" Islamophobie " (11)
Islamophobie (11)
La Turquie peut-elle rejoindre l'Europe ?
16 novembre 2002
Giscard d'Estaing a fait l'événement en déclarant : « La Turquie n'est pas un pays européen ; son adhésion signifierait la fine de l'Union ». L'écrivain Max Gallo l'approuve à coups d'arguments historiques et politiques. Robert Anciaux (ULB) dénonce une attitude réactionnaire.
Propos de Max Gallo ¿ ancien député européen et ancien ministre français, écrivain, auteur de " Les chrétiens " ¿
recueillis par Denis Ghesuière
Max Gallo : [¿] Un éditorialiste turc écrivait en substance : " Si vous refusez l'adhésion de la Turquie, vous allez voir ce que vous allez voir, avec la réaction de vos musulmans établis dans les pays d'Europe ". [ndBennyT : N'est-ce pas une forme d'agressivité musulmane ?] Je trouve inadmissible ce procédé qui s'apparente à du chantage. Certains commentateurs, notamment français, expriment ce genre de craintes et invitent à la prudence. C'est faire preuve de lâcheté. De deux choses l'une : ou l'on pense que c'est bien pour l'Europe et alors on dit oui, on y va. Ou on fait une analyse qui conclut que c'est mauvais pour l'Europe, et alors on dit non. C'est ce qu'a fait Giscard d'Estaing.
Le Soir : Construire l'Europe n'implique-t-il pas de faire table rase de certaines références du passé, comme les notions d'Empire ottoman et d'Europe chrétienne ?
Max Gallo : J'invoque des réalités. Par exemple le fait qu'un des premiers soucis de Erdogan, leader de l'AKP, est de lever l'interdiction du port du voile islamique dans les administrations publiques et les universités. Je suis très inquiet lorsque j'entends parler d'islamisme modéré.
Le Soir : Votre opposition à l'adhésion est donc aussi inspirée par les récentes élections et la montée d'un parti islamique ?
Max Gallo : Bien sûr, l'islamisme est une donnée qui touche le monde musulman : Algérie, Maroc, Pakistan et, entre autres, la Turquie, comme on vient de le voir. Les élections montrent l'importance de ce courant. Je crois qu'une réflexion sage conduit à ne pas du tout s'enfermer dans un rideau de fer, mais à dire qu'il faut se donner le temps, établir des partenariats. Ce sont les partisans d'une Europe confédérale qui sont vraiment les réalistes, qui veulent construire l'Europe. C'est peu à peu, en voyant ce qu'il advient d'une association intime, que l'on peut construire pas à pas une Europe politique. Ce n'est pas en décrétant brutalement l'adhésion de la Turquie [¿].
Max Gallo : [¿] la dimension chrétienne est constitutive de l'histoire de l'Europe. Comme la laïcité : l'anticléricalisme et le combat pour la laïcité ont été concomitants à la puissance de l'ÿglise, et l'on est arrivé à une cohabitation dans la plupart des pays, avec des modalités diverses, entre un ÿtat politique et la reconnaissance d'un fait religieux. Ca, c'est une caractéristique fondamentale de la vie européenne. [1] [¿]
Propos de Max Gallo, recueillis par Denis Ghesquière,
in : le Soir, 16 novembre 2002
[1] [¿] la formulation retenue [dans le nouveau traité européen, élaboré et signé à Lisbonne par les chefs d'ÿtat des 27 ÿtats membres le 13 décembre 2007] constitue un amalgame imprécis ; il laisse entendre que les religions ont contribué à libérer l'individu, à assurer l'égalité des droits (entre homme et femme¿ ?) et à instaurer la démocratie¿ L'histoire nous enseigne une réalité un peu différente : les libertés modernes ont été conquises en dépit de l'oppositiondes pouvoirs religieux, et non grâce à eux. [¿]
Caroline Sägesser, in : Points critiques, n°287, juin 2008
[1] Imagine-t-on ce que serait l'humanité aujourd'hui si depuis la nuit des temps elle avait respecté les croyances ? En serions-nous encore à invoquer les puissances du ciel pour que le tonnerre allume du feu ou à défendre mordicus que, puisque Dieu a créé l'homme à son image, il est naturel et obligatoire que le soleil tourne autour de la terre et non l'inverse ? Ne peut-on avancer au contraire que l'humanité s'est bâtie contre les croyances et qu'à chaque fois que celles-ci ont pris le pas, les hommes se sont étripés [¿]
Léon Michaux, in : le Journal du mardi, n°255, 14 février 2006
Propos de Robert Anciaux ¿ Professeur à l'ULB, spécialiste du monde musulman contemporain ¿
recueillis par Dominique Berns
Le Soir : Votre réaction à la déclaration de Giscard d'Estaing ?
