Incipit
INCIPIT
27 Août 2057
Sorensen considéra les nuages qui se formaient à l'horizon. Il était mal à l'aise. Au sommet de l'immeuble, il commençait à s'ennuyer au cours de son interminable pause, espérant que quelque chose d'improbable se passerait. Il contemplait la vue sur l'agglomération, au sommet d'un des plus hauts immeubles du centre ville. On lui avait permis de conserver une tenue jugée rétrograde, chemise blanche et pantalon noir, mocassins. Son travail consistait à organiser informatiquement -et avec un matériel assez défectueux- des transferts d'allocations de crédits internationaux entre certains foyers d'opérations ici et là dans la région, et d'autres. Il dépendait directement du Conseil Suprême, institution au départ ouverte, puis devenue progressivement bureaucratique, qui dirigeait depuis un immeuble d'Oslo toute la politique sociale des pays scandinaves.
Au loin, l'orage gronda brusquement sur Copenhague. Un officier d'humanité vint à sa rencontre.
-Il est temps de rentrer, Sorensen. Cet orage sera fort violent d'après les Sages de Hambourg.
-Oh, si vous saviez ce que je m'en contrefous de ce qu'ils peuvent penser.
Sorensen, légèrement exténué et suant, quitta le toit cerné par le ciel au gris triste et pâle pour se plonger dans le délabrement consommé des bureaux de la CHR, la Commission Humaniste de Répartition. Il dirigeait tout le service depuis trois ans et gérait vingt millions de citoyens scandinaves.
Il lui restait environ deux heures de travail avant de rentrer chez lui. Dans les faits, il pouvait tout plaquer dès maintenant et rentrer chez lui. On ne le lui reprocherait même pas. Mais il ne voulait pas rentrer tout de suite, car il détestait le bruit de son frigo défectueux qui l'emmerdait l'après-midi et en début de soirée jusqu'à dix-neuf heures. Chaque soir, c'était pareil.
Il avait la possibilité de surfer sur Internet pendant le travail, même si la bécane était mauvaise. A peu près toutes l'étaient, dans le monde entier. Rares étaient les endroits où l'informatique regrimpait en qualité. Il se connecta rapidement sur son très fin Mac XVII, conçu aux alentours de 2050, juste avant les évènements qui avaient bouleversé sa vie... la vie de nombre de gens.
Une fois sur le mystérieux serveur Galliam-34, il cliqua sur l’œil d'un petit chat blanc dans le coin en bas à droite de l'écran. Écran totalement noir. Puis apparut son pseudo. SorViking. Il entra immédiatement en contact avec quatre autres personnes à travers le monde, dont il connaissait la véritable identité. Il y avait Sainte-Myrtille, Contrattack27 et Jürgen66. Cela faisait pas moins d'une semaine que Sainte-Myrtille leur promettait à tous les trois une information de la plus haute importance, et elle allait peut-être consentir à la leur donner.
Après cinq minutes de négociations, elle consentit à l’écrire. Mais Sorensen ne l'obtiendrait jamais. Une coupure de courant due à un violent orage venait de terrasser tout le bloc informatique de la CHR. Dieu merci, les données cryptées concernant l'attribution des transferts entre les foyers d'opération étaient sauvegardées sur disque dur externe.
Après trente minutes de bazar interminable, il sortit et c'est trempé qu'il rejoignit un abri collectif. Diverses personnes attendaient toutes là. Pas mal de beaufs du style "newish", proliférant depuis quelques années, attendaient là une accalmie. La vie d'avant manquait à Sorensen. Il en avait assez de vivre dans ce merdier depuis trois ans.
Suite à une accalmie de cinq minutes, il monta à la volée dans un taxi automatisé. Le gros mannequin robotisé qui le conduisait lui demanda d'une voix artificielle où il souhaitait se rendre.
-Vrankenborg, numéro 64, assena-t-il.
Attachant sa ceinture sur la banquette arrière trouée, Sorensen s'avachit et ne pensa à rien d'autre qu'à cette info de Sainte-Myrtille qui lui était passée entre les doigts. Cinq minutes après, il fut violemment bousculé quand le taxi freina brusquement, puis tomba définitivement en panne. Il en sorti, sans oublier son porte-documents, puis observa l'avenue sur lequel il se trouvait. Le taxi automatisé ne serait probablement jamais réparé. Avant "les évènements" des années 2050 à 2055, il aurait été rapidement remis en état. Mais comme disait une vieille publicité de ce que l'on nommait désormais l'Ancien Système : mais ça, c'était avant !
Avant que la pluie ne retombe violemment, il courut jusqu'à son deux pièces délabré de Vrankenborg. Une fois à l'intérieur, il passa sous la douche. Une des seules choses que les sages du Conseil Suprême s'arrangeaient pour faire fonctionner sans arrêt en Scandinavie. On voulait que les gens puissent se laver, laver leur vaisselle et faire bouillir de l'eau à tout moment.
Le poste de télévision ultra-fin qui trônait sur une table basse blanche était purement décoratif depuis longtemps. C'était une antiquité qu'il échangerait peut-être un jour contre quelque service... Sa connexion Internet ne fonctionnait que trois heures par jour, par chance c'était à la meilleure heure, en début de nuit, entre vingt heure et onze heure du soir.
Quant à son garde-manger, il comportait des boîtes de légumes répétitives, récurrentes, suscitant en lui la morosité alimentaire. Il avait faim, mais pas assez pour oser remanger des légumes secs du jardin collectif situé de l'autre côté du pâté de maison.
Sa garde-robe n'avait pas évolué depuis Octobre 2051. En janvier 2052, toutes les garde-robes de Scandinavie s'étaient brutalement figées. Les dernières garde-robes à "s'arrêter" furent celles des États-Unis et du Mexique, en novembre 2053.
Le Conseil Suprême d'Oslo, à peine formé, avait été une des premières autorités des "évènements" à avoir ratifié le Pacte de Caracas avec le Général Nicholson, auto-proclamé "généralissime" des États-Unis, ainsi que les Sages Humanitaires Latins, le Bloc Solidaire Centre-européen et la Fédération des Autonomies Méditerranéennes.
Le Pacte de Caracas était la mise en pratique d'une réforme ultra-violente de la consommation cogitée dans les années 2020 au Canada, en Amérique Latine et dans quelques cercles européens.
Une fois propre et remis en forme par un peu de pratique physique dans le parc collectif, Sorensen alla s'endormir pendant dix heures sur son vieux canapé Ikea datant des années 2030. Ikea. Un nom appartenant au passé. Comme des tas d'autres. En dehors de ces foutus transferts d'allocs de la journée de demain, il se fixerait comme objectif de recontacter Sainte-Myrtille afin de lui soutirer cette connerie d'information. Il sentait qu'il tenait là un truc énorme.
Le lendemain matin, le Soleil était revenu sur l'ancien Royaume de Danemark.
(A suivre...)
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