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Après la nuit


Kégéruniku 8

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C'était chaque fois la même rengaine. Quand on me regardait, l'air désolé, surpris et contrit, j'avais l'impression que je venais d'annoncer que j'avais un cancer du sein. On me disait à quel point c'était dommage, à quel point notre couple semblait parfait, à quel point elle semblait si gentille, à quel point ils compatissaient. Alors, ils me demandaient invariablement pourquoi ? Il devait y a voir une raison forte comme une infidélité d'une part ou de l'autre, un mensonge outrecuidant ou alors une dispute qui finirait par s'arranger. C'est vrai quoi, on ne met pas fin à une histoire de 10 ans sans qu'il n'y ait une raison particulière. D'autant que je n'ai pas l'âge de faire une crise de prise de conscience, pas même si j'avais dû être particulièrement précoce. Aux mêmes questions on peut donner les mêmes réponses ; alors, invariablement, je répondais que je n'arrivais plus à savoir si je la détestais plus ou moins que moi-même.
Et seulement après avoir pu savourer la gêne occasionnée, je me perdais dans un laïus de rigueur en abordant, dans le désordre, des points tels que la blessure mortelle du quotidien, le manque de la passion des débuts ou encore une incompatibilité de projets concernant la possibilité de laisser en héritage pour ce monde un mélange plus ou moins réussi de nos patrimoines génétiques respectifs.

Forcément, en 10 années, elle en avait rencontré du monde, alors il m'avait fallu répéter bien trop souvent cette même blague et cette même oraison. Non pas que l'envie de donner les véritables raisons m'étouffait, elle-même ne les a jamais entendues. Mais j'aurais apprécié ne pas avoir à jouer la même représentation insipide par tant et tant de fois. D’autant que, enfin, l’éternelle et interminable nuit s’était achevée. Enfin la lumière, l’aube et le soleil me revenaient pour réchauffer mon corps endolori et non plus pour cuire la charogne d’une vie décomposée.
Au milieu de cet océan de vie qui balayait dans sa rage luxurieuse chaque particule desséchée de mon être, je n’avais pas l’envie de me perdre en jongleries imbéciles.

Plus tard, à d’autres, en d’autres circonstances, j’ai pu m’expliquer d’avantage et plus sincèrement sur cette passade d’une décennie. Mais à l’époque, personne ne voulait l’entendre. Pour tous, il fallait que j’endosse l’inconfortable habit de larmes. Pour tous, mais pas pour toutes. Et diable comme cela était bon. Pour une, l’une des premières à l’avoir rencontrée, l’une des dernières à qui j’ai dû en parler, il n’y eu ni rictus de pitié ni complaignante sollicitude. Et ma tante, lorsqu’elle apprit que j’étais désormais célibataire après 10 ans de vie de couple me dit simplement : « Je suis contente pour toi. »

Si l’on traduit en français, ma tante s’appelle Ciel. Et elle en portait et l’espérance et la légèreté. Divine friponne aux frivoles mutineries qui avait survolé un monde trop étroit pour la vastitude de ses amours. Elle avait fini par fuir son village natal parce que l’air, aussi pur qu’il put être, ne pouvait masquer l’odeur rance des fumiers qui l’habitaient. Sans études et sans le sou, elle avait traversé l’Europe polyglotte pour finir par s’étendre durablement au-dessus du château d’eau du vieux continent. Et seulement là, enfin, elle avait pu s’épanouir, malgré les difficultés, comme elle l’entendait et non pas comme on le lui demandait.
Aussi rare que ça pouvait être, j’aimais la voir. Peu importe ce qu’elle avait à raconter ou ce que j’avais à raconter, elle était toujours rieuse, espiègle et rayonnante. Tout était toujours si facile, même si de trop nombreuses fois le contexte voulait imposer le contraire. Même quand ses reins étaient dysfonctionnels et ses poumons tuméfiés, ça ne l’empêchait pas de se foutre de moi et de mes amours pluriels tout en me corrigeant au billard.
En tout cas, quand la douleur fut si vive que la mort lui sembla préférable, quand tous venaient lui servir la même soupe parce que la rengaine était plus simple et accessible, quand tout l’espoir du monde se changeait en souffrance plus qu’en réconfort, quand l’euthanasie lui fut accordée, je n’ai su que lui dire, dans un sourire, « Je suis content pour toi. »

2 Commentaires


Commentaires recommandés

Holà @Kégéruniku 8:)

Ce fut un plaisir de te lire mais mon petit esprit n’a pas tout bien saisi :

« Si l’on traduit en français, ma tante s’appelle Ciel » mais au départ, c’est dans quelle autre langue ? 
Tu nous relates ac une certaine légèreté, la gravité de l’existence… la partie plutôt sombre de la vie d’où peut-être la symbolique de la nuit. 

Ou bien suis complètement à côté de la plaque ! :fool:

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Il y a 3 heures, Elisa* a dit :

Holà @Kégéruniku 8:)

Ce fut un plaisir de te lire mais mon petit esprit n’a pas tout bien saisi :

« Si l’on traduit en français, ma tante s’appelle Ciel » mais au départ, c’est dans quelle autre langue ? 
Tu nous relates ac une certaine légèreté, la gravité de l’existence… la partie plutôt sombre de la vie d’où peut-être la symbolique de la nuit. 

Ou bien suis complètement à côté de la plaque ! :fool:

Ma tante s'appelait Ceu. Ce qui signifie donc ciel, en portugais. ^^

La nuit c'est une myriade de lumières qui s'invitent dans un océan d'obscurité. On peut retenir la noirceur ou la lumière, c'est comme on veut. ^^  Après, le nom du blog, c'est en référence à un manga de tranche de vie que j'adore qui s'intitule Oyasumi Punpun. Ce qui signifie Bonne nuit Punpun.

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