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aliochaverkiev

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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H. apprit la mort de son frère au cours d'une conversation anodine avec une amie.

N. lui dit : 

- J'ai vu que ton frère était mort.

- Je ne suis pas au courant.

- Ils en parlent sur l'internet, il y a même un cours résumé de sa biographie.

H. ne répondit pas.

Il ne ressentait rien.

Plus tard, des images mentales surgirent.

Combien de fois était-il allé consulté l'internet dans l'espoir d'apprendre que son frère G. était mort ? Mais rien dans sa biographie, mise régulièrement à jour sur Wiki, n'annonçait cette mort.

Penser que son frère était toujours vivant l'empêchait de se débarrasser d'un chancre dont il sentait qu'elle pourrissait son âme.

Le premier ressenti, quand j'appris que G. le frère de H. était mort fut de voir arriver sur moi l'image de ma propre fin. "Je vais mourir". Comme certains plans du film d'épouvante "Ring" les images sautaient dans mon esprit. Si H. semblait pouvoir enfin exprimer sa colère, je voyais moi une nuée sombre prête à m'engloutir.

H. avait couru des heures entières sur le plateau qui séparaient les deux forêts, il avait invoqué tous les dieux de la terre afin qu'ils anéantissent G. Jamais H. n'avait ressenti en lui un tel désir de tuer, un tel désir d'anéantir un être.

Alors que je reste étendu sur le lit une image vacille, une autre apparaît.

Une mère en gésine  se dresse dans mon paysage mental. Elle regarde au loin. Je l'observe. Son ventre gros de son enfant mort-né laisse échapper enfin le cadavre, qui tombe à ses pieds, masse de chair putréfiée. Fausse couche éternelle qu'elle ne put jamais évacuer.

Le vacarme des avions allemands emplit les cieux au dessus de Vernon. Dans le cimetière militaire de la ville, une tombe porte le nom d'Anna Averkieva. Seule civile.

En ce temps là I. fuyait sur la route, tenant L., la sœur de G. par la main, G. étant déjà logé dans son ventre. Elle fut retrouvée quelques jours plus tard, hagarde, en Bretagne. Nul ne sut jamais ce qu'il lui était arrivé. Elle ne parla jamais. Mais quelques jours avant de mourir I. se mit à hurler, elle invoquait Anna et ses mots désordonnés ne constituaient pas une trame intelligible.

 

 

 

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  • 2 semaines après...
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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Irène Sokolova naquit à Petrograd, en Russie, le 20 mai 1914.

De ses origines il était possible, à travers sa transmission orale, de distinguer deux sources :

 

Une source honorable qui fut aussi la source officielle, celle qu'il était possible de remonter grâce à des témoignages écrits.

Une source mythique, romantique, barbare.

 

Au début du 19 siècle Nadejda Sagaidatschni et Feodor Moukhine mirent au monde quatre filles, Catherine, Olga, Nadejda et Sonia.

Nadejda, la troisième fille, se maria avec Vsévolod Sokolov, inspecteur d'académie, gentilhomme héréditaire, Sonia se maria avec Basile Averkiev, inspecteur d'académie, directeur de banque, gentilhomme héréditaire, maire de Kertch, intendant du prince Youssoupov.

Nadejda et Vsévolod eurent un fils Feodor, Sonia et Basile eurent une fille Anna.

Féodor et Anna se marièrent et donnèrent naissance à Irène, Irène Sokolova.

 

Féodor mourut le 30 janvier 1919 à Rostov. Selon la tradition il mourut en voulant sauver sa bibliothèque d'un cataclysme dont la nature était disparue des mémoires. Selon d’autres dires il mourut des suites d'une pneumonie contractée dans la prison dans laquelle les bolchéviks le jetèrent pour son soutien à Kérensky. Il arriva aussi qu’Irène affirma que c'était le tsar qui l'avait mis en prison toujours en raison de ses positions politiques. Dans cette incertitude il apparaissait tout de même avéré que Feodor mourut bien de froid, ou à cause du froid.

