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Esquisses en vue d'un futur récit


Annalevine

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Annalevine Membre 3 528 messages
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Après la mort d’Anna la famille continua de vivre à Vernon, G. naquit le 1 novembre 1940 dans une clinique de Paris. Puis toute la famille, Irène et son époux, les parents de celui-ci, et les deux enfants, L. et G. quittèrent Vernon en janvier 1941 pour aller vivre dans la maison construite et occupée par le couple J. à E/O.

C’était un pavillon élevé d’un rez de chaussée et de deux étages, construit en meulières et en moellons, une couverture classique en tuiles mécaniques. Il était possible d’y aménager trois sites de vie autonomes, un à chaque niveau. Le couple J. occupa le rez de chaussée, Irène, son époux et leurs deux enfants occupèrent le premier étage et les parents de R. occupèrent le deuxième étage. Il y avait un petit jardin de 350 m² environ. Le tout donnait sur une vaste esplanade coupée en son centre par une allée empierrée bordée de tilleuls, menant à un château, l’Hôtel de ville. Autour du pavillon il y avait des espaces verts vaguement entretenus, en face, l’autre coté de l’esplanade c’était le centre-ville avec ses commerçants et ses écoles.

 

La vie de la famille à E/O pendant l’occupation n’était pas très documentée. Irène et son époux étaient peu diserts. Ils s’étaient mis au jardinage et à l’élevage de lapins, de poules et d’oies. C’était en fait Sabine qui gérait cette activité.

R. avait trouvé un emploi d’ingénieur dans l’entreprise Timken à Asnières. Cette entreprise fabriquait des roulements à bille destinés à l’équipement de l’armée allemande.

Un troisième enfant, B. naquit le 15 août 1942. Son accouchement fut difficile. Une hypoxie cérébrale dramatique, non soignée à temps, altéra son cerveau. L’enfant en ressortit handicapé mental.

Nadejda mourut d’un cancer de l’estomac le 26 décembre 1942. Elle fut enterrée au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois. Personne ne parla jamais du sort de son époux pendant la guerre, le juif polonais J. Il sembla disparaître. Puis il réapparut après l’armistice vivant dans un appartement à Argenteuil.

 

C. ne parvint jamais à bien connaître les conditions de vie de ses parents pendant la guerre, ni même à bien connaître leurs positions politiques. Parfois Irène se mettait en transes en entendant des avions passer au dessus de la maison pendant l’enfance et l’adolescence de son troisième fils. Elle revivait non seulement le bombardement funeste de l’aviation allemande ayant provoqué la mort d’Anna mais elle revivait aussi les bombardements des Alliés pendant l’Occupation. Elle disait à C. : nous ne savions jamais où l’obus allait exploser. Nous écoutions le bruit de l’engin qui fendait les airs, et nous restions là à attendre, nous nous demandions si la maison allait s’écrouler sur nous, nous nous demandions si nous allions vivre ou mourir.

Le 24 août 1944 à 10 heures du matin les chars de la division Leclerc passèrent dans la rue principale d’E/O. A la population qui criait « vive Leclerc » ce dernier rétorqua : « non criez vive de Gaulle ». G. monta s’asseoir sur l’un des chars. A 13 h 30 ce furent les Américains qui arrivèrent. R. écrivit : « nous avons récolté pas mal de paquets de cigarettes ».

 

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Annalevine Membre 3 528 messages
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Note ( pour un paragraphe ultérieur)

C. chaque soir avant de s'endormir se disait : je vais mourir.

Il attendait de voir ce qu’il allait ressentir. Et chaque soir il ressentait une inquiétude qu’il ne comprenait pas. Que craignait il ?

Un matin il apprit que son deuxième fils, Orphée, emménageait enfin avec cette jeune femme, P. là bas dans la banlieue de Milwaukee. D’abord cette nouvelle ne lui fit rien. Puis doucement il se sentit ivre. Enfin il comprit que son fils était maintenant à l’abri, son fils avait choisi. P. écrivit à l’épouse de C. : maintenant, ensemble, nous allons construire notre vie. 
C. ce soir-là se dit à nouveau : je vais mourir. Plus aucune inquiétude  ne vint le troubler. 
C. se dit alors : maintenant je peux mourir.

