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La garçonne et l'assassin


eklipse

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Membre, Dazzling blue², 51ans Posté(e)
eklipse Membre 14 471 messages
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Fabrice Virgili, Danièle Voldman, La garçonne et l’assassin. Histoire de Louise et de Paul, déserteur travesti dans le Paris des années folles, Paris, Payot, 2011, 173 p.

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Anne-Claire Rebreyend

Un fait divers suscite un grand nombre d’archives : des archives policières et judiciaires en premier lieu, des archives militaires et administratives, des coupures de presse, mais aussi des documents épars comme des lettres, des écrits autobiographiques, des photographies, des notes… À partir de cet ensemble d’archives ordinaires, Fabrice Virgili et Danièle Voldman reconstruisent l’histoire extraordinaire d’un couple d’ouvriers parisiens, Paul Grappe et Louise Landy. Soldat pendant la Première Guerre mondiale, Paul déserte en 1915. Pour échapper à la justice, il se travestit en femme et vit plusieurs années avec son épouse Louise sous l’identité de Suzanne Landgard. Avec la loi d’amnistie de 1925, il reprend son identité d’homme et reconnaît leur fils né à la fin de cette même année. Mais Paul se saoule abominablement, cède à de fréquents accès de violence envers sa femme et son fils. C’est alors que Louise lui tire dessus et le tue le 21 juillet 1928.

À la croisée de l’histoire de la Grande Guerre, de la justice, du genre et de la sexualité, l’histoire de Paul et Louise peut se lire de différentes manières et c’est bien ce qui aiguille Fabrice Virgili et Danièle Voldman. Ces derniers ne se contentent pas de restituer l’affaire et de la tirer de l’oubli - ce qui est déjà passionnant en soi - mais ils se livrent à une analyse des trajectoires particulières des individus et de leurs zones d’ombres, déjouant les clichés donnés à l’époque du procès de Louise.

Le titre du livre condense d’ailleurs fort habilement toute la complexité des personnages : contrairement à ce que l’on peut penser au premier abord, la garçonne n’est pas Louise et l’assassin n’est pas Paul… Fabrice Virgili et Danièle Voldman révèlent la fragilité de Paul, son histoire familiale et sa névrose de guerre, son intelligence et sa modernité, la révélation de sa bisexualité sous l’apparence de Suzanne (multiples aventures avec des hommes et des femmes, participation à des partouzes et à des activités frôlant le proxénétisme), sa vision du mariage et de l’amour libre. La « fluidité de la frontière du genre » (p. 115) est ainsi mise au jour. Louise, quant à elle, ne figure pas seulement « la » femme soumise et malmenée par son mari, c’est aussi une femme indépendante qui joue le rôle de l’homme de la maison, dispose d’un réseau de sociabilité et n’hésite pas à se débarrasser de son mari violent. Là aussi, les rôles traditionnels des sexes sont remis en question.

Enfin, les deux historiens, notant leur dette à l’égard de la micro-histoire, prennent soin de rapporter ces trajectoires individuelles au contexte général. Ils montrent par exemple le rôle clé de la guerre de 1914-1918 dans le mariage de Paul et Louise : le conflit fragilise Paul et lui fait prendre conscience de sa bisexualité, tout en donnant des responsabilités à Louise. Les auteurs rappellent aussi que le contexte du Paris des années 1920 où triomphe la mode de la garçonne, permet à deux femmes de vivre ensemble sans que leur entourage ne s’en soucie. On aimerait bien savoir comment les époux, dont la dépendance amoureuse et économique est avérée, ont négocié leur intimité au moment du travestissement de Paul en Suzanne, mais sans doute les sources demeurent-elles trop vagues à ce sujet. Si le couple continue d’avoir des relations sexuelles, est-ce Paul qui fait l’amour avec Louise ou est-ce Suzanne ?

Cet ouvrage, concis et précis, met bien en valeur les divers aspects du « métier d’historien » : reconstituer des faits à l’aide des archives, confronter ces faits et les interpréter grâce à d’autres travaux d’histoire, mais aussi grâce à l’imagination et à la sensibilité des auteurs.

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  • 1 mois après...
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Membre, Dazzling blue², 51ans Posté(e)
eklipse Membre 14 471 messages
51ans‚ Dazzling blue²,
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"Mauvais genre " Chloé CRUVAUCHET

95095477.jpgCertaines bandes dessinées sont des œuvres historiques, humanistes, des œuvres d’Arts, tout simplement. C’est le cas de « Mauvais genre ». Chloé CRUCHAUDET a réussi ce tour de magie et fait d’un essai sur une histoire vraie, un magnifique objet, une magnifique interprétation de La Garçonne et l’Assassin de Danièle Voldman et Fabrice Virgili.

