Aller au contenu

Lettre ouverte, à propos d'Ortega Y Gasset

Noter ce sujet


Loufiat

Messages recommandés

Membre, 35ans Posté(e)
Loufiat Membre 2 589 messages
Mentor‚ 35ans‚
Posté(e)

Je t'écris donc à propos de José Ortega Y Gasset dont je relis l'ouvrage Idées et Croyances qui m'avait fortement marqué mais dont je gardais des souvenirs lacunaires. Pour situer le contexte, Gasset écris un peu après la première Guerre mondiale. Son objectif est la connaissance de l'homme. Il constate que le monde Occidental est en crise et pressent la montée des fascismes.

Je me suis aperçu qu'on trouvait chez lui la plupart des intuitions fondamentales qui ont orienté par exemple un Castoriadis, dont je t'avais conseillé la lecture il y a bien longtemps, si tu t'en souviens. Mais Ortega Y Gasset est bien plus lisible, ses écrits sont plus simples et à la fois tranchants.

Et je trouve que ses analyses devraient t'intéresser par rapport à tout ce que tu écris sur la nécessité. Je me doute que tu n'auras pas le loisir de le lire, d'autant que ses ouvrages ne sont plus réédités. J'ai une vieille version qui tombe en lambeaux.

Peu importe. Dans les années 1920 donc, Gasset note l'effondrement de la croyance en la raison, qui avait pris le relais de la foi religieuse, qui avait elle-même commencé à s'affaiblir, à devenir une croyance passive, dès la fin du XVème siècle. Il remarque que la croyance en la raison subit le même phénomène, elle devient une croyance passive, et ceci, paradoxalement, alors que la raison "instrumentale", "naturaliste" atteint son apogée, commence à démontrer l'étendue de son pouvoir par ses applications. Or il sent quand-même monter partout en Europe une méfiance, un mépris, un rejet de la raison. Et il pose ce diagnostique : parce que la raison naturaliste (qui s'occupe des choses : l'astronomie, la physique, la chimie), certes triomphante, est incapable de donner un sens à la vie des hommes, ne leur sert à rien quant à savoir ce qu'est l'existence, ce qu'ils sont, ce qu'ils doivent faire. En somme, c'est l'échec des sciences "de l'homme", leur incapacité à éclaircir le chemin qui contribue à ce que la croyance en la raison s'affaiblisse - cette croyance qui avait été le fil conducteur de 3 siècles de sociétés européennes (depuis Descartes en somme).

Pour ne pas griller d'étape, Ortega Y Gasset commence en fait son ouvrage par une distinction simple entre idées et croyances. Les idées, dit-il, nous les "avons" - les croyances, nous les "sommes". Ainsi on peut dire qu'on "croit quelque-chose", mais ce n'est encore qu'une idée. Ce que nous croyons, les croyances qui nous constituent, nous n'y pensons pas, nous les habitons. Il prend un exemple très simple. Imaginons un type lambda dans son appartement à Paris qui va pour acheter le pain. Il enfile sa veste, prend ses clefs, ferme la porte, descend les escaliers et ouvre la porte de l'immeuble. A aucun moment cet homme ne s'est demandé "est-ce que la rue existe ?" La fait que la rue existe est une croyance. De même il ne va pas se faire la réflexion qu'il ne peut pas traverser un mur : il croit qu'il ne peut pas. La croyance est active dans l'action même, elle "supporte" ce que nous faisons et disons.

Pour Ortega Y Gasset, ces croyances qui nous constituent sont des constructions sur des millénaires. La permanence des choses : une chose qui était là, si je ferme les yeux, y est encore. Etc. Ce sont toutes des conquêtes qui ont dû être arrachées par les êtres humains et qui forment en somme un "système", "inconscient" si l'on veut (mais il répudie l'usage de ce terme). Pour nous, la Terre est une planète en orbite autour du soleil ; pour d'autres elle a pu être une déesse, Gaïa, avec ses volontés, ses colères, ses richesses qu'elle délivrait si on l'honorait avec ardeur... Et ceci était véritablement une croyance pour certains peuples. Mais il y a une vie sous-jacente des croyances.

En somme c'est parce que je crois que le sol ne se dérobera pas sous mes pieds que je peux marcher : la croyance est ce qui permet aux hommes d'agir, de décider quoi faire, d'orienter leur vie et leur être. Mais c'est chaque fois de l'ordre d'une narration, d'un roman. Même quand nous disons que la terre est une planète, etc., c'est encore un roman, parce qu'on sent bien qu'il y a cette différence entre ce que la terre "est" réellement - et là personne n'en sait rien - et ce roman que nous nous racontons, cette histoire. La particularité de la science naturaliste est de s'appuyer sur des preuves et des démonstrations, mais ce n'en est pas moins une histoire qu'elle produit. Une histoire plus efficace à certains points de vue, et en même temps incapable de donner un sens à l'existence et à l'action des hommes, en fait.

