous-mêmes, mais aussi apprendre à vivre avec le doute, avec l’incertitude. Sur ces parois sombres de notre âmes sont écrites toutes ces devises : « marionnette du génie de l’espèce », « excrément de la terre », « chair à canon évolutif », etc. – ce ne sont pas là les clés de cet endroit sombre, ni les causes du sentiment dont je parle, mais sa manifestation même. Un homme ne peut pas comprendre ce que j’ai écrit dans mes interventions précédentes s’il n’a jamais fait lui-même l’expérience de cet état d’esprit. Pourtant, cette crise n’est-elle pas le propre de l’adolescence ? Et, ma foi, cette crise, comme toutes les crises, passe, mais l’adulte peut-il vraiment oublier cette découverte par la suite ? Doit-il seulement l’oublier ? Ce sentiment n’est-il pas à la fois bourreau et moteur des plus nobles élans ? Il n’y a pas à se questionner sur le sens de ces souffrances et de ces tergiversations : elles sont là, elles adviennent à nous et sont légitimes du fait des multiples déceptions que nous éprouvons. Nous devons nous y frotter, nous devons affronter cette énigme. Camus disait que tous les hommes sains ont déjà songé à leur suicide. C’est le désir qui constitue notre appel dans le monde, et ce n’est que par rapport à ce désir que le monde semble plongé dans un silence déraisonnable. Nous voulons le monde et le monde se fout bien de nous. Et donc, certes, dans l’extinction du désir, point de tergiversations. Pour ma part, je ne crois pas une seconde en cette voie-là.
  2. Ce qui est certain, c'est que c'est une fichue de bonne formulation, qui a le chic de nous placer d'emblée dans l'intériorité du problème au lieu de laisser la porte ouverte à l'échappatoire qui consiste à réfléchir le problème par l'extérieur. Mais oui, on peut certainement arriver, par une pensée logique, cohérente, rationnelle, à la conclusion que la vie est absurde, scandaleuse, déraisonnable. C'est ce qui est profondément déroutant: le fait que cette idée se tienne. C'est la conclusion par exemple à laquelle en arrive Schopenhauer. Celui-ci ne recommandait toutefois pas le suicide, mais bien le renoncement, et l'abandon de soi-même dans un néant contemplatif, ce qui, d'un certain point de vue, équivaut à une sorte de suicide. Un suicide civilisé disons...
  3. Le problème, c'est qu'on peut toujours associer à un suicide, quel qu'il soit, des causes cognitives ou sociales. Je ne crois pas qu'il existe quelque chose comme un "suicide désintéressé", qui ne découle que d'un choix parfaitement arbitraire du libre-arbitre. En définitive, ton avis se calque sur ce qui est communément admis dans les sociétés modernes, à savoir que si chacun a le droit de disposer librement de son corps, la société doit néanmoins faire tout ce qui est en son pouvoir pour prévenir et empêcher des suicides de se réaliser, puisqu'ils découlent de problèmes auxquels elle est apte à faire face. Ma foi, il s'agit là d'une perspective politico-morale tout à fait cohérente qui rejoint l'idée de bien commun mais aussi l'intuition morale que nous avons tous de veiller à ne pas laisser nos semblables dans le malheur. Toutefois, c'est aussi une perspective qui élude le problème même du suicide, je veux dire le problème d'une conscience qui juge de la valeur de la vie, et notamment de la valeur de la vie en tant qu'elle se révèle cruelle. C'est-à-dire qu'affirmer que le suicide est inadmissible ou admissible suppose que l'on se contente de l'appréhender comme un phénomène extérieur, alors que la perspective mise de l'avant par Camus et, si je ne me trompe pas, par l'auteur de ce topic, consiste plutôt à saisir la chose de l'intérieur, comme un problème qui se pose à notre volonté même, comme un défi qui se pose à notre engagement même dans le monde. La question du suicide se réfracte en fait en une multitude de sous-questions: la vie vaut-elle d'être vécue malgré la mort ? Même si les personnes aimées vont mourir ? Même si dans quelques millions d'années la terre va être annihilée par le soleil en expansion ? Même si la vie n'est peut-être finalement qu'une erreur du cosmos ? Même si nous ne sommes que les marionnettes du "génie de l'espèce" ? Que nous ne sommes que de la chair à canon pour l'évolution de la vie ? Même si l'amour n'est qu'un leurre biologique ? Même si Dieu n'existe pas ? Même si les hommes mentent, que la morale n'est que l'histoire d'un grand et sublime échec ? Même si les hommes de bonne intention sont les idiots de l'histoire ? Etc. Il s'agit de se demander de quelle façon il est possible d'appréhender ces questions, de vivre avec ces terribles questions. Il s'agit de se demander aussi comment on peut répondre à ces questions à un autre qui nous les pose. Or, ici, on se rend bien compte que de proclamer l'admissibilité ou l'inadmissibilité du suicide est la plus dérisoire et la plus hébétée des réponses.
  4. Tout à fait, tout à fait. Et c'est à l'image de la vie en société aussi. Et cela fait certainement partie de la cruauté inhérente à l'existence, du moins pour une certaine catégorie d'individus. Balivernes. Il ne faut pas le moins du monde être spécialiste de quoi que ce soit pour s’exprimer adéquatement sur ce thème. Il s’agit seulement d’être sincère. Pour s’assurer de cette sincérité, on peut se livrer par exemple à une expérience de pensée : imaginons par exemple que nous sommes seuls sur une île déserte avec un ami suicidaire qui nous dit : « le monde est trop cruel, je crois que vivre n’en vaut pas la peine. » Il s’agit alors de se demander ce qu’on va lui dire – non pas en termes psychologiques, mais bien en termes philosophiques. Le psychologue part d’axiomes, de théories psychologiques et les applique à des cas particuliers. Le philosophe se permet quant à lui d’aller jusqu’aux fondements mêmes de la pensée. C’est pourquoi il faut s’imaginer l’ami non pas comme étant aux prises avec un problème particulier (deuil, névrose, etc.), mais bien seulement avec le problème général et universel de la cruauté de l’existence. L’existence est un scandale : peut-on, doit-on, comment peut-on vivre au sein même d’un monde scandaleux ?
  5. "Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite." - A. Camus Cela dit, le sujet peut avoir de l'intérêt, mais ça ne signifie pas que la conversation qui tourne effectivement autour de ce sujet soit forcément intéressante. L'intérêt n'est pas quelque chose de donné, mais plutôt quelque chose qui se construit. Disons que ce sujet est potentiellement intéressant. Quant à la réalisation de cet intérêt, elle nous incombe à tous à chaque intervention. En l'occurrence, il n'y a probablement que 5 ou 6 interventions ici qui manifestent le sérieux nécessaire à cette question, c'est-à-dire qui vont au-delà du brassage de lieux communs ou de l'étalage d'une intellectualité morbide qui ne carbure qu'aux stéréotypes de la pensée pop/multimédia d'aujourd'hui (une forme de cruauté pour le philosophe sérieux ?). Au final, ce fil de discussion n'est jusqu'à maintenant que médiocrement intéressant.