Robert Anciaux : Il exprime la crainte d'une majorité d'Européens face à l'entrée possible d'un pays musulman dans l'Union européenne, une crainte instinctive qu'a éprouvée historiquement l'Europe chrétienne à l'égard de l'islam et, de même, l'islam à l'égard de la civilisation chrétienne. Nombre d'Européens, partant d'une idée préconçue, estime qu'il y aurait incompatibilité entre les valeurs véhiculées par l'islam et les valeurs véhiculées par les démocraties européennes. C'est, à mon sens, une vision figée et en quelque sorte réactionnaire, que ne justifie pas l'évolution historique de certains pays musulmans, dont la Turquie.
Le Soir : L'idée que l'Union serait un " club chrétien " peut convenir à des chrétiens. Pas à des laïques. Or l'opposition à l'adhésion de la Turquie n'est pas uniquement le fait de chrétiens...
Robert Anciaux : [¿] il y a une même prévention à l'égard de l'islam chez les laïques qui estiment qu'un musulman, même s'il n'est plus pratiquant, ne peut pas intégrer le concept de laïcité, du fait de sa formation culturelle de base.
Le Soir : La victoire de l'AKP ne serait-elle pas un prétexte qui permet de dire tout haut ce qu'on pensait mais qu'on n'exprimait pas ouvertement ?
Robert Anciaux : La victoire électorale des "islamistes" conforte la prévention des Européens à l'égard de la Turquie. Mais l'AKP elle-même récuse l'étiquette. Au cours de la campagne électorale, à aucun moment, il n'a été fait référence à l'islam, sinon de manière implicite aux valeurs sociales de l'islam, égalité [ndBennyT : des sexes ?], fraternité [ndBennyT : entre mâles ?], solidarité [ndBennyT : grégaire ?], etc. La campagne de l'AKP a été essentiellement de nature socio-économique. Les dirigeants de l'AKP ont fait partie précédemment d'un parti qui se réclamait de l'islam. Mais ce parti, le Refah, même s'il faisait allusion à la solidarité islamique mondiale, se définissait avant tout comme un parti national turc et défendait les valeurs de l'islam en tant que valeurs sociales et morales assurant la solidarité et la cohésion de la société [ndBennyT : un peu comme la glu assure la cohésion entre la branche et l'oiseau ?].
[¿]
Le Soir: Au niveau politique, en revanche, la démocratisation est loin d'être achevée ; l'armée conserve un rôle prééminent...
