Le manuscrit

Il sentait qu’il lui restait peu de temps. Que s’il ne se décidait pas à écrire, il finirait par choisir de se taire.  Et qu’alors il ne pourrait plus rien dire.

Écrire  pourtant lui était difficile et quand il commençait il s’égarait dans des textes qui ressassaient les mêmes thèmes.  Il ne parvenait pas à sortir d’une fondrière. 

 

Il souffrait de ne pas pouvoir lui donner une incarnation. 

Parfois, soudainement, il la voyait dans le regard de cette jeune fille, ou dans la présence si charnelle de cette femme, mais aussi parfois  dans l’élégance de cette femme âgée. 

A peine apparue elle s’évanouissait, elle ne restait là qu’un bref moment. 

Il se demandait s’il n’avait pas négligé l’existence de cette femme, mais comment fixer son attention sur une femme sans âge, sans corps, qui pourtant existait, qui pourtant avait un lien fort avec lui. 
 

Parfois il la lisait dans le message de cette femme, il l’entendait dans le discours ou le chant  de cette autre, alors il voulait s’élancer vers l’auteure, mais il savait que l’auteure n’était  que son image, qu’il ne pourrait pas la saisir. 

Il était tenté par l’exposition de son vécu. Mais quand il l’exposait aux êtres qu’il aimait, et qu’il recevait à son tour l’exposé de leur vie, il se rendait compte qu’il n’était pas possible ainsi d’arriver aux fins vers lesquelles il tendait.

Ses fins étaient  de parvenir à construire ou à enfanter une pensée qui soit au delà des  pensées élaborées à partir des strictes déterminations de la vie vécue. 

Pourtant la vie vécue était manifestement un socle, une fondation qu’il ne pouvait pas négliger. 
 

Sur son carnet de notes il nota :

 « Il ne faut pas que j’oublie les informations élémentaires données par Bohler. Les motivations élémentaires des hommes sont : la survie ( la nourriture, le logis), la sexualité, la conquête de territoires, l’économie de sa propre énergie, la quête d’informations »

« La conquête de territoires pose un problème, elle dérive des deux premières motivations : survie et sexualité. Mais quid de la conquête de territoires aujourd’hui ? Pour Bohler elle est remplacée par la quête du statut social, par le désir de reconnaissance sociale »

« Enfin ces désirs ne sont jamais assouvis en raison d’un fonctionnement cérébral qui affadit sans cesse la satisfaction quand elle est obtenue et oblige ainsi au : toujours plus »

Il nota encore :

« Ce ´toujours plus’ rencontre le concept de Kacem de : pléonectique, voir Dieu, la mémoire, etc. »

Son carnet de notes était devenu portatif, il était logé dans une rubrique dite « inclassables » d’un forum. Il pouvait ainsi, où qu’il se trouva, avec quiconque il était, noter rapidement ses impressions sans risquer de les oublier. 

« Il y a une angoisse sourde. Partir là bas, dans cette île du Pacifique. Mais ce n’est pas encore fait. 

Je suis parti hier redécouvrir des chemins dans la forêt, au dessus de chez moi. que je n’ai plus pratiqués depuis des années. 

J’étais seul, sur ce chemin poudreux qui sinuait au milieu de bois éclaircis par de récentes coupes. 

Je me suis senti heureux, et ma solitude au milieu de ces arbres et de ces souches rendait éternellement doux ce bonheur discret.

J’étais  doucement émerveillé  de vivre ces moments qui ouvraient comme un mystérieux sésame   sur un sentiment d’éternité. 
 

C’est étonnant me disais je, ces moments d’éternité qui se révèlent éternité dans un moment borné. 

Quelques gouttes tombaient, puis la pluie s’arrêtait. 

J’ai retrouvé les rhododendrons sauvages haut de trois ou quatre mètres, et je fus heureux de les voir toujours vivants, malgré les mois de sécheresse. 
 

Enfin je revins chez moi, et je m’allongeais, apaisé, peut-être définitivement »

« Il existe au moins trois mondes. 

Le monde terrestre, réel, où les rapports sont physiques, matériels, un monde au-delà qu’il est possible de qualifier de spirituel ( ou autrement) et un monde intermédiaire entre réel et irréel. 

Ce monde là est le monde des mythes. Il est fait de réel et d’imaginaire. Là nous rencontrons tous les dieux, je pense aux dieux grecs , et tous les mythes qui peuplent notre histoire et notre quotidien, et bien des personnages issus de nos rêves.

D’une manière qui reste encore mystérieuse les êtres de ce monde, faits donc de réel et d’imaginaire, agissent sur nos représentations, et ce faisant, par l’intermédiaire  de nos représentions, ces êtres non terrestres inspirent nos actes lesquels nous permettent de transformer le réel.
 

Ce monde intermédiaire  est irréductible au monde terrestre. Et qui veut le réduire le voit disparaître » 

« Notamment les êtres de ce monde doivent rester non matériels pour que leur puissance nous soit toujours accordée. Si nous leur donnons une incarnation ils s’effondrent en poussière »
 

« Je suis en vérité en attente. J’attends des…Français, tels que je les vis, dans ma représentation » 

Qui est en attente ? Moi, mais quand je suis en attente des Français qui suis-je ? Une femme, un homme ? Je me sens alors au delà du genre.

Invariablement  je suis déçue. 

Les Français sans cesse me déçoivent dit-elle. Mais elle s’envole et se pose, homme, sur d’autres rivage. 

J’incarne l’ancien génie français se dit il, en se promenant dans le musée d’Ellis Island où les Américains rendent hommage aux Français qui descendirent du Canada jusqu’en Louisiane.