  6. C’est-à-dire que tu affirmais que la création est quelque chose de foncièrement solitaire, que l’artiste est tourné vers lui-même lors de la création, et que la communication n’a rien à y voir. Mais le phénomène de l’improvisation en musique ou de l’art performatif tend à démentir cela : la création y est intimement liée au rapport à l’autre, au spectateur. J’ajoute, comme je l’ai déjà mentionné à Tison dans le topic sur la musique, que nous avons souvent tendance à nous faire une conception fétichiste de l’art, au sens où nous nous concentrons sur l’idée de la production d’objets. Mais il est aussi possible, et peut-être même souhaitable de l’envisager comme phénomène culturel, comme mouvance. Dans cette perspective, il n’est plus possible de sortir le spectateur du schéma artistique, et l’œuvre de l’artiste (non pas l’œuvre comme objet mais bien comme travail culturel) pourrait à bon droit être vue comme une discussion avec un public. L’art a plusieurs propriétés, et sans doute plusieurs spécificités. Ça ne me semble pas si bête d’en explorer l’étendue. Si le sujet en cours ne faisait qu’effleurer la notion d’art, peut-être pourrions-nous passer outre, mais ici, au contraire, la question de Savonarol nous intime d’en faire un examen approfondi. Peut-être ne s’agit-il que de ça finalement. C’est tout à fait pertinent, mais c’est aussi insuffisant. Si je me lève, que je clame que c’est une piètre définition et que je te donne une gifle, je crée aussi de la sensation. Et pourtant, ce n’est pas de l’art performatif. Le mot « académisme » dérive du nom d’institution « académie » mais il ne faut pas être dupe : il s’agit d’une posture de la pensée individuelle, et non d’une posture professionnelle ou civile. Je veux dire qu’un individu qui travaille ou qui étudie dans une institution académique peut fort bien ne pas avoir l’esprit académique, alors qu’un individu qui n’est pas lié à aucune institution académique peut fort bien avoir l’esprit académique. Avoir l’esprit académique, c’est avoir l’esprit lié par des conventions quelconques, finalement. J’ajoute ceci : alors que le bâillonnement du dogmatiste prend la forme d’une conviction profonde (excessive), le bâillonnement de l’académiste est lié à un argument d’autorité : il s’incline un peu trop loin devant un nom ou une tradition. Or, je pense que l’angle d’inclinaison de ta posture vis-à-vis la figure de Deleuze est mathématiquement suffisante pour que l'on puisse te taxer d’académisme. On n’entend guère le bourdonnement obscur et mystérieux de ton âme ici, mais seulement les douces flûtes du catéchisme deleuzien. Ce qui, ironiquement, expliquerait l’ardeur quelque peu ridicule que tu mets à dénoncer l’académisme : c’est qu’il s’agirait de faire diversion.
  7. Tout d’abord, je note que nous allons ici discuter de l’art comme phénomène collectif, et non comme simple production. Autrement dit, l’art en tant que mouvance culturelle, comme discussion entre des artistes-producteurs et des spectateurs. Nous sommes probablement trop souvent fétichistes dans notre appréhension de l’art. Dans ce contexte, serait-il farfelu d’affirmer que toute œuvre d’art comprend une composante morale dans la mesure où elle prescrit ce qui doit être vu, entendu ou senti ? Il me semble qu’un artiste ne peut pas produire d’œuvre sans se demander si ce qu’il a en tête de produire ou si les résultats auxquels il a abouti sont dignes d’être montrés, s’ils devraient être montrés. Peut-être même est-ce ce questionnement qui fait la différence entre l’art et le divertissement (on pourrait dire aussi entre la philosophie et l’opinion). On utilise souvent le mot « engagé » pour désigner un art qui, par ses représentations, se fait le véhicule d’une lutte ayant déjà une incarnation politique. Mais il y a des artistes qui sont engagés sans pour autant épouser de lutte politiquement définie. Certains se battent au sein de luttes existentielles, d’autres pour le simple droit de cité d’untel état d’esprit. Cela rejoint mon concept phénoménologique d’ « être-engagé-dans-le-monde », qui décrit la posture existentielle de celui qui considère sa vie comme un engagement, une lutte, opposé à l’ « être-dans-le-monde », qui décrit la posture de celui qui se laisse porter par les choses. L’artiste peut-il se vivre autrement que comme un être-engagé-dans-le-monde ? Il ne faut pas non plus confondre l’engagement avec la colère, avec un ton revendicateur ou avec une certaine rigidité de sermon : la désinvolture ou la légèreté peuvent souvent cacher un engagement des plus sérieux; pour l’amour par exemple. Cela me fait penser à une chanson de McCartney (tant qu’à parler le Lennon, parlons aussi de l’autre !). Dans Silly Love Songs, celui-ci répond aux critiques qui l’accusent de ne composer que des chansons d’amour sirupeuses et quelque peu idiotes : il affirme plus ou moins qu’il en est conscient et qu’il l’assume, posant la question : qu’y a-t-il de mal à ça ? Et il en rajoute : voici une autre chanson d’amour idiote ! Autrement dit, il affirme que cela constitue son engagement, que le monde devrait être rempli de chansons d’amour idiotes. Évidemment, une telle posture est ouverte à la discussion, comme toute posture d’ailleurs, mais elle constitue un contrepoint intéressant à l’oscillation typique de McCartney entre l’art et le divertissement léger. Évidemment, il s’agit plus d’une curiosité que d’une grande œuvre musicale ! J'ai toujours pensé qu'un bon philosophe est avant tout un séducteur, qu'il crée autour de lui, par le moyen des concepts et des idées une sorte de jeu ou de danse dans laquelle ses lecteurs sont invités à entrer. Je vais recopier ici ce que j'ai déjà écrit à Déjà dans l'Éloge du silence (c’est un fragment qui n’est pas encore numéroté): Platon est suprêmement inséparable d’une atmosphère, d’un style, et être aveugle au déploiement théâtral qui est mis en place par ce philosophe, c’est être aveugle à au moins la moitié de son œuvre, si ce n’est plus. Mais j’hésite à employer ce mot « théâtral » parce qu’il renvoie à l'idée d'artifice. Or, le style d’un philosophe n’est pas en soi un ensemble d’artifices – c’est plutôt une atmosphère, un climat, un espace de temps – qui certes peut être constitué par les effluves tantôt nauséabondes d’artifices grossiers : les mauvais philosophes ont un style artificiel. Il faut donc entendre l’idée de théâtre ici au sens où par exemple un type comme Artaud l’entendait : au sens d’un déploiement de moyens représentatifs visant à magnifier la vie humaine ou, en l’occurrence, à magnifier le cours de la pensée, à créer un état de conscience élevé. On peut aussi lui adjoindre la notion de jeu telle que Gadamer l’a définie : le jeu (tel que celui de l’acteur) comme espace clos, comme enclave où une rencontre transfiguratrice des participants est rendue possible – l’écriture ou la parole du philosophe pouvant alors être assimilées à une sorte de jeu dont le style et la respiration font office de contours. On peut voir dans ce texte que je manifeste une certaine timidité à employer le mot « artifice », à assumer le côté artificiel du jeu. C’est que le mot « artifice » est très connoté, et renvoie le plus souvent à l’idée d’illusion, où il s’agit de tromper l’autre par la ruse. Mais dans le cas qui nous intéresse, l’artifice ne consiste pas à tromper, puisque le jeu est consentant. L’œuvre d’art digne de ce nom ne cache pas son artificialité, elle ne vise pas à créer une confusion avec la réalité qui nous est donnée. Au contraire, elle cherche à s’en démarquer. Cette timidité et cette retenue découlent peut-être ce que Déjà est très sensible à ces thèmes et qu’il me fallut donc y accorder une attention particulière. Mais c’est une retenue qui m’a empêché d’aller plus loin dans la description positive de mon objet. Aux côtés d’Artaud et de Gadamer, j’aimerais ajouter le nom de Baudrillard – ce qui n’est pas sans nous donner une brochette de personnalités des plus intéressantes. Baudrillard nous donne une notion de la séduction qui n’est pas sans rappeler une idée que je caresse depuis longtemps. Cette notion éclaire encore davantage me semble-t-il l’idée de jeu philosophique que j’essaie de définir. Que dit Baudrillard ? D'abord, il faut noter que l'idée de Baudrillard ne concerne que les relations amoureuses. Ensuite, très grossièrement, il