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Le pianiste


Ambre Agorn

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Ce ne fut pas un réveil brutal comme il se l'était toujours imaginé.

Mais un léger picotement qui, plus les jours passant, se faisait plus présent, plus pressant et pesant.

Une insomnie, une trop longue rêverie alors que le parterre était plein de ses adorateurs, un doute crevant la tranquillité de sa vie bien faite et appliquée, et cet air qui l'étouffe en continu.

Son monde s'écroulait avec la lenteur d'un savant ralenti. Rien n'était visible, personne ne l'eut imaginé, car le monde est une histoire intime avant d'être une expérience collective.

Son piano, ses contes fabuleux faits de musique et de rythme, son cœur battant aussi vite que la fugue, aussi calmement que la Consolation de Liszt, serein ou bouillonnant comme le peut un Beethoven, c'était ça sa vie, mais pas tout ce décors qui allait traditionnellement de paire avec un tel choix de musique: bourgeois, cher, snob, ampoulé et réservé à une "élite".

Il avait été séduit par le monde entrevu lorsque, petit, sur le tapis du salon de son grand-père, il écoutait les récits de voyages fabuleux contés entre les notes des musiques qu'égrenait le vieux phonographe. Un paradis de douceur, de volupté, d'aventures extraordinaires, de lumières et de brillance, de tendresse et beauté labiles s'était déroulé juste devant ses pieds frémissants d'impatience juvénile pour la découverte et la conquête.

Et il était parti à la conquête de ces terres où les mots sont absents, où il n'y a ni mensonge ni vérité car tout ne peut qu'y être vrai. Il avait commencé par dompter toutes les touches de son piano pour les chevaucher et accéder aux terres promises ouvertes par les compositeurs avant lui. Chaque terre fut conquise, il y avait même laissé quelques traces indélébiles: il était enfin chez lui.

Mais aujourd'hui, il avait du mal à respirer. L'espace ouvert sous le couvercle du piano, cet espace tellement immense à ses cinq ans, était gêné par ce costume, ce bouquet de fleurs au parfum trop lourd, ce décors lourd et théâtral de la salle de concert. Et puis tous ces rendez-vous, ces interviews, ces dates de concert, ces gens qu'il connaissait par cœur tellement ils sont partout les mêmes, sa femme qui ne parlait plus que de sa carrière, et puis la serveuse qui n'aurait pas l'idée de venir à l'un de ses concerts parce qu'ils ne sont pas pour elle. Oui, l'air était devenu irrespirable, il étouffait, il se sentait trop petit dans son rôle de pianiste connu dans le monde entier. Il sentait tout à coup à quel point il faisait du mal à cette musique qui s'était offerte à lui quand il était dans l'intimité de ce salon familial, cette musique qui l'avait conquis et qu'il pensait avoir conquise. Cette musique qu'il cantonnait à ce milieu si fermé qu'elle devenait inaccessible et interdite pour les gens simples et vivants. Il ne jouait plus que pour des marionnettes, des figurants dans une salle de concert, une horde de spectres riches et pomponnés. Il était en train de mourir de la même mort que la musique qu'il jouait: asphyxiée par la petitesse de son emballage commercial, par son rôle étriqué et mesquin. Il voulait être l’ambassadeur de cette si belle musique, il était devenue son exécutant, le complice de sa mort.

La nausée le prit soudain, son piano vomit une dégringolade d'arpèges dissonants en plein concert.

La rupture.

Le silence.

Enfin!

Un soupir. Désespoir, impuissance à porter plus longtemps le lourd fardeau d'une banalité sophistiquée qu'imposait le décors dans lequel il évoluait.

Debout face à la masse moutonnante et sombre du parterre d'auditeurs, il cherchait l'air qui lui manquait. Il sentait la moiteur de la gêne de ces gens qui réprouvaient un tel irrespect des conventions, la désapprobation des regards de ceux qui ne pensent qu'au rôle à tenir en toute circonstances. Comment osait-il ridiculiser un tel théâtre par ces extravagances aussi inacceptables? Que ne se maîtrisait-il pas?

Tous complices et responsables du massacre.

- "Il fait tellement chaud, vous ne trouvez pas?"

Comme un rayon de soleil débloque brusquement la chute du stalactite et annonce le dégel, ces simples mots firent jaillir de la salle un bouffée de compassion pour cet immense artiste qui craque. Celui qu'on croyait aux nues et inatteignable par les soucis quotidiens, lui qu'on pensait tellement chanceux de savoir jouer comme un dieu, lui si calme, si maître de lui et son piano, lui que le chef d'orchestre lui-même suivait, lui que tant de gens dans le monde entier adulait, celui-là même était devant eux ce soir un simple homme qui craque sous le poids d'une légende trop lourde, trop grande et trop étriquée.

Il ôta sa veste, le nœud papillon étrangleur et respira avec la délectation et la lenteur de celui à qui l'on vient d'ôter le nœud coulant. Il sentait la dureté de la pierre s'adoucir au fond de sa gorge, ses poumons trouver enfin l'air qui lui manquait. Il touchait chacun des spectateurs par la maîtrise et l'art avec lequel il défaisait son statut social, tout en douceur et simplicité. C'était le salut digne de celui qui quitte le devant de la scène, un irrémédiable adieu qu'aucun mot n'aurait pu rendre aussi limpide et compréhensible.

De retour à son piano, donnant ses instructions au chef d'orchestre, il entama le final. Un final victorieux. Le dernier final avant de disparaître.

Peut-être l'entendrez-vous dans les écoles, les hôpitaux ou les rassemblements de gens qui pensaient que la musique classique n'est pas pour eux, mais pour les gens snobs et riches...

Modifié par Ambre Agorn

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