 

Irène racontait qu'un village lui avait été dédié, sur les terres de Youssopov. Certains jours, bien qu'elle fut désormais en France, exilée, elle continuait de traverser ses champs, où ondoyaient sous le vent les épis de blé, montée sur un destrier farouche qu'elle savait maîtriser par le simple jeu de ses jambes. Elle était une avec l'étalon. C'est ainsi qu'elle relatait son imaginaire au petit C...son troisième fils qui l'écoutait avec attention.

 

Ce dernier comprit plus tard que ce récit était tout entier surgi de l'imaginaire de sa mère puisqu' elle dû partir de Russie à l'âge de 7 ans. Il était peu probable qu'elle sut monter un cheval à cet âge-là. Même si Irène arguait souvent de ses origines cosaques.

 

 

 

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Féodor en mourant jeune laissa dans l'esprit d'Irène une image mythique. L'image d'un homme intrépide, brillant. C'était un mathématicien de haut vol, professeur d'Université. Mais sa mort plongea Anna dans le dénuement. Après avoir poursuivi ses études à  l'Institut Elisabeth de Moscou, Anna, récipiendaire d'une décoration avec chiffre de l'Impératrice Marie, en 1904, avait obtenu le droit d'enseigner les langues, le français, l'allemand et bien entendu le russe. Mais en ces temps agités enseigner n'assurait pas de revenus stables.

Sa mère, Nadejda, avait divorcé de Vsévolod, elle s'était remariée avec Michel Jarusalsky, médecin juif polonais qui dirigeait une clinique à Odessa. Elle vivait dans une certaine aisance.

Avec avoir obtenu l'agrément du médecin, Nadejda recueillit sa fille et sa petite fille.

Michel Jarusalsky était le médecin du Shah Mohammad Ali Shah de la dynastie Qadjar. Le Shah après avoir régné deux ans sur l'Iran en instaurant, avec le soutien du Tsar et d'une brigade cosaque, un régime autocratique, vivait désormais en exil en Russie.

En 1920 il poursuivit son exil à Constantinople.

La situation en Russie devenait très incertaine. Jarusalsky décida de se défaire de sa clinique et d'aller rejoindre le Schah en Turquie. Le voyage s'avéra difficile, mouvementé, dangereux. Irène attrapa le croup et, faute de médicaments, faillit en mourir. Elle garda de cet exode le souvenir aigu d'un destin singulier, elle était une rescapée.

La famille arriva à Constantinople en 1922.

De 1922 à 1935 Irène connut sans doute-là les plus belles années de sa vie.

Elle fit ses études au lycée  français Notre-Dame-de-Sion, d'où elle sortit bachelière, plus ferrée en mathématiques qu'en langues. L'aura de son père plutôt que celle de sa mère régnait sur elle. Néanmoins, à peine diplômée, comme Anna, elle enseigna les langues, notamment le français.

En 1935 le Shah quitta Constantinople et s'installa en France. Toute la famille le suivit.

Le 20 mars 1935, Irène venait de fêter son vingt et unième anniversaire, l'extrait du registre d'immatriculation de Meudon, arrondissement de Versailles, département de Seine et Oise, enregistra l'arrivée sur le territoire français, à Meudon, d'Irène Sokolova, pour y exercer la profession de professeur de langues. A l'appui de ses dires elle présenta un passeport truc pour émigrés délivré par la direction de la police d' Istanboul.

Ainsi commença pour Irène une nouvelle vie.

 

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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L'arrivée en France ne permit pas aux deux femmes de redresser leur situation financière.

Jarusalsky était lui-même dans une situation précaire, occupé à se rétablir dans une situation qui fût un minimum confortable.

Anna ne put trouver rapidement un emploi d'enseignante. Elle dut se résoudre à faire des ménages. Cette chute sociale engendra chez Irène une rage noire. Elle en rendit responsable et sa mère et Jarusalsky, en qui maintenant elle voyait un Juif avaricieux et hostile. Elle ne chercha pas pour autant un emploi.

Elle s’inscrivit à la Sorbonne où elle suivit des études de sciences.

L'année qui suivit elle entra directement en deuxième année de l'ICP, l’Institut de Physique Chimie de la rue Pierre et Marie Curie, dans le cinquième arrondissement de Paris, Institut devenu depuis l'ENSCP.