affirme que le mouvement des Lumières, par sa manie du dévoilement, a dénudé le sexe d’une telle manière qu’il a fini par l’appauvrir. Plus précisément, les Lumières ont ramené le sexe à la « vérité » de l’orgasme, de la satisfaction de nos instincts fondamentaux. Il conviendrait alors, selon Baudrillard, de redonner notre attention à la valeur de la séduction, qui elle s’affaire plutôt à recouvrir la prétendue vérité des choses par un voile d’arbitraire, par des artifices, par un jeu de simulation qui n’a d’autre finalité qu’elle-même : la séduction pour la séduction. Cela parce qu’alors que le dévoilement du sexe nous rend centré sur nos besoins, sur la nécessité de l’orgasme, la séduction nous entraîne plutôt dans un mode dual où l’orgasme et l’acte sexuel ne sont que des conséquences, si l’on veut, du jeu de la séduction. Je n’ai rencontré que récemment Baudrillard. Et il se trouve qu'une intuition semblable quant à la notion de séduction me tenaillait depuis très longtemps. Quelle ne fut donc pas ma joie à cette rencontre. Seulement, mon idée avait une plus grande extension. Je pense que la philosophie et que l’art sont aussi animés – ou du moins devraient l’être – par un tel jeu de séduction. Que veut l’artiste sinon avant tout de faire briller les yeux du spectateur, de la fasciner, de le toucher, de l’ébranler, de le choquer, par le moyen de ses artifices ? Pour cette raison, il me semble qu’il est impensable de parler de vérité en ce qui concerne la substance de l’œuvre d’art. Ce serait absolument contradictoire. Je ne pense pas que l’œuvre vise à dévoiler quoi que ce soit – il est manifeste qu’elle habille bien plus qu’elle dénude. En vue de quoi ? Mais peut-être parce que c’est l’essence même de l’humanité de créer du superflu, de tendre ses forces vers le plus loin, vers le plus haut, même si ça ne rime apparemment à rien. Pour enchanter le monde. Pour se donner le courage de vivre, et peut-être même de bien vivre. Pour persévérer dans sa puissance d’être, dans sa volonté de puissance et je ne sais pas quoi d’autre. La tragédie habille la cruauté des choses. Elle lui confère quelque lueur d’enchantement. Et cela nous donne du courage. Ce n’est pas la confusion entre la représentation d’une belle chose et la belle représentation d’une chose qui donne vie à la magnification dont je parlais et dont je viens d’élaborer l’idée, mais bien plutôt le saut consentant dans le jeu de la séduction. Je le dis encore une fois : l’œuvre d’art digne de ce nom ne cache pas son aspect artificiel. La Joconde est campée dans un paysage issu d’un autre monde. Le jeu de l’Œdipe est parsemé par les interventions du coryphée et du chœur. Dans Andreï Rublev de Tarkovski, la trame narrative et temporelle est morcelée, non-linéaire. Les statues de Michel-Ange adoptent des poses musculairement intenables pour des hommes de chair. Dans le film 2001, Kubrick dépeint la vie de ses astronautes avec un réalisme presque documentaire, mais ce réalisme ne fait qu’accentuer l’impression subjuguante de la conclusion, dont l’artificialité est manifeste. Quant au réalisme de la boîte de soupe de Warhol, c’est à l’absence d’artificialité qu’elle nous renvoie immédiatement : l’art a-t-il seulement encore un sens lorsqu’il nous renvoie à la banalité même du réel ou de la reproduction industrielle ? Peut-être que je ne devrais pas parler de magnification mais bien de vivification. L'œuvre d'art vivifie, en ce qu'elle ouvre de nouveaux espaces que l'esprit et par suite le corps peuvent aller coloniser, elle ouvre de nouveaux espaces où la volonté de puissance peut galoper et se répandre, s'ébaubir. Avec la découverte d'une nouvelle œuvre d'art vient l'avènement de tout un cortège de nouvelles sensations, et par suite de nouvelles pensées et par suite de nouvelles postures du corps. J’ai décrit ce « processus d’ouverture de nouveaux espace de l’esprits » de manière plus pointue dans le topic de Savonarol (qui se demandait si un abruti peut être un artiste). J’y distinguais : A) Un concept de compréhension géométrique; B) Un concept de compréhension intuitive. (Non-numéroté) L’idée étant que A est un processus fermé, marqué par une destination, tandis que B est un processus ouvert où la créativité et la découverte ont part. Le concept A a une saveur conventionnelle, tandis que le B a une saveur vitale – au sens où la connaissance acquise se rapporte au vécu de l’apprenant. La manière dont une œuvre d’art participerait à cette dernière connaissance résiderait dans la propension qu’elle a de mettre un état d’esprit en exergue. L’œuvre d’art fixe ce qui en soi est éphémère, insignifiant et se destine à mourir étouffé dans l’écoulement du temps. En révélant ce quelque chose, l’œuvre enseigne certainement quelque chose. Mais cet enseignement n’est pas fermé. C’est sans doute de l’ordre de la connaissance de soi. Ou de sa relation avec les choses. J’ajoute qu’il y a nécessairement une réflexivité dans l’art. L’art, ce n’est pas seulement de restituer un ressenti : c’est le restituer tout en tendant un miroir pour que le spectateur puisse s’apercevoir en train de saisir ce ressenti. À quoi il faut sans doute (la plupart du temps) ajouter l’ingrédient du plaisir. Lorsque je regarde le Sisyphe, je ne suis pas seulement subjugué par la beauté des formes et je ne fais pas seulement ressentir une modalité de l’angoisse d’exister : je me perçois en train de ressentir. Alors qu’usuellement mon ressenti s’inscrit dans le cours même de mon engagement dans le monde (je me sens aliéné de prendre le bus chaque matin, j’ai l’impression de toujours pousser la même chose, je suis angoissé, etc.), ici il advient plutôt alors que je suis dans un mode contemplatif. De plus, le frottement de mon esprit sur ce ressenti est facilité par le plaisir des formes (alors que dans le cours du monde, je me serais bien sûr rapidement réfugié dans la réalité augmentée de Pokémon go). L’effet de « magnification artistique » consiste donc : A) En un saut consentant dans un jeu de séduction; B) En l’initiation d’un processus de compréhension intuitive. (Non-numéroté) De manière générale, je pense que la faculté qui consiste à pouvoir se plonger en soi-même, à connaître ses sentiments et ses états de manière intuitive est bien plus importante à l’intelligence que la faculté de pensée géométrique qui permet à un homme de pouvoir travailler ces états d’une façon rationnelle. La capacité d’exprimer ses états par la conceptualisation peut être la marque d’une grande intelligence et d’une grande capacité de compréhension mais elle peut aussi n’être que la coquille vide d’une pédanterie qui se fait passer pour de l’intelligence. Je serai bien plus enclin à qualifier d’intelligente une personne qui fait preuve d’une profondeur intuitive sans nécessairement avoir de compétence conceptuelle qu’une personne qui est capable de manipuler des concepts abstraits sans la profondeur intuitive. Je pense qu’en général, le bon sens commun va aussi dans cette direction, ce qui explique entre autres raisons la méfiance qui s’est toujours exercée à l’encontre des philosophes – à tort ou à raison. Or, il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’un bon artiste doit posséder l’intelligence intuitive dont je parle (un bon philosophe aussi, mais ça c’est une autre histoire). Comment qualifier cette intelligence pour en rendre le concept plus concret ? Il est intéressant de noter que Bergson disait qu’on peut surtout imager la pensée intuitive plutôt que de la décrire rationnellement. « Imager » : n’est-ce pas ce que font les artistes ? Intéressant de noter aussi que le plus artiste des philosophes – Nietzsche – avait cette propension à « tout dire sans rien dire », c’est-à-dire à ne jamais aller droit vers son sujet, mais à plutôt à révolutionner autour, à l’effleurer, à l’évoquer. On revient d’une lecture de Nietzsche un peu étourdi, il y a des contradictions, des ambiguïtés, etc. On n’est pas trop certain de ce dont il est question exactement. Ou plutôt, on le sait, mais il n’est pas tout à fait possible de mettre le doigt dessus. C’est que Nietzsche nous atteint – s’il nous atteint – d’une manière intuitive. Un résumé, une synthèse de la pensée Nietzsche est toujours quelque chose de dérisoire, même lorsque cela est effectué d’une main de virtuose telle que la mienne.