La calèche glisse sur la Neva glacée, le cocher tranquille mène les chevaux pensifs, Irène songe sur la banquette en cuir,  revenue dans sa ville natale, Saint-Peters bourg sommeille dans le crépuscule. 

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Annalevine Membre 3 528 messages
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R. s’arrêta de parler. Il resta un moment pensif puis il alla chercher dans un tiroir du buffet les albums de famille. Il les étala devant lui, il se mit à chercher.

C. en profita pour se lever et aller dans la cuisine se restaurer. Pendant qu’il mangeait un sandwich préparé avec les reliefs du dîner il songea que c’était bien la première fois que son père lui parlait aussi longtemps. Ils ne s’étaient jamais vraiment intéressés l’un à l’autre.

Il ne se souvenait précisément de son père que lors de disputes homériques avec Irène. Elle le titillait quand les sujets débattus devenaient politiques. La discussion s’échauffait lorsqu’Irène en avait décidé ainsi. Il suffisait qu’elle raille les origines populaires de son époux avec des réflexions du style : « Toi qui es d’origine paysanne (parfois c’était : provinciale) bien sûr tu ne peux t’aligner que sur les positions convenues des notaires » R. s’énervait.Puis Irène valorisait l’élite parisienne, notamment les polytechniciens et les énarques. Ce qui rendait R. furieux. C. trouvait la fureur de son père incompréhensible. Il leur trouvait des défauts horribles que C. ne mémorisait pas, mais il sentait bien que c’était des défauts propres à engendrer une désapprobation intense.

Alors inévitablement Irène faisait remarquer que lui, R. qui prétendait donc n’avoir pas de défauts majeurs, lui avait écrit une lettre pendant la guerre dans laquelle il s’étendait sur son séjour agréable à Conilhac-du-Plat-Pays. Il y jouait notamment au basket en attendant la démobilisation. Or cette lettre Irène la reçut juste après la mort tragique d‘Anna. R. n’en avait pas été informé mais Irène n’en avait cure. R. était coupable de s’être amusé sciemment pendant qu’elle s’enfuyait le long des routes bretonnes abandonnant sa mère ensanglantée. R. était réduit au silence. Le « sciemment » le tuait. Il se levait, il allait se réfugier dans son bureau.C. notait qu’Irène affichait alors une intense satisfaction. Elle jouissait. C. ne voyait pas le rapport entre la discussion politique et le reproche de sa mère. Mais aucune discussion n’était rationnelle.

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Annalevine Membre 3 528 messages
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C. était troublé par le silence conjoint de ses parents concernant l’Occupation. Jamais Irène n’avait provoqué son époux sur ce sujet, ce qui, vu son caractère, était étonnant.

C. se rappela.

Irène le prenant à part, lui disant : « Quand Hitler arriva au pouvoir, seule dans ma chambre, je criais en silence : Heil Hitler ! »

C. n’en était pas revenu. Non que sa mère ait crié : Heil Hitler !, mais qu’elle se confia ainsi à lui. Elle avait prononcé ces mots avec un regard qui brillait. Il avait communié avec elle. Comme d’habitude quoi qu’elle puisse dire. Mais il n’avait pas réussi à ressentir pour autant l’étendue de ce qu’elle ressentait.

Son père parlait rarement de l’Occupation sinon pour critiquer les résistants. Il s’insurgeait contre les assassinats d’officiers allemands. « A cause des résistants les représailles conduisirent à la mort d’innocents »

C. écoutait.

Il ne jugeait pas, il ne jugeait jamais. Il tentait toujours de ressentir ce que chacun de ses parents ressentait.