Elle devint une brillante étudiante. Elle avait soif de se soustraire à la menace d'un déclassement qu'elle percevait synonyme d'une chute effrayante dans un pandémonium dont elle ne sortirait jamais vivante. Son imagination était fulgurante.

Elle repéra le plus brillant des étudiants, Robert Dumont, en troisième année d'études.

Robert Dumont avait un an de plus qu’elle. Il régnait sur les étudiants, dont il était le président, grâce à sa faconde, son enjouement, sa facilité déconcertante à rafler tous les honneurs sans avoir l'air d'y toucher. Il plaisait aux femmes. Il plut à Irène.


 

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  • 2 semaines après...
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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Elle l’approcha un soir d'hiver. Elle se tint devant lui, elle sut lui montrer qu'elle avait froid.

C'était une belle femme, mince, de taille moyenne. Elle avait un visage ovale, encadré par de longs cheveux, châtain, tirés en arrière. Ses lèvres un peu boudeuses étaient légèrement ouvertes sur des dents de nacre.

Il l'enlaça. Elle se réfugia dans ses bras. Ils s'aimèrent.

Au dos de leur première photo, Irène écrivit ces mots :

« A celui qui m'a rendu le sens de la vie, confiance en moi et en l'avenir. A celui que j'aime et que je veux sentir mien pour toujours »

Nous étions en 1936, elle avait 22 ans. Il en avait 23.

Lui, écrivit, dans son journal intime :

«Il y a de l'amour certes mais on peut sentir le désarroi d'une jeune fille étrangère, un Français qui l'aime et qui ne demande rien d'autre»

Il hésita à terminer sa phrase, tant et bien qu'il ne la terminât pas.


 

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Michel Jarusalsky réussit à rentrer dans ses fonds. En septembre 1935 il acheta un terrain en communauté avec sa femme, à Epinay-sur-Orge, département de Seine-et-Oise, petite commune rurale de la banlieue sud de Paris. Il y fit construire un pavillon.

La propriété faisait face à une vaste esplanade en nature de prairie, partagée en deux par une allée piétonnière bordée de tilleuls. L'allée conduisait à un bâtiment monumental, auquel son maître d'ouvrage, un financier du 18 siècle, avait voulu donner une allure de château. Les élus de la commune en avait fait fièrement leur Hôtel de Ville.

Irène emménagea avec sa mère chez les Jarusalsky. Elle retrouvait là un statut social qui lui convenait. Sa mère trouva un emploi d'enseignante dans un établissement privé.

Enceinte, elle était décidée de se marier au plus vite. De confession orthodoxe elle devint catholique. Cette conversion lui permit de s'unir religieusement à Robert en l'église d'Epinay le 22 mai 1937.

La rapidité de son adaptation aux conditions de vie françaises ravissait Irène. Elle terminait des études d’ingénieur qu'elle n'aurait pas pu suivre en Turquie, elle était désormais mariée à un Français promis, à ses yeux, à un avenir professionnel brillant.

Elle se sentait rétablie dans son estime de soi. L'avenir s'ouvrait devant elle, il s'ouvrait à son appétit de reconquête.

Il n'était pas question pour Robert de vivre sous le toit de la famille de son épouse. Il voulut qu'elle le suive dans sa résidence familiale, à Drancy, département de la Seine.

Liliane, leur enfant, y naquit le 24 novembre 1937.


 

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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L’appartement de Drancy était situé dans la cité du Nord, dans un immeuble collectif de six étages, édifié en 1918 par la société des Chemins de fer du Nord pour reloger ses employés dont les biens immeubles avaient été détruits lors des bombardements de la première guerre mondiale.

Emile Dumont, né en 1889, cheminot, y avait été relogé avec sa femme Sabine et leur fils Robert.

Le logement, exigu, était doté d'un confort spartiate. 

Irène que sa mère Anna ne suivit pas à Drancy se retrouva confrontée à un monde qui lui parut hostile.

