Les gens qui "se reconnaissent"
Il y a ce type qui vit près de chez moi. C'est un ancien pandillero qui est revenu vivre dans son village. Il cultive la terre, s'occupe d'un terrain de son père où pâturent des vaches. Quelquefois il passe dans un vieux pick-up vert cabossé, quelquefois il est à pied. On se croise de temps en temps. Parfois on est l'un en face de l'autre dans le minibus qui nous conduit à la ville la plus proche. Il a des tatouages partout, jusque dans le cou, jusque sous les yeux. Il a à peu près mon âge. Nous ne sommes pas du même monde. Je ne sais pas où il est allé. Il ne sait pas non plus où je suis allée, moi. Pourtant, quand on échange quelques mots de politesse sur le temps qu'il fait, je lis dans son regard comme si je regardais des poissons nager sous la surface d'un lac. Et lui aussi me lit comme un livre ouvert, un livre écrit dans une langue qu'il n'est pas sûr de comprendre mais qui lui parle quand même clairement. Je ne peux pas deviner ce qu'on lui a fait exactement, ni ce qu'il a dû faire pour oublier un peu ce qu'on lui avait fait, mais je sais qu'il est le fantôme d'un vivant qui n'a pas eu sa chance. Je ne peux pas être sûre, mais j'ai l'impression qu'il sait cela de moi, lui aussi. Ce n'est pas triste. C'est juste une évidence un peu étrange avec laquelle on vit. Nous avons cela en commun, cet indicible, qui ne fait pas pour autant de nous des gens capables de devenir amis ou quoi que ce soit. On apprend à vivre en sachant que ce monde sera toujours là, au détour du chemin.
Triste Tigre - Neige Sinno
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