C. se dit : « Mes parents approuvaient-ils l’idéologie allemande ? » Peut-être. Il se demandait : « Qu’y a-t-il dans cette idéologie qui fût si séduisant ? »

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Annalevine Membre 3 528 messages
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Il se souvint que, parfois, quand il était enfant, ses parents s’asseyaient avec lui à la table de la salle à manger. Son père allait chercher dans la chambre d’à-côté, là où reposait en ce moment Irène, dans un lieu caché dans une armoire monumentale, un disque 78 tours, de 30cm, qu’il sortait d’un étui en papier brun déchiré sur les bords. Il sortait aussi, rangé dans la même armoire, un gramophone portatif. Il actionnait la manivelle puis il posait l’aiguille précautionneusement sur le bord du disque.

Alors s’élevait dans le silence de la pièce la voix de Hitler. Elle faisait frémir C. qui regardait ses parents. Ils restaient recueillis, perdus dans leurs pensées, il ne distinguait aucune émotion, leur visage restait impassible. Ils regardaient la table sans rien dire.

Ce silence oppressait C.

La voix était heurtée, le tribun luttait contre des obstacles invisibles sur lesquels il butait et s’arrêtait avec rage, pour reprendre, plus tempétueux encore le cours de sa harangue. Le timbre était rauque, le rythme s’accélérait, la voix s’écriait, chargée d’ une violence que C. sentait le pénétrer. Puis ça s’arrêtait brusquement après seulement cinq minutes.

C’était court mais C. en ressortait lessivé.

Aujourd’hui il se demandait ce que sa mère pensait des Allemands. Jamais elle n’eut de mots les concernant, mis à part sa confidence étrange sur Hitler.Cette neutralité déroutait C. qui attendait de sa mère qu’elle s’emporta contre eux, animée par le souvenir d’Anna. Mais il attendit toujours en vain.

Il y eut tout de même ce jour où, parlant en se pensant russe, elle s’était soudain levée, droite et pleine d’ une fureur froide. Elle parla alors qu’ils étaient seuls : « Les Allemands s’enfuyaient terrorisés devant l’avancée des Russes, ils couraient au-devant des Alliés pour en devenir les prisonniers, ils leur demandaient protection. Les Russes marchaient dans la forêt, chaque Allemand pris, ils le crucifiaient, ils déchiraient son poitrail avant de le livrer aux chiens. Les Allemands furent épouvantés ». Puis elle s’était rassise comme si de rien n’était. Ce fut la seule fois qu’elle lui parla ainsi des Allemands.

 

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Annalevine Membre 3 528 messages
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[Pour un autre chapitre]

 

C’était août 1978.

C. prit la voiture avec S. son amante pour aller là-bas de Paris à Dienne dans le Cantal. C’était là-bas qu’Irène avait décidé de passer ses vacances rompant avec la tradition. Depuis que le cancer la dévorait elle avait rejeté les montagnes basques. Un médecin lui avait dit que sans doute le soleil des altitudes, dont elle ne se protégeait pas, était à l’origine de son mélanome.Elle avait abandonné les lieux dans lesquels elle avait 15 ans durant, chaque été, jeté ses émotions sans jamais oublié d’entraîner C. son fils cadet dans sa passion.

Il arriva à Dienne. Il n’aima pas. Sa mère avait loué une grande maison à laquelle il était possible d’accéder par un chemin forestier incommode. C. crut qu’il allait s’y enliser. C’était une maison de maître, abandonnée, avec un vaste parc. La demeure était humide, des champignons prospéraient au bas des murs intérieurs. C’était sinistre.

Pus tard R. dans un album loua la beauté des lieux. Tout était rayonnant et tout était victoire quand tout en vérité était sombre, quand tout était défaite.

C. fatigué par le voyage s’allongea sur un lit. S. était partie discuter avec Irène. R. agressa C. au motif qu’il paressait. C. se leva furieux. Il prit sur lui. Il rejoignit les femmes. Il ne suivit pas la discussion encore remonté contre son père. Soudain Irène l’agressa sans qu’il comprenne pourquoi. Le regardant elle prononça sur un ton d’une violence extrême ces mots destinés à S. : « Et il vous abandonnera comme il m’a abandonnée ». C. se sentit aussitôt pris de rage.Que sa mère se fasse passer pour son amante l’exaspérait. Il eut envie de la gifler. Il vit dans le regard de sa mère le triomphe. Elle lui dit « Suis-moi ». Bon sang se dit-il où va-t-elle ? Il la suivit de mauvaise grâce.