Les Dumont étaient des Picards, originaires de Fresnoy-le-Grand dans le département de l'Aisne. Leur généalogie se perdait dans des brumes que nul ne semblait vouloir dissiper. De ce brouillard il ressortait tout de même que la lignée était populaire : au plus loin, de petits exploitants agricoles, puis des artisans, enfin des ouvriers. Il se racontait que l'un des ascendants, coiffeur, s'était suicidé à près de 70 ans quand il se fut aperçu qu'il ne retrouverait plus l'usage de ses mains.

Émile arborait avec fierté son certificat d’études. Avant de rentrer dans les chemins de fer il avait été employé aux écritures dans une étude de notaire. Sabine était couturière à domicile.

C'étaient des gens travailleurs, c'étaient aussi des taiseux.

Ils virent en Irène une étrangère, une fille qui n'étant pas du pays leur paraissait avoir usurpé la position d'épouse près de leur fils. Qu'elle fut russe aggravait son cas. Bien qu’éprouvant une vague sympathie pour ce pays lointain il leur paraissait que les habitants de cette contrée glacée étaient des sauvages.

Irène voyait dans leur appartenance ouvrière une manifestation d'hostilité potentielle contre ce qu'elle jugeait être son appartenance sociale. La révolution bolchevique, qu'elle n'avait pourtant pas vraiment connue, était restée dans sa mémoire comme un déferlement de violence ouvrière que quelques agitateurs malveillants avait utilisé pour subvertir l'ordre social ancien et y installer leur ordre athée et revanchard.

Cette défiance réciproque n'engageait pas au dialogue.Ils ne dialoguèrent pas. Irène n'eut de cesse de décider son mari à partir vivre ailleurs.

Elle était intriguée et vaguement inquiète : comment son époux, cet homme si cultivé, si brillant, amateur de théâtre, appréciant l'opéra, toujours au fait du dernier roman, musicien expérimenté pouvait-il être issu d'une famille aussi terre à terre ?


 

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Pour déménager il leur fallait d'abord consolider leur situation financière. Robert trouva un emploi d’ingénieur chimiste dans une compagnie d'épuration des eaux. Irène voulait s'occuper du bébé, elle ne voyait pas comment concilier travail et ce qu'elle avait décidé être son devoir de mère.

Sabine s'attacha doucement à l'enfant. Elle se mit à soulager sa belle-fille de toutes occupations domestiques, ménage, lessive, cuisine pour qu'elle put s'occuper de son bébé, le nourrir, le promener, lui parler...elle lui laissa seulement la charge des courses.

Irène la regardait faire, avec étonnement. Les deux femmes communiquaient toujours a minima.

Sabine avait 48 ans, elle était restée mince, un visage à la peau très claire, les cheveux bruns, coupés courts.

Un jour Irène accompagna son époux dans sa famille, à Fresnoy-le-Grand. Quand elle arriva dans la ville elle ne l'aima pas. Trop froide, trop de maisons en enfilade, trop de constructions en briques. La brique angoissait Irène sans qu'elle sut pourquoi.

Elle rentra dans une maison qu'elle trouva trop humide et fut confrontée à une assemblée qui lui parut innombrable.

Robert la présenta, ils se présentèrent sommairement, elle ne parvenait pas à les entendre. Elle ne comprit rien aux relations familiales qui les unissaient tous. Elle montra fièrement Liliane. L'enfant lui fut pris et passa de bras en bras. Le bébé échoua dans les bras d'une matrone qui semblait détenir l’autorité maternelle.

Quelques femmes lui posèrent des questions banales puis tous se désintéressèrent. L'assemblée mit en palabre ses propres affaires familiales.

Irène ne se forçait pas non plus à être aimable.

Elle trouvait le climat local sinistre, trop de nuages, trop de gris partout, elle trouvait la ville sinistre, l’habitat sinistre, la maison sinistre, les gens sinistres. Son seul souci : partir au plus vite et le faire comprendre à Robert en se tenant délibérément coite.

Elle s’aperçut que Sabine restait elle aussi silencieuse. Nul ne lui parlait. Émile se tenait assis près d'elle mais ne la regardait jamais. Nul ne la regardait.

Sa belle mère se tenait droite, le regard parfois scrutateur parfois éteint. Elle se perdait dans des rêves obscurs.