D'où la crise monumentale que vont traverser, selon Ortega Y Gasset, les sociétés Occidentales dans les années à venir (1920, donc). Mais ce qui devrait t'intéresser, ce sont les conclusions qu'il tire de ses petites analyses. L'homme n'a pas de nature, il a un défaut de nature. Quand on dit "nature", depuis l'antiquité on vise ce qui ne bouge pas dans l'être d'une chose, sa nécessité autrement dit, la loi régissant tels phénomènes. La pierre est ce qu'elle est pour toujours. Chaque tigre qui vient au monde est le premier tigre. Mais l'homme, si c'est vrai du point de vue de son corps et de son cerveau à la rigueur, qui sont effectivement des "choses", c'est totalement inutile du point de vue de sa vie, de son existence au total, entendue comme le tout "moi-monde". Ce défaut de nature fait que l'homme doit inventer. Il doit constituer un monde intérieur, des croyances. Devant la terreur que lui inspire la réalité même, l'homme se retire en lui-même, médite sur les choses, se fait des idées, ses idées et ces idées, quand elles prennent une ampleur, quand elles s'inscrivent dans l'usage (très lentement, tout doucement), se déposent dans le limon de ses croyances, et ainsi se forme le sol d'un monde dans lequel il parvient à vivre, à être, à se projeter. L'homme est un être d'imagination. Son monde intérieur lui permet de médiatiser ses rapports avec la nature, avec la réalité, plus ou moins efficacement.

Mais le flot des choses ne cesse de venir mettre ses croyances en branle et alors il doit à nouveau penser. Penser parce que ses croyances s'entrechoquent entre elles et avec la réalité. Il connaît le doute, le doute entraîne le besoin de penser, de former de nouvelles lectures, et ainsi de suite, chaque génération constitue son monde. Mais chaque monde hérite du précédent dans le sens où nous ne pouvons plus être ce que nous avons été. Quand une croyance s'effondre, s'affaiblit de sa vigueur elle appelle son remplacement. Ainsi la nature de l'homme, contrairement à celle de la pierre, n'est pas du type de la nécessité, n'est pas du type du déterminisme, mais de l'ordre de la dialectique : affirmation, négation - affirmation, négation, sans d'ailleurs que ce soit simplifiable, résumable à ce schéma binaire. Et tant que nous essaierons de comprendre la situation humaine, et nous-mêmes, avec les catégories de la nécessité, en fait les catégories de la raison naturaliste, nous n'y comprendrons rien, nous nous condamnons à patauger dans d'infinis paradoxes. Ce constat posé en 1920 me semble encore terriblement d'actualité. Ainsi personne ne semble comprendre que les sociétés occidentales basculent de la gauche culturelle à la droite. Mais c'est précisément ce pendule de l'histoire qui est à l'oeuvre. Ce que nous avons été, nous ne pouvons plus l'être. Or d'un côté la "nature" de l'homme est de changer, de "devenir", d'être "artiste" en somme de s'inventer (mais pas arbitrairement, puisqu'il y a tout le poids du passé en particulier), bref de créer et recréer sans cesse un ordre, mais de l'autre côté, nous nous sommes constitués un monde matériel, "technique", qui lui exige plus ou moins impérativement au contraire la continuité, parce qu'il reproduit les catégories de la pensée naturaliste dont les fondements sont la permanence, la nécessité, l'identité.

Ceci ne répond sans doute pas à tes questions, mais j'espère que ça nourrira ta réflexion.

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Annonces
Maintenant
Membre, 35ans Posté(e)
Ambre Agorn Membre 2 163 messages
Mentor‚ 35ans‚
Posté(e)

Je ne savais pas trop si une lettre ouverte s'adressait à une personne en particulier mais qu'il était bon d'avoir des témoins. Ou si une lettre ouverte est une forme littéraire.

Je prends la pari que ceci s'adresse à moi et que chacun puisse en dire autant! (d'ailleurs, je suivrai la forme prise de lettre)

 

Loufiat

 

Je cherchais justement par quel auteur continuer, vers qui tourner ma curiosité après Durkheim. Comme tu le dis toi-même, j'aurai du mal à trouver le livre dont il est question. Cependant, je trouvais intéressant d'utiliser ce que tu en dis pour continuer mes propres réflexions sur les sujets dont tu partages un peu le contenu extrait du livre. (Castoriadis, je ne me souviens pas que tu m'en aies parlé, mais une autre personne m'en a parlé sans pour autant me le conseiller à la lecture)

J'avais en effet parlé de la nécessité, celle qu'on n'interroge pas et qui nous fait agir comme une évidence. Tu sembles montrer qu'il y aurait un lien avec cette nécessité dont je parlais, avec la croyance dont parle Ortega y Gasset?