Elle l’entraîna dans le parc. Au milieu d’une pelouse grillée par le soleil il y avait un amoncellement de pierres.Elle le prit par le bras « Regarde ces ruines. Ici jadis les princes donnaient des fêtes somptueuses » Il vit dans le regard d’Irène jaillir des lustres et des girandoles, et dans ses yeux encore il entendit les valses l'emporter.

Elle se pressait contre lui. Il voulait la repousser. En sentant son corps décharné épouser ses propres formes il fut pris de compassion. Il la laissa se lover contre lui. Il souffrait la vertigineuse souffrance de sa mère.

 

 

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Le 17/11/2019 à 14:23, Annalevine a dit :

Le 29 décembre 1979, à 14 heures, Irène P… mourut en son domicile d’E/O. à l’âge de 65 ans.

C... 32 ans, son troisième fils et quatrième enfant arriva sur les lieux peu après. Autour du lit de la morte il y avait son époux, R. 66ans et son premier fils et deuxième enfant, G… 39 ans.

Quand G...vit C...s’approcher il voulut le prendre dans ses bras. C...le repoussa. La mère avait un filet de soupe séchée à la commissure de la bouche.

R… dit « ses derniers mots furent pour râler, la soupe était trop salée ». Nul n’avait songé à la nettoyer.

C...s’en alla dans la cuisine. Il s’assit. Il ne se passait rien en lui, il ne ressentait rien.

La fille aînée L… arriva plus tard. Dès qu’elle fut arrivée elle se mit à parler avec son père, R… Elle n’arrêtait pas de parler, C...n’entendait rien.

Le soir il y eut un petit dîner. L...prit la place de la mère, en bout de table et commença à réciter une oraison funèbre. C...la regardait et lui signifiait : « tu n’es pas légitime pour parler au nom de la mère, elle qui a refusé de te voir les deux ans durant lesquels dura son calvaire et tu oses maintenant parler en son nom ? ». L...parlait en regardant C...Les deux héritiers exprimaient l’un contre l’autre une violence sèche.

L… et toute la fratrie voyait en C...la mère. Ils haïssaient la mère, ils haïssaient le fils. Ils avaient été terrorisés par la mère. Aucun n’avait jamais réussi à lui faire face. C… se souvenait comment sa mère avait traité jadis sa sœur. Irène la liait à une table lorsqu’elle était encore enfant et la fouettait jusqu’au sang. C’est ce que son frère lui avait raconté. Mais jamais il ne put savoir pourquoi la mère avait développé cette cruauté. Il savait que la mère punissait la fille pour des comportements sexuels déplacés. Mais à 8 ans est-ce qu’il est possible qu’une enfant ait des comportements déplacés ? C...ne sut jamais quel homme était en cause, le père ou le frère ? Nul ne parla jamais.

C… savait qu’il était injuste avec sa sœur. Il avait vu les photos de L...dans l’album. Triste, toujours triste, affreusement triste. C…pourtant prit toujours partie pour sa mère. C...regardait sa sœur et lui disait sans dire un mot « je ne t’aimerai jamais »

En vous lisant, cette ambiance, ce huit clos tendu, cela me fait penser au film Festen mais aussi à Folcoche. 

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J'aime votre écriture, mais il me manque deux choses, sans doute parce que je suis une femme. Il me manque des dialogues, ils viendront plus tard surement. Mais il me manque surtout quelque chose qui est sans très difficile à écrire, les émotions et les ressentis des personnages. Vous savez le faire, vous l'avez fait au début. Cela me manque dans les paragraphes suivants. 

voilà mon humble avis sur un travail de grande qualité.