 

Cette situation intrigua Irène. A la dérobée elle observa Sabine. Soudain elle ne put plus détacher son regard du regard de cette femme qui pourtant ne la voyait pas. Une lance s'enfonça violemment en Irène, une souffrance aiguë. Sabine souffrait d'une douleur intense. Irène tressaillit, se reprit.

Quand ils retournèrent à Drancy en prenant le train, Irène affecta de regarder le paysage.

Elle s’interrogeait sur Sabine en qui elle ne voyait plus une ouvrière mais une femme qui souffrait. Le sentiment démolissait doucement les défenses de l'appartenance sociale.

Une femme pensait à une autre femme et bien que leur douleur n'eut point la même cause elles étaient réunies dans leur souffrance solitaire.


 

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Irène trouva un emploi à Vernon, département de l'Eure. Ce fut l'occasion de déménager dans cette ville. Le couple loua une petite maison dans laquelle vinrent les rejoindre Anna et Sabine.

Sabine s’occupa de Liliane et des affaires domestiques, les autres travaillaient. Robert pour des raisons de commodité professionnelle resta à Drancy la semaine, il rejoignait la famille le week-end.

Quand elle rentrait le soir Irène surprenait souvent Sabine lisant attentivement « le Petit Dauphiné ». Lecture insolite. Quelle information trouver dans un quotidien qui traite des affaires de Savoie alors que le lecteur vit en région parisienne ?

Interrogée à plusieurs reprises, Sabine finit par répondre avec agacement « je cherche mon fils Eugène ». Irène resta interloquée.

Elle en parla à Robert. Il fut agressif, refusa de répondre, puis un soir, alors qu'il était seul avec sa femme dans leur chambre, il finit par dire « Elle cherche le fils qu'elle a eu avec l'Allemand ».

Sabine avait vécu une aventure avec l’occupant germanique pendant la Grande Guerre. Son époux n'était plus là, il était gardé prisonnier dans un camp en Allemagne.

Un enfant était né.

Émile à son retour de captivité reprit sa vie de couple mais l'enfant du péché voire de la trahison fut enlevé à sa femme et donné en adoption à une famille d'accueil en Savoie.

Depuis, Sabine ne pensait plus qu'à ce bébé. Elle ne s’arrachait pas au souvenir du petit être. Elle lisait toutes les nouvelles qui venaient de là-bas. Elle s’attendait toujours à voir le nom de son fils Eugène écrit là, sur la feuille étalée devant elle.

Sabine en avait négligé son aîné. Robert de son côté avait fini par rejeter sa mère. Il disait «Je ne suis pas issu de ce ventre-là ». C'était devenu une certitude. Il n’éprouvait plus aucun sentiment pour Sabine. Celle-ci n'en avait cure. Seul existait Eugène, le fis né du Germain. L'absence d'Eugène le rendait omniprésent. Il n' y avait plus de place dans le cœur de Sabine pour Robert.


 

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Robert et Irène lisaient le Figaro. Mais ce jour là, le 13 mars 1938, Robert avait aussi acheté l'Action Française. Le quotidien titrait :

«l’Anschluss est fait. Hitler qui a pénétré en Autriche est attendu à Vienne»

Léon Daudet écrivait, dans son éditorial : « Et ça ne fait que commencer. Ce que j’admire c'est la candeur des gens qui croient à chaque fois que Allemagne fait un pas en avant - cette fois un pas de géant - qu'elle en restera là »

Le Figaro titrait :

« Le chancelier Hitler qui est arrivé à Linz fera aujourd’hui à Vienne une entrée triomphale. La providence m' a confiée le mandat de faire rentrer l’Autriche dans le Reich dit le Führer »

Irène s'interrogeait. Hitler va-t-il continuer sa politique d'annexion des territoires germanophones?

« Hitler va s’attaquer maintenant à la Tchécoslovaquie, puis il attaquera l'URSS prophétisa Robert »

Pour lui la théorie de l'espace vital ne pouvait trouver sa réalisation que dans l'invasion de l'Union Soviétique.

« Mais la France s'inquiéta Irène ? Il ne peut pas attaquer à l'est sans sécuriser son front ouest ! »

Robert eut un geste évasif.