  8. Je ne crois pas que personne ne considère que le suicide est une grande et magnifique chose. Ce n'est pas ce qui est reproché à Demonax. Par ailleurs, ce n'est pas rien sur un forum de philosophie de truffer son discours de préjugés simplistes, généralisations maladroites et conclusions hâtives. Je dirais même que c'est contraire à l'esprit des lieux et digne de mépris. N'importe quel idiot peut comprendre que la personnalité, l'environnement et la culture influent sur la qualité de vie. Les "points" soulevés étaient tout à fait insignifiants.
  9. Oui, il y a le cas de l'improvisation. Pour ce qui est du jazz, il est impossible d'assister à un concert sans improvisation je crois. Bach allait jusqu'à improviser des fugues. Il y a l'art performatif aussi. Ce que tout ceci nous indique me semble-t-il, c'est qu'il faut beaucoup de prudence avant de remonter jusqu'à la spécificité du concept d'art, car il recoupe une grande variété de formes, d'états d'esprit, de modes de création, de schémas communicationnels avec le public, etc. Il me semble que la compréhension fait référence au processus : elle est plus de l’ordre de la relation, tandis que l’intelligence semble désigner plutôt une disposition interne, une attitude. De manière générale, je pense que la faculté qui consiste à pouvoir se plonger en soi-même, à connaître ses sentiments et ses états de manière intuitive est bien plus importante à l’intelligence que la faculté de pensée géométrique qui permet à un homme de pouvoir travailler ces états d’une façon rationnelle. La capacité d’exprimer ses états par la conceptualisation peut être la marque d’une grande intelligence et d’une grande capacité de compréhension mais elle peut aussi n’être que la coquille vide d’une pédanterie qui se fait passer pour de l’intelligence. Je serai bien plus enclin à qualifier d’intelligente une personne qui fait preuve d’une profondeur intuitive sans nécessairement avoir de compétence conceptuelle qu’une personne qui est capable de manipuler des concepts abstraits sans la profondeur intuitive. Je pense qu’en général, le bon sens commun va aussi dans cette direction, ce qui explique entre autres raisons la méfiance qui s’est toujours exercée à l’encontre des philosophes – à tort ou à raison. Or, il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’un bon artiste doit posséder l’intelligence intuitive dont je parle (un bon philosophe aussi, mais ça c’est une autre histoire). Comment qualifier cette intelligence pour en rendre le concept plus concret ? Il est intéressant de noter que Bergson disait qu’on peut surtout imager la pensée intuitive plutôt que de la décrire rationnellement. « Imager » : n’est-ce pas ce que font les artistes ? Intéressant de noter aussi que le plus artiste des philosophes – Nietzsche – avait cette propension à « tout dire sans rien dire », c’est-à-dire à ne jamais aller droit vers son sujet, mais à plutôt à révolutionner autour, à l’effleurer, à l’évoquer. On revient d’une lecture de Nietzsche un peu étourdi, il y a des contradictions, des ambiguïtés, etc. On n’est pas trop certain de ce dont il est question exactement. Ou plutôt, on le sait, mais il n’est pas tout à fait possible de mettre le doigt dessus. C’est que Nietzsche nous atteint – s’il nous atteint – d’une manière intuitive. Un résumé, une synthèse de la pensée Nietzsche est toujours quelque chose de dérisoire, même lorsque cela est effectué d’une main de virtuose telle que la mienne. Cela remet certainement en question la notion de compréhension, car il est question ici de comprendre sans être tout à fait capable de désigner précisément ce qu’il y a à comprendre. Ou sans que la compréhension ne se traduise en un ordre conceptuel fixe. Je disais en ouverture que la compréhension fait référence au processus : et bien cela est plus que jamais vrai ici : dans l’art, comme dans la lecture d’un philosophe tel que Nietzsche, la compréhension se caractérise essentiellement par une mouvance, plutôt qu’une destination. Distinguons donc, en reprenant le lexique bergsonien : A) un concept de compréhension géométrique ; B) un concept de compréhension intuitive; L’idée étant que A est un processus fermé, marqué par une destination, tandis que B est un processus ouvert où la créativité et la découverte ont part. Le concept A a une saveur conventionnelle, tandis que le B a une saveur vitale – au sens où la connaissance acquise se rapporte au vécu de l’apprenant. La manière dont une œuvre d’art participerait à cette dernière connaissance résiderait dans la propension qu’elle a de mettre un état d’esprit en exergue. L’œuvre d’art fixe ce qui en soi est éphémère, insignifiant et se destine à mourir étouffé dans l’écoulement du temps. En révélant ce quelque chose, l’œuvre enseigne certainement quelque chose. Mais cet enseignement n’est pas fermé. C’est sans doute de l’ordre de la connaissance de soi. Ou de sa relation avec les choses. J’ajoute qu’il y a nécessairement une réflexivité dans l’art. L’art, ce n’est pas seulement de restituer un ressenti : c’est le restituer tout en tendant un miroir pour que le spectateur puisse s’apercevoir en train de saisir ce ressenti. À quoi il faut sans doute (la plupart du temps) ajouter l’ingrédient du plaisir. Lorsque je regarde le Sisyphe, je ne suis pas seulement subjugué par la beauté des formes et je ne fais pas seulement ressentir une modalité de l’angoisse d’exister : je me perçois en train de ressentir. Alors qu’usuellement mon ressenti s’inscrit dans le cours même de mon engagement dans le monde (je me sens aliéné de prendre le bus chaque matin, j’ai l’impression de toujours pousser la même chose, je suis angoissé, etc.), ici il advient plutôt alors que je suis dans un mode contemplatif. De plus, le frottement de mon esprit sur ce ressenti est facilité par le plaisir des formes (alors que dans le cours du monde, je me serais bien sûr rapidement réfugié dans la réalité augmentée de Pokémon go).
  10. Et pourtant, un artiste qui se produit sur une scène, aussi immergé dans sa musique soit-il, va être en mesure de commenter après coup sur la qualité de son public, sur la mesure dans laquelle ce public a influencé sa performance, etc. C'est plutôt de l'ordre de la communion.
