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La stratégie du fil de fer (Le Mage du Kremlin)

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Loufiat

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Extrait du Mage du Kremlin, Giuliano Da Empoli :

Je pris congé d'Anton en lui serrant la main et j'emmenai Prigojine à l'écart. J'étais abasourdi par sa stupidité.
"Mais qu'est-ce que tu as en tête, Evgueni ?"
Le visage du cuisinier s'assombrit.
"Il y a quelque-chose qui ne va pas, Vadim Alexeïevitch ?
- A quoi pensais-tu ? Pourtant je croyais avoir été clair : nous voulons faire de la politique en Europe et aux Etats-Unis. Participer au débat, donner notre contribution. Et tu m'amènes ce garçon ?"
Il fit un geste en direction d'Anton.
"Mais il est très bon, il sait tout.
- Justement, Evgueni, tout le problème est là."
Prigojine arqua ses sourcils avec une expression si stupéfaite qu'il me fit éclater de rire.
"Réfléchis, Evgueni : les Occidentaux ne s'intéressent plus à la politique. Si nous voulons attirer leur attention, nous devons parler de tout sauf de politique. On n'a pas besoin d'Anton, ici ! Ce dont nous avons besoin c'est de jeunes filles qui donnent des conseils de beauté, de passionnés de jeux vidéo, d'astrologues, de types de ce genre, tu comprends ?
- Mais il y aura bien un moment où il nous faudra faire passer vos messages, non ? Vous donnerez vos directives...
- Mais pour qui nous prends-tu, pour le Komintern ? Je suis navré de t'annoncer une mauvaise nouvelle, mais je te signale que l'Union soviétique n'est plus et qu'il n'y a aucun paradis de la classe ouvrière à l'horizon. Ces temps sont terminés pour toujours. Il n'y a plus de ligne, Evgueni, seulement du fil de fer."
Son regard égaré m'invita à poursuivre.
"Comment fais-tu quand tu veux casser un fil de fer ? D'abord, tu le tords dans un sens, puis dans l'autre. C'est ce que nous ferons, Evgueni. Au fur et à mesure que vous construirez votre réseau, vous vous rendrez compte qu'il y a des thèmes auxquels les gens tiennent plus que tout. Je ne sais pas lesquels. Ce sont les clics qui te le diront. Peut-être qu'il y a quelqu'un qui est contre les vaccins, un autre contre les chasseurs ou les écologistes ou les Noirs ou les Blancs. Peu importe. L'essentiel est que chacun ait quelque-chose qui lui tienne à coeur et quelqu'un qui le fasse enrager.
Nous ne devons convertir personne, Evgueni, juste découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n'a pas d'importance. Les faire enrager. Tous. Toujours plus. Les défenseurs des animaux d'un côté, les chasseurs de l'autre. Ceux du Black Power d'un côté et les suprémacistes blancs de l'autre. Les activistes gays et les neonazis. Nous n'avons pas de préférence, Evgueni. Notre seule ligne, c'est le fil de fer. Nous le tordons d'un côté et nous le tordons de l'autre. Jusqu'à ce qu'il casse."
Prigojine m'observa un long moment sans parler. Il réfléchissait.
"C'est bon, Vadia, j'ai compris. La ligne du fil de fer. Mais qu'est-ce qui se passe quand on nous attrape ? Parce que tu sais ce qui va arriver, n'est-ce pas ? Sur le réseau tout est traçable. Et nous jouons sur leur terrain. Ils s'en rendront compte tôt ou tard. Et on va nous traîner plus bas que terre.
- Au contraire, Evgueni, ce sera le moment de notre triomphe. Tu ne comprends pas ? L'ultime geste du grand artiste est la révélation de la contradiction ! Que nous poussions nos sympathisants et les groupes anti-américains, il s'y attendent, n'est-ce pas ? Mais que feront-ils quand ils se rendront compte que nous poussons également leurs adversaires ? Les patriotes du second amendement qui veulent porter leur fusil automatique même aux chiottes. Les vegans qui boiraient la ciguë plutôt qu'un verre de lait. Les jeunes qui veulent sauver le monde de la catastrophe écologique. Moi je te le dis, ils deviendront fous. Ils n'y comprendront plus rien. Ils ne sauront plus qui ni quoi croire. La seule chose qu'ils comprendront est que nous sommes rentrés dans leur cerveau et que nous jouons avec leurs circuits neuronaux comme si c'étaient une de tes machins à sous !"
Un sourire se dessina finalement sur le visage de Prigojine, il commençait à comprendre.
"C'est pourquoi la fonction principale de cet endroit est d'être découvert, Evgueni. De se faire prendre. Crois-tu vraiment qu'une centaine de gosses dans un lieu comme celui-ci puissent changer l'histoire ? Bien sûr que non, Evgueni, aussi bons soient-ils, cela n'arrivera pas. Eux se limiteront à chevaucher le chaos, peut-être réussiront-ils à l'augmenter un peu, mais la rage qu'ils utiliseront pour le faire est déjà présente et l'algorithme qui la gouverne, ce sont les américains qui l'ont créé, pas les Russes. Dans tout cela, nous serons tout au plus la mouche du coche. Mais nous nous ferons prendre en flagrant délit ! Ainsi, partout, nos premiers propagandistes deviendront ceux qui nous accuserons de comploter contre la démocratie, en Europe et aux Etats-Unis. Ce sont eux qui vont construire le mythe de notre puissance. Nous, nous devrons pas faire autre chose que nous comporter de façon suspecte et de formuler quelques démentis peu plausibles. Cela suffira pour confirmer leurs pires cauchemars : "Les Russes sont les patrons secrets du nouveau monde !" A son tour cette fantaisie nocturne augmentera le chaos. Et ainsi notre puissance passera de la légende à la réalité. C'est ce qui est bien en politique, Evgueni, tu sais : tout ce qui fait croire à la force l'augmente véritablement.