« Nous devrions pouvoir nous entendre avec lui.»

Irène était prête à le croire.

Elle s'emporta en lisant la suite de l'éditorial. Elle le lut à haute voix « Pendant que se joue ainsi le sort de la paix, M. Lebrun président de la République inconscient ou abusé a appelé l'homme étranger, parce que juif et juif haineux le plus capable de nous conduire à la guerre par passion ethnique » Ainsi parlait-il de Léon Blum.

« Appeler ce juif s'écria-t-elle, quelle idée ! »

Elle développait son antisémitisme dans un total sentiment d'innocence.

Irène appréciait Hitler.

Seule parfois dans sa chambre elle pensait : « Heil Hitler ! » Elle étendait le bras. Elle se sentait emportée dans la violence allemande, c'était un ravissement.

L’avenir de l’Union Soviétique lui importait peu. Hitler établirait là-bas une nouvelle aristocratie de seigneurs dont elle ferait partie. Elle savait qu'elle rêvait. Mais elle s'en foutait d'être une gamine quand cela lui plaisait.

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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La suite des événements donna raison à Robert. Les accords de Munich du 28 au 30 septembre 1938 officialisa l'abandon des Sudètes à Hitler.

Mais la signature du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 prit de court le jeune couple. S'agissait-il d'un aveu de faiblesse de Hitler ? Certains journaux en faisaient l’hypothèse. Il lui fallait la neutralité officialisée de L’URSS pour attaquer la Pologne. Il ne faisait plus aucun doute qu’il allait en finir avec ce pays.

Mais que l’Allemagne fut plus faible qu'il n' y paraissait ou pas il était aussi écrit que, si Hitler passait à l'acte, la Grande Bretagne et la France ne pourraient pas laisser faire. La guerre était inévitable.

Le 1er septembre 1939 les troupes allemandes entrent en Pologne. Le 3 septembre la France déclare la guerre à l'Allemagne.

Commença la « drôle de guerre ».

Robert fut mobilisé et cantonné au fort d'Aubervilliers. Rien ne se passait, les mois se succédaient. La vie continuait comme si de rien n'était. Le couple se sentit revenir en confiance, comme si en définitive rien de grave ne pouvait plus arriver. Irène tomba enceinte en mars 1940.

La défense Maginot était devenu invulnérable aux yeux de militaires amollis par l'inaction. Ils furent littéralement tétanisés par l'attaque éclair de Guderian à Sedan, le 13 mai 1940.

Le 14 juin les Allemands sont à Paris, l'armée française est en déroute. C'est la débâcle.

 

Le 8 juin 1940 Anna et sa fille revenaient chez elles en longeant une voie ferrée d'importance secondaire. Dans le ciel des avions allemands surgirent et bombardèrent.

Une bombe touche Anna qui s'écroula sur sa fille faisant de son corps un rempart. Irène se dégagea et vit sa mère. Anna avait la tête et un bras arrachés.

Irène hurla. Quarante ans plus tard, peu avant de mourir, elle hurla à nouveau.

 

Elle se précipita chez elle, prit sa fille à Sabine, et s'en alla en hurlant des mots incohérents. Sabine resta là sans rien comprendre.

Un an plus tard, instruit des faits puis du comportement de sa femme par Sabine, Robert écrivit :

« Irène devint folle ».

 

Irène était terrorisée. Elle pensait que les Allemands allaient arriver à pied et tous les massacrer. Elle s'en alla sur la route. Elle n'était pas seule. Ce fut l'exode.

Pendant ce temps Robert fuyait devant les troupes allemandes. Il échoua à Conilhac-du-Plat-Pays, département de l'Aude.

Irène échoua à Plougoulm, département du Finistère. Nul ne sut jamais comment elle arriva-là. Ceux qui la recueillirent parlèrent d'une jeune femme hagarde, muette, face à la mer, enceinte et tenant par la main une petite fille de 3 ans.

La maison de Vernon fut occupée par les Autrichiens qui la pillèrent. Quand ils partirent les voisins terminèrent le pillage.