  11. Je poursuis l'étude du cas de Lovecraft: "Quant à comment j’écris une histoire – il n’y a pas de manière unique. Chacune de mes fictions a une histoire différente. Une ou deux fois, je suis littéralement parti d’un rêve ; mais habituellement je pars d’une sensation, d’une idée ou d’une image que je souhaite rendre, et la résoudre mentalement jusqu’à ce que je puisse envisager un moyen cohérent de lui donner corps par une chaîne d’occurrences dramatiques capable d’être dite en termes concrets. J’ai tendance à m’engager dans une liste mentale des circonstances ou situations basiques le mieux adaptées à une telle sensation, idée ou image, puis commencer à spéculer sur les explications logiques ou naturellement fondées de cette première sensation, image ou idée, qui puissent justifier la circonstance ou situation évoquée." "L’atmosphère, et non pas l’action, est le grand desideratum de la fiction surnaturelle. Bien sûr, tout ce à quoi peut atteindre la plus merveilleuse histoire, c’est une peinture vivante d’un certain type d’émotion humaine. Les moments où elle essaye d’être quoi que ce soit d’autre devient puéril, non convainquant, bas prix."
  12. "Ma raison d’écrire des histoires : me donner à moi-même la satisfaction de voir plus distinctement et avec plus de détail et de stabilité les impressions vagues, allusives et fragmentaires du merveilleux, du beau et de l’attente aventureuse qui me sont produites par certains aperçus (scéniques, architecturaux, atmosphériques, etc.), des idées, des occurrences et des images rencontrés dans l’art et la littérature. J’ai choisi les histoires surnaturelles (weird), parce qu’elles conviennent le mieux à mon inclination – un de mes vœux les plus forts et les plus persistants étant de réaliser, momentanément, l’illusion d’une étrange suspension ou violation des limitations exaspérantes du temps, de l’espace et des lois naturelles qui partout nous emprisonnent et frustrent notre curiosité des infinis espaces cosmiques hors de nos perceptions et analyses." - H.P. Lovecraft - Notes sur l'écriture de la fiction surnaturelle
  13. Nous sommes aussi porteurs de cette cruauté-là, puisque nous sommes de la vie aussi. Seulement, la vie collective nous a poussés à reléguer à l'arrière-fond de notre vie intérieure cette facette de nous-mêmes. Puis, nous avons développé toutes sortes de moyens de contenir cet arrière-fond. Notamment, la morale. Il s'agit de se faire un théâtre collectif, une enclave où nous nous entraînons à vivre de cette façon. À un moment donné, c'est devenu une maladie: nous nous sommes rendus compte que pour aimer la vie, il nous fallait trouver une manière de tout de même frayer avec la violence du monde - ou du moins avec ce petit bout que nous portons en nous. Nous avons alors assoupli la morale et notre théâtre collectif est devenu plus sombre, ou plus orgiaque. Mais c'est pas encore tout à fait au point, nous sommes encore assez maladroits dans l'art de rejoindre les deux bouts de notre nature. C'est une alchimie complexe à maîtriser.
  14. Mais l’artiste ne crée rarement que d’une manière purement arbitraire. Le plus souvent, il emprunte des formes à la culture et y exerce une distorsion telle qu’elles deviennent siennes. Je prends un exemple de manière tout à fait aléatoire : mettons un sculpteur qui s’attelle à faire un rendu de la figure mythique de Sisyphe. Cet artiste-là ne doit-il pas alors nécessairement s’être fait une certaine compréhension de ce mythe ? Ne doit-il pas acquérir la connaissance du contexte de la création du mythe, des aspects de l’existence auquel il renvoie, etc. Un abruti pourra difficilement effectuer un tel rendu de la figure de Sisyphe qui ait une réelle valeur artistique. Peut-être sculptera-t-il un Sisyphe qui certes représente bien un homme qui pousse un rocher sur une colline, mais qui en revanche n'exprime pas le fonds spirituel du mythe – parce que sa sculpture ne manifestera pas cette étincelle, ce jaillissement d'indicible qui donne sa vie à l'oeuvre. Si maintenant on se place du côté du spectateur, nous pourrions dire que l’œuvre d'art ouvre, initie l'esprit à la compréhension d'une réalité quelconque. D'ailleurs, la compréhension n'est pas un processus de découpage ou de pure abstraction comme le laissait entendre Simplicius. C'est plutôt quelque chose qui est fait de va-et-vient entre l'intellect et le sensible, dans des proportions qui varient selon les sujets (le processus de compréhension d'une équation mathématique n'est évidemment pas le même que celui de la compréhension du contenu d'un mythe). Bref, une sculpture bien faite de la figure de Sisyphe peut certainement stimuler, initier l'esprit à la compréhension profonde du paradoxe existentiel qui est exprimé dans ce mythe, entendu qu'une telle compréhension implique nécessairement le concours du sensible, de l'expérience, de l'émotion. L'idée de l'art pour l'art, de l'art « comme ça », de l'art pour le plaisir est une idée bien postmoderne. Même à l'époque de l'art abstrait moderne, il y avait un questionnement, une démarche, un processus de compréhension qui se tissait entre l'artiste et le spectateur, visant à explorer, au-delà du figuratif, les relations que nous avons avec les couleurs, à éprouver les limites de l'art et de l'image.
  15. Est-ce que ce sont vraiment les seules fonctions de l'art ? L'artiste restitue-t-il nécessairement une compréhension du monde ? Je ne crois pas. C'est un jeu. L'artiste ouvre un espace de jeu et invite les autres à venir jouer avec lui. Jouer à s'émerveiller, à rêver, à voyager, à réfléchir, jouer à se magnifier l'esprit par le jeu. L'art moderne met bien en évidence cet aspect de l'art. Et la particularité du jeu de l'art moderne, c'est qu'il se frotte justement souvent aux limites de cet espace de jeu: où on ne sait plus trop si l'oeuvre est une blague ou non, comme dans le carré blanc de Malevich, ou les boîtes de soupe de Wahrol, ou ces tableaux qui ressemblent à des taches accidentelles dont se moque l'image animée de Lucy. Un artiste doit surtout savoir pousser son jeu assez loin. Aelita Andre est une peintre professionnelle de 9 ans qui a créé des œuvres époustouflantes dès son plus jeune âge. Voici le catalogue de sa 3e année. À 3 ans, cette enfant n'avait pas, de toute évidence, une compréhension particulièrement avancée du monde (au sens traditionnel de ce mot du moins). Seulement, elle semble avoir une faculté hors du commun à prendre au sérieux le jeu qui consiste à bidouiller avec des couleurs.