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Annalevine Membre 3 528 messages
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Il y a 11 heures, Jane Doe a dit :

J'aime votre écriture, mais il me manque deux choses, sans doute parce que je suis une femme. Il me manque des dialogues, ils viendront plus tard surement. Mais il me manque surtout quelque chose qui est sans très difficile à écrire, les émotions et les ressentis des personnages. Vous savez le faire, vous l'avez fait au début. Cela me manque dans les paragraphes suivants. 

voilà mon humble avis sur un travail de grande qualité.

C’est plutôt du brut en effet pour le moment. L’expression d’une émotion brutale. Une concentration sur la violence des événements. Une récolte d’éléments fondamentaux. 
Les dialogues pour le moment risquent de me détourner de cette obstination à retrouver la mémoire des faits coups de tonnerre.

Je suis preneur de toutes vos critiques et suggestions.

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  • 3 semaines après...
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Annalevine Membre 3 528 messages
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Il l’accompagnait parfois de Dienne à Aurillac pour la chimiothérapie. Irène préférait y aller avec lui plutôt qu’en ambulance. Une soixantaine de kilomètres qu’il traçait à toute vitesse. Il revenait à Dienne puis repartait la chercher. Un jour, alors qu’elle ne l’attendait pas aux portes de l‘hôpital, comme elle en avait l’habitude, il monta les étages jusqu’à sa chambre. Il poussa la porte et l’aperçut couchée, intensément souffrante. Il fut impressionné. Elle était seule, se pensait seule, elle ne mettait pas en scène sa souffrance comme elle en avait l’habitude. Il la regarda, silencieuse, tendue, luttant en silence contre une douleur qui semblait sans cesse sur le point de la submerger.Il se demanda « Pourquoi ma mère aura-t-elle dû tant souffrir dans sa vie ? » Il l’attendit à l’extérieur.

Il était étonné de constater l’indifférence de la famille devant la souffrance d’Irène. G. laissait entendre que cette souffrance était psychologique, un médecin le lui aurait dit. C. s’insurgeait : « Comment pouvez-vous penser qu’une telle souffrance soit imaginaire ! » Ils le laissaient dire. Il ne leur parlait plus.

Un matin il partit marcher dans la montagne. Quant il revint son père avait la cuisse ouverte, le sang coulait en abondance. Irène était assise près de son père. Il l’interrogea. Elle semblait usée, fatiguée, elle se désintéressait du sort de son époux. C. apprit qu’il s’était ouvert la cuise avec un couteau en tentant quelque expérience obscure. Il emmena son père à Aurillac où il fut recousu, sans anesthésie. Son père ne dit mot.

Un matin alors qu’il s’apprêtait à partir à Aurillac avec Irène celle-ci s’emporta contre son fils aîné G. Irène criait « Pourquoi n’es-tu pas parti aux États Unis, là-bas seulement tu aurais pu poursuivre tes travaux et obtenir le prix Nobel ». Ainsi c’était là l’ambition d’Irène. Son fils aîné était pourtant en train de connaître une ascension sociale administrative de haut vol, haut fonctionnaire à pas même quarante ans, mais pour Irène être même le premier en France n’était rien. Elle était issue d’un pays puissant, la Russie, la France était devenue à ses yeux rien d’autre qu’une principauté sans intérêt, indigne de sa citoyenneté d’origine. Elle qui admirait tant la France à son arrivée, avant guerre, le pays des Lumières, ne l’admirait plus. Les Lumières s’étaient éteintes. Elle respirait une rage intense. G. la regardait, la haine déformait son visage. Mais il resta muet, incapable comme d’habitude de protester contre sa mère.

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Annalevine Membre 3 528 messages
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[Reprise de la soirée mortuaire]

 

Son père l’appela. Viens voir ! C. le rejoignit dans la salle à manger. Il était allé chercher d’autres albums. C’était l’année 47, l’année de sa naissance, et l’année 48. Il vit les visages radieux de sa mère qui avait trouvé un travail comme ingénieure chimiste dans une usine de fabrication de peinture en 47 et de son père qui avait été nommé chef du service commercial d’une société pour le traitement des eaux en 48. Il vit une photo ainsi légendée : « Douarnenez : Irène, 33 ans est enceinte de C ». Elle souriait, assise au milieu de rochers. Son visage amaigri lui donnait un air vaguement masculin. Elle avait croisé ses mains au milieu de ses cuisses nues, elle était en maillot de bain. Il se dit : « Irène est là, elle me porte dans son ventre. Maintenant elle gît dans la chambre d’à côté ». Il eut le sentiment qu’elle le portait toujours en elle. Qu’elle n’était pas morte, qu’elle était endormie pour l’éternité.