Anna Averkieva fut enterrée dans le cimetière militaire de Vernon. Tombe numéro 48. Elle fut effacée des esprits, condamnée à l'exil dans les seuls cauchemars de sa fille. Anna ne trouva l'apaisement que dans le cœur de son petit-fils qui, soixante ans plus tard, vint un jour à Vernon recueillir sa mémoire.


 

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  • 2 mois après...
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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Le 17 juin 1940 Philippe Pétain, nouveau président du Conseil appela à cesser le combat. Le 18 juin Charles de Gaulle lança son appel à la résistance, à la radio, depuis Londres. Le 22 juin l’armistice mettant officiellement fin aux combats fut signé dans la clairière de Rethondes, en forêt de Compiègne.

La démobilisation et le désarmement firent l'objet de l'article 4 de la Convention. Les modalités pratiques de retour chez soi des conscrits et des réfugiés furent par la suite précisées.

Le couple et leur fille louèrent un petit appartement à Paris rue de la Tombe-Issoire. Robert trouva un emploi. Irène s'occupa des taches domestiques, elle attendait d'accoucher.

La nuit elle se réveillait, elle faisait des cauchemars. Elle s'écriait : « Pourquoi m'as-tu abandonnée ?» Robert ne comprenait pas, il pensait mal entendre. Il répondait : « Mais non tu n'as pas abandonné Anne, tu n'as pas abandonné ta mère, tu ne pouvais pas rester près d'elle, il fallait que tu te sauves ». Irène le regardait, hagarde. Dans le regard de sa femme Robert comprenait qu'il ne la comprenait pas.

Robert ne pouvait plus toucher sa femme, elle se refusait à tout contact. Il vivait mal cette chasteté forcée.

L’appartement était un type 2, Liliane dormait dans la chambre de ses parents.

Il arriva qu'elle migra dans le lit conjugal. Il arriva que, par jeu ou par tendresse, elle toucha sa mère ou son père, il arriva qu'elle toucha son père sur ses parties intimes, par inadvertance, par insouciance. Il arriva que Robert, soudain animé de désir, se laissa faire. Il arriva qu'il aima bander sous les caresses de sa fille. Il arriva que l’enfant s’aperçut du trouble de son père, il arriva qu'en riant, elle insista, toute étonné de la transformation du corps de l'homme. Il arriva qu'elle sentit qu'elle avait un pouvoir sur l'homme, bien qu'elle fut incapable d'en comprendre la nature.

Il arriva que la mère la surprit. Il arriva que la mère vit que sa fille riait de caresser son père, et que sa fille riait en la regardant, elle.

Irène crut détecter dans ces caresses une inspiration diabolique. Elle ne s'emporta pas contre Robert, qui laissait faire, qui ne se détournait pas, elle s’insurgea contre sa fille. Le diable, dans l'esprit d’Irène, inspirait l'enfant. Irène se mit à frapper Liliane sans que l’enfant comprenne la raison de cette rage. L'enfant percevait que le père vivait des émotions profondes lorsqu'elle le touchait, bien qu'il restât passif. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle ne fit pas tout de suite la corrélation entre l'ire de sa mère et l'émotion physique de son père. Mais elle finit par comprendre qu'elle ne devait pas toucher son père parce que cela touchait quelque chose de profond chez sa mère.

L'enfant fut soudain confronté à des émotions millénaires surgies des entrailles mentales de son père et de sa mère, émotions qui emportèrent la sienne dans une tempête sauvage dont elle ne fut consciente que bien dans années plus tard.

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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Petit dragon, à travers tes mots je prends conscience de la raison pour laquelle je viens ici. Cette image dégradée que je porte en moi, je viens la jeter ici. Je viens me battre contre ceux qui m'ont violenté. Mais je ne gagne rien d'autre que le gain d' une image encore plus dégradée. Ce qu'ils m'ont fait est à jamais fait, et je ne pourrai jamais l'effacer, quand bien même je viendrai ici, tous les tuer. Mais ici ne rôdent que des ombres, que le fer ne peut pas déchirer. Ceux qui jettent ces ombres ne sont plus là.

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Il y a 1 heure, aliochaverkiev a dit :

Ceux qui jettent ces ombres ne sont plus là.