Cette façon de présenter la croyance me rappelle un autre auteur: Carlos Castaneda. Il explique un peu de la même façon ce qu'est une croyance. Il en arrive à la même conclusion que la réalité qui nous fait nous mouvoir au quotidien est comme une histoire raconté en continue et qui se superpose à la réalité, voire même en prend la place. J'ai failli dire "se superpose au réel", mais je ne l'ai pas compris ainsi. C'est à dire que nous apprenons à percevoir une réalité et, pour une question d'énergie du système biologique (j'utilise mes mots), nous rejouons en continue cette réalité pour en faire quelque chose de solide, palpable et avec la force de la conviction. Et je n'ai donc pas utilisé le mot réel parce que je pense que le réel, selon Castaneda, est quelque chose qui n'est pas forcément aussi "solide" que la réalité, une chose qui est malléable et perceptible de différentes façons (que ceux qui ne sont pas d'accord avec ma compréhension de ceci se lèvent et me le fassent savoir!)

Si je comprends bien ce dont tu témoignes de ta lecture, alors ces deux auteurs pourraient se rejoindre sur ce qu'est une croyance, et potentiellement, si on continuait le mécanisme de l'idée pour aller plus loin, alors la croyance est quelque chose soumise à l'érosion et au modelage du temps. D'ailleurs tu le dis ensuite: "Mais le flot des choses ne cesse de venir mettre ses croyances en branle et alors il doit à nouveau penser". Ainsi donc c'est en même temps un support tel qu'il nous fait avancer sereinement dans nos actes, ainsi qu'un mouvement suffisamment déstabilisant pour continuellement demander une implication de ses capacités pour y remédier.

Hum! En relisant le dernier paragraphe de ta lettre, il me semble que tu opposes un mot "nécessité" à ce que peut être la nature de l'humain. Alors je suppose que nous ne parlions pas de la même nécessité (à moins que tu ne l'utilises d'une façon un peu différente du début). Je parlais d'une nécessité extérieure et qui se rapporte beaucoup plus à l'épuisement des calculs faits pour agir le plus justement une fois que tous les paramètres à notre porté sont étudiés.

 

Au plaisir de te lire plus amplement

(j'ai peut-être réussi à trouver ce livre "idées et croyances" de Ortega y Gasset)

 

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

  • 2 semaines après...
Membre, 35ans Posté(e)
Loufiat Membre 2 589 messages
Mentor‚ 35ans‚
Posté(e)
Le 06/08/2024 à 18:58, Ambre Agorn a dit :

Hum! En relisant le dernier paragraphe de ta lettre, il me semble que tu opposes un mot "nécessité" à ce que peut être la nature de l'humain. Alors je suppose que nous ne parlions pas de la même nécessité (à moins que tu ne l'utilises d'une façon un peu différente du début). Je parlais d'une nécessité extérieure et qui se rapporte beaucoup plus à l'épuisement des calculs faits pour agir le plus justement une fois que tous les paramètres à notre porté sont étudiés.

Bonjour Ambre, merci pour ta réponse à cette "lettre ouverte". 

Oui j'aurais tendance à réserver le concept de nécessité à ce qui est soumis au déterminisme le plus strict, ou en tout cas à des régularités très stables, des permanences à l'échelle humaine. (Le mouvement des astres paraît immuable et devoir être toujours le même à l'échelle humaine, bien que l'on sache maintenant que ceci n'est que temporaire, le soleil devant "mourir", etc. D'autre part nous avons les mathématiques et leurs abstractions : le triangle, etc., dont les découvertes impliquent toujours les mêmes conséquences, par définitions, calculs, etc.). Pourtant il y a ce sens, que tu emploies, de la nécessité comme ce qui s'impose à nous dans l'action, proche de la fatalité. Mais alors il s'agit d'un concept de la vie, je veux dire marqué par cette doublure du réel propre aux êtres humains, du fait de la parole, des croyances et de l'imaginaire. Le concept de nécessité en devient plus lâche, "redoublé" lui-même dans cet imaginaire, ces croyances... La nécessité d'une politique publique, la nécessité pour une entreprise, dans une décision que nous avons à prendre, marquée par l'incertitude, la discutabilité des fins, des valeurs... n'ont plus le même sens que la nécessité au sens de ce qui est déterminé, au sens des sciences naturelles. En fait, il me semble que, si je comprends bien, le sens dans lequel tu emploies nécessité : l'épuisement des calculs faits pour agir le plus justement, se rapporte à la notion du justice (ou justesse, en tout cas adéquation d'une action en réponse à un problème donné, etc.), et par là, peut-être, à la notion de croyance telle qu'évoquée, mais surtout aussi, à la notion de devoir ?

Bien à toi

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Rejoindre la conversation

Vous pouvez publier maintenant et vous inscrire plus tard. Si vous avez un compte, connectez-vous maintenant pour publier avec votre compte.

Invité
Répondre à ce sujet…

×   Collé en tant que texte enrichi.   Coller en tant que texte brut à la place

  Seulement 75 émoticônes maximum sont autorisées.

×   Votre lien a été automatiquement intégré.   Afficher plutôt comme un lien

×   Votre contenu précédent a été rétabli.   Vider l’éditeur

×   Vous ne pouvez pas directement coller des images. Envoyez-les depuis votre ordinateur ou insérez-les depuis une URL.

Chargement
×