Ces Français là, qui voyagèrent et construisirent des forts le long des grands Lacs, furent abandonnés par les Français bien installés dans leur territoire, les Français d’aujourd’hui.

Je suis femme quand je suis en attente des Français, toujours déçue, je suis homme, et Français,  quand je longe le Michigan et bâtit de mes mains les forts qui restent en mémoire des Américains.

Il existe des situations, à l’intérieur des familles, dans lesquelles une personne qui a l’autorité sur une autre, au bénéfice de l’âge, exerce sur cet autre une relation de destruction subtile. Elle utilise l’affection qu’éprouve cet autre plus jeune, enfant même, pour elle, pour construire son opération de destruction. 
Quand l’enfant est devenu adulte, quand les événements de la vie lui font découvrir la violence exercée contre lui par cette personne destructrice, il connaît la sidération. Il se dit : ce n’est pas possible. Il tente d’excuser son assaillant. Mais en cherchant une excuse il finit par se penser responsable de l’attitude de l’assaillant. Ce faisant il redevient la victime de l’assaillant. 
Position psychologique inextricable. 

Il y a toujours cette idée qui me hante, et si je cherchais, désespérément, de communiquer avec un(e) mort(e) ?

Si ma colère était engendrée  par mon dépit de voir sans cesse s’échapper cet être d’outre tombe quand je crois l’avoir trouvé ou retrouvé ici, ou là, parfois sur le forum ?

Il est probable que c’est plus complexe que cela. Il est possible que les morts aient engendré dans mon esprit ou mon cerveau un être nouveau, qui est là, qui vit.

Un être non genré dont je ne vois pas même l’âge. 

Il y a des sujets que je ne pourrai traiter que sous une forme littéraire. Sinon, autrement, c’est impossible.

Notamment le sujet de l’inceste et celui de la religion.

Lorsque nous sommes des enfants nous sommes assaillis par tant de prédateurs. 

Il faut écrire vite avant que ça s’en aille. 
La prise de conscience : cela s’est bien passé, n’arrête pas l’attaque. Cette nuit, cauchemars. Des forces débusquées par la prise de conscience assaillent.

Elles tentent de briser le lien qu’elles sentent privilégiées entre mon deuxième fils et moi. Le deuxième fils, dans mon cauchemar,  me rejette au vu de ma qualité d’assailli(e), jadis. La sanction tombe : meurs. Suicide toi. 
 

Les puissances furieuses, en action, s’échappent de l’assaillant historique. 

Il y a deux types de violence : celle qui vise la destruction de l’autre, en ce qu’il est, dont l’intensité maximale est atteinte dans le nazisme. Cette violence est du type : je t’attaque parce que tu es Noir, Arabe, Blanc, grand, petit, roux, femme, homme, enfant, jeune, âgé, brun, blond…Ce type de violence vise la destruction de l’être, de l’Etre.

Il y a la violence qui vise l’action de l’autre, qui atteint son intensité maximale avec Staline ( voire Poutine) : ces violents ont un projet, ils veulent construire quelque chose, et ils tuent quiconque n’agit pas dans le cadre de leur construction.

Il ne s’agit  pas de la même violence.

La violence contre l’être est la violence de ceux qui commettent l’inceste.

Je me rappelle soudain qu’ils ( les assaillants) perçurent  mon lien avec mon deuxième fils. 
Ils tentèrent de briser le lien entre lui et moi. Ce n’était pas lui la cible, mais moi.

La question est : comment me percevaient ils pour qu’ils engagent toutes leurs forces pour détruire ce que je leur apparaissait être ?

Je suis de plus en plus convaincu(e) que le sexe, l’inceste, n’est pas le but en soi. Le but en soi c’est le meurtre de l’incesté (e).

L’inceste est une épreuve très difficile à surmonter. Déjà à cause, souvent, de l’effacement du fait lui même dans la mémoire active de l’incesté-e. L’événement reste enfoui, mais il irradie pourtant partout dans l’esprit. 
Ensuite il arrive fréquemment que, dans l’inceste, préalablement à l’acte, il s’est créé une relation affective puissante entre l’incesté-e et l’incestueux (se). 
Cette relation affective, vécue comme telle par l’incesté-e, complique  énormément la maîtrise émotionnelle de l’incesté-e.
C’est en fait assez infernal.

Car comment se défaire de l’amour porté à l’incestueux (se) ? 
Ce qu’il faut reconnaître c’est que l’amour affiché  ou cru affiché de l’incestueux (se) pour l’incesté-e n’était pas de l’amour. 
Mais regarder cela en face, que l’incestueux (se) n’a jamais aimé l’incesté-e,  est un déchirement plus violent encore que le déchirement du corps.

Culturellement aussi, dans le cadre de notre civilisation actuelle, cela exige de réévaluer la signification du mot amour.

Quand certains ou certaines balancent le mot amour comme un universel sésame souvent je vois en eux (en elles) des monstres.

Je pense que, si je devais écrire un jour un roman, parmi les personnages il y aurait un « gros porc ». J’imagine un homme d’un certain âge, peut être même retraité, vivant dans une ville de province, tranquille, où les immigrés seraient tenus sous surveillance dans des ghettos contrôlés. Dans cette ville, bourgeoise, il y aurait une certaine tenue : la ville serait propre, pas de graffitis par exemple, avec des magnolias (persistants) dans le centre ville. Peut être même que cette ville de province aurait ce privilège d’offrir de belles vues sur la montagne. Bref une ville idyllique, enrichie par les parisiens ( et peut être même les Britanniques) qui y viendraient pour les golfs ou pour y travailler dans le cadre de bureaux d’études versés dans le pétrole. (À suivre)