 

C. eut la surprise de découvrir sous pochettes transparentes des feuilles dactylographiées. Son père y racontait des péripéties familiales de la fin des années 40.

Année 49 juillet/août, Tréboul, plage des Sables Blancs : « C. entre tout de suite en action. Il tâte son monde et apprécie son espace vital. Il court, tout le corps est en mouvement , il semble vouloir tout briser sur son passage. Il s’amuse de mille riens, chipe un jouet là et un autre ici tandis qu’il perd les siens au hasard de sa marche vagabonde. Les gens rient et sourient toujours en le voyant et rapidement il est devenu un personnage populaire. Parfois fatigué de tant voyager il regagne la grande serviette familiale ; c’est alors le supplice pour sa maman, il a pris le malin plaisir de s ‘asseoir sur elle alors qu’allongée sur le sable elle se repose ou lit. Il s’assoit n’importe où, sur le ventre, la poitrine ou la figure ». « C. a une petite amie, France, brunie à l’extrême. Elle le fait souffrir par ses exigences et ses désirs de possession. Il est en quelque sorte son jouet »

 

Il y avait quelques informations étonnantes. R. se présentant en 47 sur une liste municipale parrainée par le RPF, G. atteint d’énurésie, ou encore R. et Irène se rendant à Gandelu où vivait désormais les parents de R. avec B. le fils handicapé mental. Comment donc ces trois là avaient-ils aboutis dans cette ville ? Comment se faisait-il que B. ne vivait pas alors avec la famille ? R. avait écrit : quand B. vit sa mère il s’énerva et rentra en crise d’épilepsie. C. n’osa pas poser de questions.

 

 

 

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Toutes les photos prises en cette fin de la décennie 40 montraient une famille heureuse. R. manifestement plaisait aux femmes et Irène ne semblait pas en prendre ombrage. Les enfants aussi souriaient. L’immédiate après-guerre paraissait avoir été une période bénie.

La décennie des années 50 commençait avec la naissance du dernier enfant de la famille, S. une fille, née en 1952. C. se rappelait vaguement de cette période. Ses souvenirs les plus lointains ne remontaient pas en deçà de ses cinq ans. Il n’avait que des réminiscences. Comme cette nuit où dormant dans le berceau dans la chambre de ses parents, il avait entendu une femme crier dans le grand lit parental. Quelqu’un s’était levé, il avait senti le souffle d’un être au-dessus de lui. Il avait fermé les yeux, retenu sa respiration, il était terrorisé. Il craignait que cet être ait l’intention de le tuer. Et cet autre souvenir quand dormant près d’Irène, dans ce même lit, sa jambe avait glissé contre celle de sa mère. Elle lui était apparue telle une femme géante contre laquelle il lui fut agréable de s’endormir en regardant le grand bouleau proche de la maison et ses branches qui se balançaient dans le vent. Mais c’était tout. Il ne se rappelait de rien d’autre.

Un souvenir lui vint soudain, sans aucun rapport. Sa mère qui dévalait des escaliers, angoissée. Irène lui avait raconté : « Quand je sus que tu étais normal j’ai remercié Dieu ». Il comprit ce jour-là que sa mère se sentait responsable du handicap mental de B. Plus tard il comprit aussi pourquoi elle se lamentait d’être fille de cousins germains. « Les génies s’ajoutent mais les tares aussi » disait-elle. Pourtant ça n’avait aucun sens. B. avait tout simplement souffert d’hypoxie.

Mais Irène récrivait l’histoire, et l’histoire qu’elle racontait devenait l’Histoire. Et l’Histoire finissait par modeler son âme. Ce fut ce jour-là que C. comprit que l’imaginaire avait la puissance d’enfanter le réel. Que l’Histoire imaginée finissait aussi par engendrer l’Histoire factuelle.