  16. Tout à fait. Il est assez facile de comprendre la définition du concept de Volonté chez Schopenhauer par exemple. L’appréhension d’une telle définition peut se faire assez rapidement, comme par le truchement d’un article Wikipédia. En revanche, il est beaucoup plus difficile de saisir l’idée qui se cache derrière ce concept et derrière l’œuvre schopenhauerienne. Cela demande du temps, de l’investissement, cela demande certainement de s’attaquer aux ouvrages qui sont de la main même du philosophe, cela demande bien des moments de silence, de décantation, de fermentation, de digestion de l’œuvre, etc. Il ne serait peut-être pas impertinent ici d’évoquer la distinction que faisait Kierkegaard entre la mémoire et le souvenir. Pour Kierko (je me permettrai cette familiarité), la mémoire a une nature géométrique si l’on veut, ou objective. Je peux avoir mémoire de faits détachés issus des événements de mon passé. Par contre, le souvenir a une nature plutôt intuitive : il consiste en mes réminiscences du passé en tant qu’elles sont liées à mon vécu, en tant qu’elles font partie de moi. Je peux avoir mémoire que le chat de mon ami d’enfance était gris. Cela est un fait détaché faisant partie de mon passé. Et je peux aussi me souvenir des moments passés à m’amuser avec ce chat, etc. Le souvenir ne s’énonce pas comme un fait, mais plutôt comme une série d’impressions, certes entremêlées avec des faits. En fait, le souvenir n’est possiblement pas épuisable par le langage. Cette conception ne nous amène également pas très loin de la distinction bergsonienne de la pensée intuitive versus la pensée géométrique. Mais bref, mon point était de faire valoir que la distinction entre concept et idée que je tente d’apporter ici est à rapprocher de ces conceptions, le concept s’apparentant bien sûr à la mémoire ou à la pensée géométrique, et l’idée au souvenir ou à la pensée intuitive. Je ne dirai pas toutefois que j’endosse toutes les précisions de la pensée bergsonienne, ni même celles de Kierko. Ce que tu appelles mes « considérations littéraires » répondent pourtant d’exigences fort sérieuses de compréhension et de connaissance. Je peux lire une œuvre suivant une pensée géométrique, c’est-à-dire en veillant à comprendre l’enchaînement des concepts, des raisonnements. C’est cette approche que tu privilégies, pour ne pas dire que c’est la seule que tu aperçois manifestement. Mais, parallèlement à cette lecture géométrique, je vais aussi mener une lecture plus intuitive; je vais m’efforcer de me laisser couler dans l’atmosphère de l’auteur afin de me faire une compréhension non pas seulement d’où mène le raisonnement de l’auteur, mais plutôt du pourquoi l’auteur a voulu exposer ce raisonnement. – Je dis « pourquoi », mais je ne suis pas certain que cela soit adéquat. Il ne s’agit pas forcément d’expliciter la causalité du travail de l’auteur, même s’il y a de cela aussi. Tiens par exemple, il est assez facile de comprendre l’enchaînement du raisonnement cartésien qui part du cogito et qui nous amène jusqu’au déploiement de la réalité, de Dieu et de tout l’attirail cartésien. Plus difficile est la tâche qui consiste à se représenter ce petit bonhomme de Descartes, perdu dans son XVIIe siècle, affalé à son bureau, et à comprendre pourquoi il s’est mis à réfléchir au cogito et à toutes ces idées étranges. Je te connais Déjà : avec ton esprit géométrique, tu es probablement déjà en train de songer à des causes historiques : « parce que tel courant de pensée, parce que tel contexte socio-historique, etc. ». Mais non : ce n’est pas aussi simple. Un être humain est davantage qu’une somme de contextes. Il s’agit plutôt de se demander quel genre de forme de vie une telle philosophie peut bien supposer, avec toute la complexité et l’ambiguïté qui peuvent accompagner une telle tâche. Et pour parvenir à une telle connaissance, il est nécessaire de s’y projeter soi-même et de chercher à se connaître du coup… Or, une telle recherche ne peut certainement pas être effectuée à partir d’un simple résumé. Il faut plutôt se pencher sur l’œuvre même du philosophe pour y arriver. Il faut non seulement se faire une compréhension de la partie logique de l’œuvre – de l’enchaînement des raisonnements – mais aussi de sa partie stylistique, car c’est le style qui exprime la respiration de l’auteur. Un raisonnement énoncé selon deux styles différents pourra avoir des significations « vitales » complètement différentes. Bien sûr que du point de vue logique le style ne change rien à la substance du propos. Mais justement, cette ségrégation du fond et de la forme ne vaut que sous la perspective logique. Tout le problème de répondre à cette question vient de ce que nous semblons avoir un rapport à l’art qui est très différent, pour le moins qu’on puisse dire. – Il y a une sorte d’exaltation à être saisi par une œuvre d’art mais cela ne se traduit pas forcément en plaisir. Les œuvres tragiques par exemple nous font souvent mal, nous triturent, nous empêchent de dormir, nous chavirent. Et le rapport avec l’œuvre continue après la représentation : on y repense des jours, des semaines, des mois, des années après, on en rêve, on en intègre des éléments dans notre vie, dans notre façon de sentir les choses et de réfléchir, etc. – Le moment de grâce dont je parlais surgit sans doute lorsque, pendant l’exposition à l’œuvre, on sent tout d’un coup, pour utiliser une image mièvre, son cœur battre à l’unisson avec l’œuvre. Non parce que cela corrobore quoi que ce soit, et non parce que cela nous fait oublier les problèmes de la vie, ni même parce que ce que nous percevons nous plaît – puisque parfois c’est par la répulsion que nous sommes le plus touchés – mais parce que nous sentons l’importance de ce qui se passe en nous. En somme, tu aimes être conforté dans tes certitudes. Soit dit en passant, tu exprimes assez bien un aspect de l’idée constructiviste en parlant « d’essences à extraire très difficilement ». Le constructivisme est en effet un dogmatisme subtil et hypocrite. Il y a certainement de cela. Mais il y a aussi davantage. Si tu me lis bien, je dis carrément que les normes qui balisent notre besoin exutoire sont désormais trop permissives. Nous nous laissons aller. Nous nous sommes habitués à trop dire, à trop raisonner. Nous croyons faire preuve de continence là où nous faisons allègrement dans notre froc. C’est pour cela que je prescris que nous choisissions d’avoir tort, que nous entrions en contradiction avec nous-mêmes, que nous nous déréglions au moins provisoirement afin d’acquérir une solidité nouvelle, en deçà de ce à quoi nous nous sommes habitués.
  17. Je me disais bien aussi que tu me reviendrais avec cette pensée ! En effet, aussi sombres que puissent être la musique de Ligeti, ou les films de Lars Von Trier ou de Haneke, ils ne renvoient pas à une morbidité aliénante, au renoncement ou au défaitisme – encore que cela doive dépendre de l’attitude du spectateur je suppose (mais on peut penser à bon droit que ce n’est pas le but recherché). Comme la tragédie grecque, ces musiques et ces films mettent en action le processus de la catharsis : ils exposent la nature tragique des choses et la magnifient du même coup. En quoi consiste cette magnification ? Revoyons ton explication : J’affirmerai que cette interprétation de la chose ne me satisfait pas, en notant du même coup que je ne connais pas Rosset et que, comme tu le sais déjà, je suis un piètre amateur de Cioran, ce qui fait que mon appréciation est certainement grossière. Voici donc ce que je propose : Considérons le cas suivant où un homme est tant effrayé par une bête qu’il lui est impensable de la regarder dans les yeux. Mais voilà qu’un deuxième homme fort ingénieux a l’idée de lui tendre un miroir en le plaçant de façon à ce que le premier homme n’ait sous les yeux que le reflet de la bête, et à ce qu’il puisse donc s’en faire une idée sans pour autant devoir se plier à l’impensable. Or, il s’ensuit précisément que l’impensable en question devient soudainement pensable, que ce-dont-il-ne-faut-pas-parler entre soudainement dans l’usage du langage. Si bien que la bête, devenue moins étrange, devient soudainement au moins en partie apprivoisée et que le premier homme acquiert, dans le processus même, quelque chose qui pourrait bien s’apparenter à du courage, et que le courage a la vertu, paraît-il, de faire mieux vivre. Voilà donc en quoi consisterait l’art tragique. Prenons un exemple fort accessible : la chanson God de John Lennon. En 1970, Lennon est au sortir de sa carrière avec les Beatles. Il est visiblement tout à fait écœuré de son rôle d’idole et compose alors cette chanson dans laquelle il bouscule toute une série de mythes et d’idoles, de Bouddha aux Beatles, en passant par Elvis, pour affirmer que tout ce qui est vrai pour lui, c’est sa vie à lui, avec sa femme, suggérant qu’il devrait en être de même pour nous. Il y définit Dieu au passage comme « le concept par lequel nous mesurons notre douleur ». Il tendait donc à toute la légion des fans des Beatles qui l’adulaient depuis le début des années 60 – et peut-être aussi à toute la génération des années 60, abreuvée à même les illusions hippies, un miroir, dans lequel ils pouvaient apercevoir le côté factice de la chose, et qui pouvait peut-être leur donner le courage de se départir de leurs illusions afin de mesurer leur douleur et de vaquer aux vraies choses.