Robert Anciaux : En 1960, un coup d'ÿtat militaire a conduit la Turquie à adopter la Constitution la plus libérale d'Europe, la constitution italienne. Cela a ouvert la voie à la maturation et à la diversification de la culture politique de la population turque qui n'a cessé d'évoluer depuis. Des opinions se sont exprimées à gauche comme à droite, y compris au niveau religieux. Et, chaque fois que les coups d'Etat militaires ont restreint, en 1971 et 1980, les libertés publiques, les électeurs ont réussi petit à petit à grignoter toutes ces restrictions et à réinstaller le paysage politique diversifié que l'armée avait tenté d'étouffer. Pour l'immense majorité des électeurs turcs, toutes tendances confondues, le seul gouvernement légitime est celui qui se forme à partir du verdict des urnes [ndBennyT : après élimination des opposants ?]. Cela prouve qu'il y a un fossé entre le régime politique encadré par l'establishment militaire et l'électorat. Les Turcs sont parvenus à réimposer les partis politiques et les politiciens de leur choix, bien que les militaires aient tenté de tempérer ces avancées que j'appellerai " démocratiques ". Mais il reste un problème de taille : l'establishment militaire continue à développer une vision jacobine, centralisatrice et homogénéisante de l'ÿtat-nation, héritée de l'Europe et que l'Europe a, au départ, encouragé. L'ÿtat-nation, selon cette vision, doit être un bloc homogène sur le plan culturel, et l'existence affirmée de minorités ethniques et culturelles n'est pas tolérée dans la mesure où elle constituerait une menace pour l'unité de la République une et indivisible. D'où la répression exercée contre les milieux, y compris les plus modérés, affirmant leur identité kurde. Ce niveau reste le seul où la liberté d'expression reste muselée. La conformité de la Turquie à tous les standards caractérisant les démocraties européennes ¿ particulièrement en matière de respect des droits de l'homme ¿ dépend essentiellement de la solution politique qui sera apportée au problème kurde. Cette question évoluera en fonction des rapports de forces en Turquie, mais, dans cette évolution, le rôle de l'Europe sera primordial.
Le Soir : Un rejet de la candidature turque conforterait les forces les plus rétrogrades en Turquie ?
Robert Anciaux : On risque d'isoler ceux qui estiment que la voie naturelle de la Turquie est européenne et donc de renforcer le poids de ceux qui veulent se tourner vers l'Asie centrale et l'orient islamique, même si un régime " à l'iranienne " n'est pas envisageable, en raison de l'évolution de la culture politique du peuple turc. On risque aussi de favoriser un blocage de la situation quant à l'acceptation par les tenants du pouvoir de la diversité culturelle et ethnique et de renforcer les militaires et les partis ultranationalistes dans le maintien de la négation de l'identité culturelle des Kurdes.
[¿]
Robert Anciaux : [¿] l'Europe doit savoir ce qu'elle veut faire politiquement : a-t-elle un projet politique à l'échelon régional, qui en fasse un gestionnaire à part entière de l'ordre international ; ou veut-elle simplement rester un club fermé de pays industrialisés prospères recouvrant l'aire culturelle héritière de la civilisation chrétienne occidentale, laissant aux Etats-Unis le monopole de la gestion politique de l'Ordre international ?
Propos de Robert Anciaux, recueillis par Dominique Berns,
in : le Soir, 16 novembre 2002
http://www.journalvachefolle.net/article-940.html
Entrée de la Turquie dans l'Union européenne
[¿] en Turquie, les droits de la femme et des homosexuels n'existent pratiquement que sur le papier, tant les coutumes et les pratiques religieuses obscurantistes ont la vie dure. [¿]
[¿] L'adhésion à l'Europe suppose avant tout l'adhésion à l'idée européenne. Là aussi, la Turquie d'un nationalisme fervent, inflexible sur Chypre et négationniste du génocide arménien, se doit de rassurer.
[¿] [une politique d'élargissement] doit se faire à un rythme qui garantisse que l'intégration sociologique soit préalable à l'adhésion. Même si cela doit prendre un siècle. L'Union européenne n'a de sens que pour autant qu'elle repose sur une réelle volonté de vivre ensemble selon un socle de valeurs communes.
[¿] Le respect des critères ne donne pas droit à l'adhésion, tout simplement parce que la Turquie doit d'abord le réaliser pour elle-même, pas pour l'Union européenne. C'est d'un tel constat que peut découler la nécessaire confiance mutuelle qui autorise une adhésion effective. [¿]
Laurent Arnauts, in : le Journal du mardi, n°195, 14 décembre 2004
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