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[A reprendre, sujet de la relation amoureuse entre C. et S. : Barthes, fragments d’un discours amoureux : X...me disait que l’amour l’avait protégé de la mondanité : coteries, ambitions, promotions, manigances, alliances, sécessions, rôles, pouvoirs. L’amour avait fait de lui un déchet social, ce dont il se réjouissait]

 

[Aussi, à propos de l’Histoire créée. De J. Daniel, dans le N.O. du 3/9 janvier 1991 : « André Burguière nous a raconté l’histoire des Indiens chipayas et de la mémoire qu’ils s’étaient inventée de leurs origines pour opposer aux agressions une identité reconstruite » ]

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Été 1953. Notre Dame-des-Monts. Le voyage en train, l’équipée. La course. De la villa louée vers l’océan. G. court sur l’arête du talus. C. court sur le chemin de terre, C. regarde son frère et le trouve beau. C. sourit de voir G. si beau. L’arrivée devant l’océan. G. part au loi, loin dans l’eau vers les rochers, c’est marée basse. G. laisse C. sur la plage. C. n’ose pas affronter les vaguelettes aussi hautes que lui. C. souffre de voir son frère l’abandonner. Il l’appelle d’un regard sans dire un mot. G. ne se retourne pas.

 

Été 1954. Sauveterre-de-Béarn, Arrive. L’année la plus radieuse. Le voyage en train, toujours, et toujours l’équipée. Irène et quatre de ses enfants. R. resté à Paris pour son travail.B. absent logé chez la mère de R. Sabine. L’époux de cette dernière, Émile, mort en 1952. Le grand-père de C., silencieux, dans la cuisine, contre le radiateur. Il ne bouge plus. C. entend qu’il est atteint d’un diabète sévère. Émile élève des souris dans une cage. C. trouve absurde de garder ainsi des souris. Il regarde Émile comme si c’était un extraterrestre. Un extraterrestre muet. G. dit : « Il commença cheminot, il termina chef de bureau ». C. comprit que c’était un jugement d’admiration devant une ascension sociale remarquable. C. se dit tout de même c’est mieux de marcher le long des voies plutôt que d’être assis dans un bureau. C. n’a déjà plus les valeurs familiales. Le regard social est une contrainte qui risque de le détourner de sa voie.

C. se rend compte qu’il n’a plus aucun souvenir de L. à cette époque. Il la voit pourtant sur les photos le portant dans ses bras.

Irène découvre la beauté des Basses-Pyrénées. Mais ce sont surtout les paysages du Pays basque qui l’émerveillent.

La famille passe ses vacances dans un ensemble de corps de ferme. Tous semblent surpris par la vie paysanne. Seul C. est à l’aise. Il migre sans cesse chez le métayer voisin. Les animaux de ferme éveillent sa curiosité et sa sympathie. Les moutons, les vaches, les cochons, les poules, les oies. Il tente de monter un mouton comme il monterait un cheval mais il se fait valdinguer. Les moutons se rebellent, ça devient un corps à corps quand il rentre dans le pré. Les bébés cochons tètent leurs mères, C. est émerveillé. Les oies sont indociles. Devant ses sollicitations elles engagent un combat frontal. Les voici qui chargent dans le verger derrière la métairie. C. ne doit son salut qu’à un lancer de pommes vers l’armée vindicative, détournée par les fruits qui roulent devant elle. Cette distraction lui permet de fuir.

La fille du métayer, Marie, qui a 17 ans, le promène partout en lui tenant la main. Il en devient amoureux. Il participe à la moisson puis il dîne le soir au milieu des paysans. Il boit le vin rouge local puisqu’il est un homme maintenant qu’il a 7 ans. Il rentre en titubant chez lui et annonce en zézayant : « J’achèterai une ferme quand je serai grand »

 

 

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  • 2 semaines après...
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Annalevine Membre 3 528 messages
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La nuit il faisait des rêves saisissants. Il voyait dans le ciel voler des dragons, des hommes flambaient vifs sur des escarpements, des portes s’ouvraient au milieu de forêts vierges.