Et tant mieux, et bon vent... Les ombres, elles sont derrières, c'est nous qui leur donnons la force de resurgir en nous ou de les chasser pour toujours! 

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  • 2 semaines après...
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aliochaverkiev Membre 1 978 messages
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Irène accoucha le 1 novembre 1940 dans une clinique du huitième arrondissement du Paris. C'était son vœu secret et son désir puissant que l'enfant fut un garçon. Elle le prénomma Guy, deuxième prénom Alain.

Elle décida qu'il serait sa résurrection et avec lui la résurrection de sa lignée slave. Elle tenta d'effacer l'existence de sa mère, elle tenta d'effaçer Anna, elle crut y être arrivé.

Derrière Guy, par-delà Anna, apparaissait Feodor.

Guy serait son fer, elle reconquérait le pouvoir de son ascendance paternelle, pouvoir qu'elle voyait armé du génie scientifique, en l'occurrence l'excellence mathématique de son père, pouvoir qui lui paraissait d'autant plus grand qu'elle ne pouvait plus qu'en rêver.

Elle s'engouffra mentalement dans cette rage conquérante, multipliant les exploits imaginés. Elle se trouva humiliée de vivre-là, dans la réalité, dans ce petit appartement de Paris, exigu, au confort spartiate. Elle considéra que le pavillon d'Epinay-sur-Orge lui revenait, que c'était là qu'elle devait emménager. Elle entreprit sa grand mère Nadejda qui finit par accepter le principe d'une retour de sa petite-fille à Epinay. Restait à convaincre Michel Jarusalski, le propriétaire.

L'homme accéda à la demande de son épouse. Il laissa l'usage du pavillon à sa petite-fille d'adoption mais il décida d'aller vivre ailleurs, à Argenteuil. Il n'eut pas le courage de tenter de vivre une cohabitation avec Irène. Dès l'origine, dès qu'il eut épousé Nadejda, il avait subi l'hostilité de l'enfant. II était devenu aux yeux d'Irène un usurpateur, il avait ravi la place des hommes disparus de la lignée Sokolov et cela la jeune fille ne l’acceptait pas.

Que l'homme eut apporté à la famille une aide matérielle indispensable et même vitale, cela avait toujours indifféré Irène. Pour elle cette aide était un dû, comme si le fait d'avoir été choisi par Nadejda avait été un honneur rendu à un homme d'extraction non seulement polonaise mais aussi juive. L'arrogance et l'orgueil d’Irène n'avaient pas de bornes. Elle avait le sentiment d'être une reine dont le regard suffisait à donner l'existence aux classes sociales qu'elle classait dans la rubrique : subalternes.

C'est ainsi que le 1er janvier 1941, Irène, son époux, ses deux enfants prirent possession du pavillon d'Epinay-sur-Orge. La famille n'en eut que l’usage, la jeune femme forma aussitôt le projet d'en devenir la propriétaire.Quelques semaines plus tard les parents de Robert, Sabine et Émile vinrent les rejoindre. Irène était satisfaite. Même les contraintes de l'occupation allemande lui parurent vénielles.

Le 22 juin 1941 la Wehrmacht envahit l'URSS. Cette attaque ne déplut pas à Irène. Son soutien plus ou moins explicite à la politique de conquête territoriale de l'Allemagne masquait son espérance secrète : que Allemagne parvienne à faire tomber le pouvoir bolchévique. Les rumeurs annonçant que l’Ukraine s'était ralliée aux Allemands donnèrent corps à cette espérance. Bientôt la Russie serait rétablie dans sa légitimité aristocratique.

Mais cette illusion fut vite dissipée. Irène comprit qu'entre l’Allemagne et la Russie cette guerre allait devenir une guerre à mort.

Leningrad, Moscou, Stalingrad, l'arc de la défense se mettrait bientôt en place. Ses origines sociales elle les oublia. Elle était Russe. Elle le serait toujours. Dans cette résistance silencieuse qui s’installa en elle, s'installa aussi une certain dédain pour la France. Elle ne serait jamais française. Car la Russie, elle en était sûre, la Russie, elle, tiendrait.

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