  18. Je ne suis pas sûr que les états d'âme que tu décris sont les seuls qui peuvent être suscités par l'écoute de la musique. De même que par exemple, il y a des œuvres cinématographiques qui ne nous plongent pas exactement dans le bonheur le plus pur. Me vient en tête ici l'atmosphère sombre des films de Lars Von Trier ou de Michael Haneke. Il serait par exemple assez difficile de dire qu'un film comme Amour nous plonge dans un instant de joie exceptionnelle et qu'il nous délivre de sentiment d'être mortel. Au contraire, il nous colle à la réalité dans son aspect le plus sordide. Et c'est d'ailleurs le but du cinéaste de susciter notre indignation. Or, il y a des musiques qui ne fonctionnent pas différemment: elles nous transportent vers nos affects les plus sombres afin que nous puissions les connaître d'une manière qui soit vivable. C'est comme cela que fonctionne par exemple beaucoup de pièces de Ligeti. Je me promenais justement hier avec son Lontano dans les oreilles. Le contraste avec la magnificence de la journée était fascinant. Alors que toute la vie est ici à son apogée du printemps, je me sentais respirer avec la mort. Je voyais les arbres, pourtant beaux et gonflés de sève, sous leur aspect d'usines absurdes à emmagasiner l'énergie du soleil. Je voyais les hommes et les femmes, pourtant beaux et fiers, sous leur aspect de puddings de chair perdus dans l'univers, écartelés dans le transit énergique des choses. C'était terrible et magnifique à la fois. La pièce se présente comme une espèce de série de moments liés par le fil d'une sorte de cri étouffé; des moments constitués tantôt par la sirène de paquebots perdus dans l'immensité, voguant sans but, tantôt par d'étranges vociférations collectives. C'est une musique qui ne suscite pas vraiment la joie, qui ne transfigure pas la vie sous forme d'une réjouissance perpétuelle, qui ne nous met pas à l'unisson avec les choses. Mais elle suscite certainement la conscience de la fragilité des choses et de l'urgence de donner un sens au mot amour. Tout comme le film du même nom d'ailleurs.
  19. La maturité physique d’un homme, si on écarte les considérations liées à la plénitude du développement, ne signifie pas la fin de son évolution, mais plutôt une décélération de la vitesse de cette évolution, ou du moins un changement dans le régime de cette évolution. Lorsque l’on parle de maturité intérieure, les repères sont plus flous mais le principe demeure le même. Je ne crois pas que le but soit de faire acquiescer l’autre, mais plutôt de cultiver la réflexion par l’échange. Et cultiver la réflexion, cela demande souvent du silence, et même du non-dit, de l’ambiguïté. C’est pourquoi l’arme privilégiée du philosophe est l’interrogation : tout en suggérant la pensée de l’auteur, elle ouvre sur un espace vierge où le lecteur ou l’interlocuteur doit se débrouiller seul. Paradoxalement, les raisonnements où les moindres enchaînements logiques sont exposés dans le détail sont souvent ceux qui marquent le moins, car l’interlocuteur, confiné à un rôle de spectateur, n’a pu s’y investir en profondeur. Peut-être sent-il d’ailleurs que l’armure logique d’un tel raisonnement risque fort de n’être qu’un artifice palliant au fond à une grande fragilité réflexive. Mon attention, à la lecture ou à l’écriture d’un texte philosophique, porte beaucoup sur les attitudes, ou les façons de sentir les choses qui y sont véhiculées. Or, ces attitudes et ces façons de sentir les choses sont certes d’une part exprimées par le choix et l’agencement des concepts, mais aussi par la composition et la respiration du texte. S’il fallait distinguer le concept de l’idée, j’affirmerais d’ailleurs que l’idée a une plus grande ampleur, qu’elle correspond à quelque chose comme la respiration d’une pensée, alors que le concept ne peut par sa seule évocation dénoter l’entièreté de l’idée, parce que l’expression d’une idée suppose une atmosphère, suppose de l’écoulement dans le temps aussi : pour l’appréhender, le lecteur ne peut que se laisser couler dans une idée. De manière générale, on surestime les concepts, peut-être parce qu’ils sont simples, fixes, qu’ils sont portés par une structure géométrique, alors que les idées sont plus floues, plus ambiguës, plus difficiles, plus longues à saisir. Platon est suprêmement inséparable d’une atmosphère, d’un style, et être aveugle au déploiement théâtral qui est mis en place par ce philosophe, c’est être aveugle à au moins la moitié de son œuvre, si ce n’est plus. Mais j’hésite à employer ce mot « théâtral » parce qu’il renvoie à l'idée d'artifice. Or, le style d’un philosophe n’est pas en soi un ensemble d’artifices – c’est plutôt une atmosphère, un climat, un espace de temps – qui certes peut être constitué par les effluves tantôt nauséabondes d’artifices grossiers : les mauvais philosophes ont un style artificiel. Il faut donc entendre l’idée de théâtre ici au sens où par exemple un type comme Artaud l’entendait : au sens d’un déploiement de moyens représentatifs visant à magnifier la vie humaine ou, en l’occurrence, à magnifier le cours de la pensée, à créer un état de conscience élevé. On peut aussi lui adjoindre la notion de jeu telle que Gadamer l’a définie : le jeu (tel que celui de l’acteur) comme espace clos, comme enclave où une rencontre transfiguratrice des participants est rendue possible – l’écriture ou la parole du philosophe pouvant alors être assimilées à une sorte de jeu dont le style et la respiration font office de contours. Je vais te dire un secret : mon attention est parfois si bien portée sur cet aspect que je décris du discours d’autrui qu’il m’arrive de devenir plus ou moins indifférent aux concepts qui s’y trouvent. Que le discours me plaise ou me déplaise, c’est comme si j’atteignais une certaine symbiose avec l’atmosphère de ce discours qui me fait face, et que je n’avais plus besoin de fixer mon esprit sur ces points de repères que sont les concepts. Sans doute à la manière des musiciens qui parviennent à jouer en oubliant leur partition. C’est comme une sorte d’état de grâce intuitive et momentanée. Momentanée, car évidemment, la réflexion nous rappelle rapidement à la nécessité d’avoir des points de repère. Je ne prétends évidemment pas que l’esprit puisse se passer des concepts et puisse ne vivre que dans un état de flottement permanent. Mais admettons que la substance d’une œuvre ne se mesure qu’à sa propension à nous hisser dans son jeu, dans son univers théâtral, et à nous pénétrer – non pas au sens d’une entreprise de persuasion mais au sens d’une entreprise de monstration ou de création spirituelle, alors il faut bien reconnaître qu’un résumé ne peut aucunement prétendre au degré substantiel de l’œuvre elle-même, loin s’en faut. Oui, et l’amour s’exprime parfois dans le silence. Il n’est pas besoin de se déverser, ou de faire du vacarme pour aimer. Quant à l’idée de « choisir d’avoir tort », il ne s’agit évidemment pas d’une posture masochiste où il s’agirait de se faire douleur en réfrénant son envie de s’exprimer lorsque l’on croit avoir quelque chose d’important à dire. Il s’agit d’un compromis, d’une disposition provisoire dans un contexte d’auto-éducation : je force provisoirement mon silence pour apprivoiser le territoire du non-déversement, pour en connaître les textures, et afin qu’il me soit plus facilement accessible plus tard.