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Extrait de L'Archipel du Goulag, A.S. (1973-1975) :

** En Allemagne de l'Ouest, entre la fin de la guerre et 1966, il a été condamné quatre-vingt-six mille criminels nazis (...)

Chez nous (selon les données officielles), il a été condamné une trentaine de personnes.

Ce qui se passe au-delà de l'Oder et du Rhin, cela, oui, ça nous travaille. Mais que nous ayons à côté de nous, protégés par des palissades vertes, dans la banlieue de Moscou ou aux environs de Sotchi, les hommes qui ont assassiné nos maris et nos pères, et qu'ils caracolent dans nos rues tandis que nous leur cédons le passage - peu importe, cela ne nous touche pas, le voir, c'est "remuer le passé".

Et pourtant, en respectant les proportions, ces 86 000 allemands de l'Ouest correspondraient pour notre pays à un quart de million !

Voilà une énigme dont nous autres, contemporains, n'arriverons jamais à trouver la clef : pourquoi est-il donné à l'Allemagne de châtier ses criminels et pourquoi cela n'est-il pas donné à la Russie ? Quelle voie funeste sera la nôtre s'il ne nous est pas donné de nous laver des impuretés qui pourrissent dans notre corps ?

Quand, à quatre-vingt-six mille reprises, un pays a condamné le vice du haut de l'estrade des tribunaux (et qu'il l'a irrémédiablement condamné dans la littérature et au sein de la jeunesse), cela veut dire que peu à peu, année après année, marche après marche, il s'en purifie.

Mais nous, mais nous ?... Un jour, nos descendants nous appelleront les générations de chiffes molles : après nous être docilement laissé massacrer par millions, nous aurons bichonné tendrement les assassins dans leur vieillesse quiète. (...)

Nous devons condamner publiquement l'idée même que des hommes puissent exercer pareille violence sur d'autres hommes. En taisant le vice, en l'enfouissant dans notre corps pour qu'il ne ressorte pas à l'extérieur, nous le semons, et dans l'avenir il n'en donnera que mille fois plus de pousses. En nous abstenant de châtier et même de blâmer les scélérats, nous ne faisons pas que protéger leur vieillesse dérisoire, nous descellons en même temps sous les pas des nouvelles générations toutes les dalles sur lesquelles repose le sens de la justice. C'est pour cela que les jeunes d'aujourd'hui sont "indifférents", pour cela et non à cause de "l'insuffisance de travail éducatif". Ils se pénètrent de l'idée que les actes ignobles ne sont jamais châtiés sur cette terre, mais sont toujours, au contraire, source de prospérité.

Oh, comme ce pays sera inhospitalier, comme il sera effrayant ! **

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