 

Il s’alimentait de moins en moins. Plus il s’affaiblissait plus il sentait qu’il ne trouverait plus la force de mourir. Son indécision semblait mettre en furie en être en lui. Il pensait qu’il s’agissait du cadavre encore vivant de sa mère qui venait le chercher. Elle exigeait : rends le monde radieux ou rejoins-moi. Recrée le monde pour me refaire vivre ou disparaît dans le caveau avec moi. Il se sentait soumis à des pressions mentales infernales. Il dessinait sur le mur des cercles fendus en leurs milieux par une ligne brisée, en zig-zag. Un éclair. Son cerveau se fracturait. Il se tenait la tête, il avait envie de hurler. Il voulait repousser le cadavre mais comme une furie le cadavre attaquait. Il se couchait, il haletait. Il voulait se jeter par la fenêtre mais il savait qu’il n’en aurait jamais la force.

 

En vérité en lui l’inertie s’opposait à sa mère. Il retrouvait ses réflexes d’adolescent quand devant la violence d’Irène il se réfugiait dans l’immobilité. Il ne bougeait plus. Il résistait. Passivement. Il ne se lèverait pas. Il n’irait pas à la fenêtre. Il ne se jetterait pas dans le vide. Il savait qu’il n’obéirait pas. Il attendait. Il attendait que la fureur de sa mère s’éteigne.

 

Un matin quand il se réveilla, encore trempé de sueur d’avoir dû faire des rêves où la foudre encore le traquait, il se vit dans les ruines d’une ville. C’étaient des faubourgs abandonnés, peuplés de pauvres hères. La ville avançait avec ses quartiers neufs, illuminés, animés par toutes les élites. Des philosophes prophétisaient sur des estrades, des mannequins défilaient, les vitrines des magasins étincelaient. La ville était en fête et avait abandonné derrière elle ses quartiers désertés.

 

Il marchait dans les ruines, évitait les gravas. Il se tourna vers le désert, il vit à l’horizon un point apparaître. Il regarda avec curiosité. Le point croissait. Il devint un bâton vertical qui continuait de grandir. Il vit une silhouette apparaître. Il vit que c’était un homme. L’homme était enveloppé dans un drap blanc. Il ne voyait pas les détails de son corps. L’homme avançait. L’homme étendit ses mains devant lui et de chacune de ses paumes des vents tourbillonnants jaillirent. Le sable roulait sous la force aérienne, le désert tout entier s’animait. Et les souffles vinrent jusqu’à lui, changés en brise légère, et le sable vint s’amonceler doucement autour de ses chevilles. L’homme prononça ces mots, aussi puissants que le tonnerre pourtant aussi doux qu’un murmure : « Je viens à toi du plus lointain du passé, je suis l’Être des premiers instants, je viens te rendre ta puissance, je suis là. Va et vis ». Et l’Être disparut.

 

C. se leva. Soudain déterminé. Le sens de la vie lui échappait, mais le dieu lui était apparu. Le dieu en lui irradiait sa puissance,qui, en vérité, avait toujours été sienne. Le dieu attendait.

 

Alors C. dit « J’enfanterai, ce qui en moi vit je le transmettrai. Je ne romprai pas la chaîne ; je suis le descendant d’une lignée qui plonge dans les origines les plus lointaines. Si j’avais su la Parole du dieu je n’aurais pas eu besoin d’enfanter. J’aurais prononcé la Parole. Mais puisque je ne sais rien qui soit transmissible par le Verbe, puisque la Parole ouvragée par les générations en moi est restée irrationnelle, charnelle, émotionnelle, sentimentale, puisqu’elle est restée non dite, puisque c’est ainsi que je l’ai reçue, alors je la transmettrai comme je l’ai reçue et je commencerai à la transmettre par la chair ».

 

 

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Invité Jane Doe
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J aime beaucoup ce passage. Il y a de la force, des émotions. C est très beau

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