  20. Selon Platon, dans sa célèbre Éthique à Georgios, le sage doit maintenir un ratio mensuel de 5.34 conneries. Au-delà de ce ratio, on tombe automatiquement dans la catégorie apprenti.
  21. Primo, ce ne sont pas les explications scientifiques qui causent problèmes, mais bien la croyance sous-jacente selon laquelle ces explications devraient avoir préséance, selon laquelle ces explications sont plus importantes, plus profondes que d’autres types de discours. Secundo, cette croyance de la toute-puissance de la science a bien un effet lénifiant sur la vie. Tout le nihilisme découle d’ailleurs de cette vision nouvelle que la science a proposé à l’homme moderne selon laquelle il n’est qu’un amas de chair perdu dans un univers trop grand pour lui et dénué de sens. Et par exemple, je t’assure que le plaisir que tu peux ressentir à assister à la mascarade de Noël n’a rien à voir avec le plaisir que tu pouvais y trouver lorsque tu étais encore enfant. L’important c’est de prendre conscience des limites inhérentes au type de discours que nous tenons. Je n’ai pas de problème à entendre un tel discours. Toute la question est ici de voir quelle teneur tu donnes à ce type de discours. Y vois-tu une sorte de discours-maître sur la teneur, la vérité des choses ? Considères-tu les affects comme une sorte de sous-produit de toute la mécanique bio-chimico-physique sous-jacente au monde ? Comme une construction plus ou moins illusoire ? Je pense que si l’on croit sincèrement que tous nos affects ne sont qu’une sécrétion biologique ultimement illusoire, dont la face véritable n’est que d’être le support d’un mécanisme biologique, il y a de quoi observer en soi un glissement subtil de l’amour que l’on peut éprouver pour les êtres qui nous entourent, et aussi pour les choses humaines en général. C’est d’ailleurs la situation de la plupart des hommes d’aujourd’hui. Je pense que personne ne peut s’affirmer complètement immunisé à ce mal de l’esprit. C’est notre héritage d’hommes postmodernes. Nous sommes souvent confus, repliés sur nous-mêmes, égoïstes, parce que nous sommes tourmentés par le mal du non-sens des choses, que nous tentons souvent de noyer de toutes les façons imaginables.
  22. Tout dépend précisément ce que l'on recherche. Une explication scientifique de la musique est absolument inapte à nous rendre saisissable les mouvements du monde psychologique d'autrui. Par contre, si nous sommes à la recherche d'applications physiques de la musique, c'est sans doute la bonne voie à suivre. Inversement, une explication mystico-poétique de la musique sera complètement inapte à nous aider à trouver des applications physiques de la musique, mais en revanche, elle nous sera fort utile pour comprendre la psychologie de l'auditeur, ou encore à étudier le sens que parvient à engendrer la musique chez les individus. Qu'a-t-on cherché à démontrer dans ce topic lorsque l'on a avancé l'explication scientifique de l'effet musical ? L'inexistence de sa nature poétique ? L'invalidité de tout discours ne portant pas sur la nature physique de la musique ? C'est une entreprise tout à fait absurde si c'est le cas. Il me semble qu'a priori, le philosophe n'a pas à favoriser une forme de discours plutôt qu'une autre. Son travail consiste à examiner sans préjugés les matériaux qui lui sont disponibles et, par le moyens d'amalgames à la nature tout à fait alchimique - et dont je ne veux pas ici révéler le mystère, à en extraire du sens, dans le contexte du problème qui a été posé - qui est au fond celui de comprendre pourquoi la musique nous fascine tant. Je ne pense pas qu’il soit envisageable que la catharsis musicale puisse fonctionner sur le mode que tu décris : celui de la relativisation de ses propres déboires, ne serait-ce que parce que la musique est totalement abstraite en frais de représentation.
  23. Dans la philosophie de Schopenhauer, la Volonté est l'essence de toute chose dans le monde, et la musique est le mode d'expression le plus privilégié de cette volonté, puisqu'elle peut en exprimer directement l'énergie, alors que le autres formes d'art doivent passer par le truchement de la représentation. La parallélisme entre nature et musique va même plus loin chez Schopy. Il voit en effet des similarités entre la disposition des quatre voix de toute harmonie (basse, ténor, alto et soprano) et les autres degrés de l’échelle des êtres (minéral, végétal, animal et homme). Ou alors dans la structure même de la mélodie qui, comme l’explique le philosophe, consiste en une suite de désaccords et de réconciliations, ce qui est à l’image même du désir qui nous habite pendant toute notre existence, et qui nous pousse dans une suite d’appétits et de satisfactions. La musique est certainement porteuse de sens, ne serait-ce que par la manière dont elle introduit de l'ordre dans nos pensées. Si l'on compare notre esprit au cosmos, nous pourrions dire qu'une pièce musicale est semblable à un astre qui attire à nos elle nos pensées confuses et les aligne dans son champ gravitationnel, et du coup nous les rend intelligibles. Elle les rend plus belles aussi. Puisque la musique n'est pas sans plaisir et sans joie. Et peut-être ce plaisir et cette joie découlent-ils de l'ordre qu'on y trouve. Même lorsqu'une musique exprime la confusion, elle en éclaire en quelque sorte la notion. Quant à l'effet socialisant de la musique, il suffit d'avoir observé un concert rock pour se rendre compte qu'elle a le pouvoir d'abolir la distance entre les individus, et de les faire vivre à l'unisson pendant quelques instants, les faire entrer dans une communauté affective. Aristote associait musique et caractère au même titre que gymnastique et corps. Je ne crois pas qu'il y a « un » sens à l'existence. Mais il y a certainement « du » sens à l'existence et la musique en est tout aussi certainement porteuse. Il y a un moment de la journée où le bébé ou le jeune enfant commence à être envahi par la fatigue et où ses pensées commencent à prendre une tournure curieuse, peut-être même inquiétante. Où il commence à pressentir l'arrivée du sommeil, et la solitude que celui-ci suppose, l'éloignement des parents, la kyrielle des impressions étranges et ambiguës de la nuit, les menaces dont elle est porteuse. Il sait déjà que dans le sommeil, ses pensées peuvent l'envahir d'une manière qui le dépasse et le submerge, dans ces tumultes intérieurs que l'on nomme cauchemars. D'une manière toute instinctive, le parent a alors l'idée de lui faire don de cette chose toute simple, mais infiniment puissante qu'est la berceuse. Par la musique, il introduit dans l'âme de son enfant la joie, le plaisir, l'amour, l'ordre et le sens nécessaires à la traversée de la nuit. Il n'y a rien de plus sensé que de chanter une berceuse à son enfant. Voici une musique que j'utilise souvent pour relaxer ma fille à l'approche du sommeil (Valentyn Sylvestrov, Bagatellen Und Serenaden, sur ECM):
  24. Ma foi, la science n'a pas le monopole des points de vue sur le monde, ni même des points de vue valides sur le monde, et encore moins la neurologie. Il y a des choses dans celles que tu as citées qui me semblent tout à fait intelligentes. Seulement, elles opèrent à un autre niveau que la science. Ne prenons que l'idée de catharsis, qui soit dit en passant ne s'applique pas à tout type de musique - la catharsis ne pouvant opérer que via des musiques à caractère tragique. Et bien l'idée de catharsis semble absolument avoir du sens comme explication de certains de nos rapports avec l'art, et ne contredit d'ailleurs pas l'idée qu'il puisse y avoir là-dessous, des mouvements neurologiques autrement plus triviaux.
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