Tout commence dans un tribunal où est jugé le cas de Louise Landy et Paul Grappe. Que s’est-il passé, pourquoi le et/ou la coupable sont ils jugés. Pour quelles raisons ? Quels sont leurs crimes ? On entre de pleins pieds dans une historie d’amour où les polkas des années guinguettes vont valser aux premiers coups de canons de la sacro Sainte Première Guerre mondiale.

Louise aime Paul qui aime Louise. Il sent la soupe, elle a les cheveux rigolos. Au son de l’accordéon et des paroles « c’est un mâle » de Frehel, ils canotent sur le lac du Bois de Boulogne. Ils rêvent d’un avenir, d’une maison avec jardin d’hiver.

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Mais la Mère Patrie sonne l’appel. Les boches sont aux frontières. La guerre éclate et sépare les amoureux. L’amour bleu devient le soldat bleuet, le soldat qui se terre dans l’enfer des tranchées. Peur au ventre, pétage de plomb, « merde au cul », boue aux pieds, chair à canon : l’horreur. Paul assiste impuissant à la mort du trouffion Marcel décapité par un obus sur le champ de bataille. C'en est fini des guinguettes et des pichets de blancs, des filles et des balades dans le bois ou sur le lac. Marcel est mort sous les yeux de Paul et par sa faute.

Paul se tranche l’index droit, celui qui appui sur la gâchette de son fusil de soldat. C’en est fini de la guerre ! Il ne retournera plus dans cet enfer sans nom. Il ne retournera plus s’enterrer vivant. Il n’assistera plus à la mort de ses amis. Il devient déserteur et part retrouver sa bien-aimée à Paris.

Dans un hôtel miteux, le couple s’aime. Mais Paul ne peut sortir sans la peur de se faire prendre, fusiller comme déserteur, comme infidèle à la Patrie. Sain et sauf mais condamné à rester caché, terré dans une chambre, condamné à revivre l’horreur des tranchées, gueule cassée, traqué par des cauchemars qui le hantent.

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Pour mettre fin à sa clandestinité, Paul emprunte les vêtements de Louise et sort dans les rues d’un Paris illuminé aux gaz d’éclairage. Paul revit. Il décide de changer d’identité. Désormais il s’appellera … Suzanne.

Louise et Suzanne, Suzanne et Louise. Louise et Paul, Paul et Louise.

Et le Bois de Boulogne… Le Bois de Boulogne et ses pratiques sexuelles…

Il faudra attendre les derniers pages pour connaître la fin tragique de ce couple détruit par la guerre, par le Paris des Années folles.

Magistrale leçon d’histoire et d’humanité, magistrale bande dessinée qui nous prend aux tripes et au cœur, qui nous enterre dans l’horreur des tranchées, dans l’horreur d’une guerre sans nom, d’une sale guerre (mais existe-t-il de guerre propre ?), qui nous transforme, nous travesti, nous fait revivre, nous bouscule, nous sépare.

95095850.jpgMagistrale bande dessinée qui nous rappelle le rôle des femmes sous la guerre, à leur condition de travail, à leur liberté, à l’égalité qu’elles aspiraient face aux hommes.

Magistrale bande dessinée qui nous rappelle que les gueules cassées ne sont pas que celles que l’on croit, celles visibles. Que les shell-bocks résonnent longtemps dans les crânes, qu’ils sont tempêtes et fracas et font des hommes des femmes, des femmes des hommes.

Inversement des rôles. Confusion des genres.

Magistrale bande dessinée qui nous montre qu’un changement d’identité peut changer notre destinée, notre vie, de faire d’un être apeuré, quelqu’un de lumineux, quelqu’un qui va apprendre à vivre autrement, à découvrir ce qu’est une femme, un inverti, un travesti.

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Magnifiques coups de crayons/encres de chine/fusains de Chloé CRUVAUCHET qui utilise une palette dans les tons gris/noirs, verdâtres pour les scènes de guerre, violets/bleus nuit et d’une touche de rouge.

Rouge vie, rouge passion, rouge sang, rouge guerre, rouge terreur, rouge amour, l’impression de vie, de mouvement.

Les planches sur les tranchées, sur la guerre définissent, en très peu de pages, la suite de l’existence bouleversante de Paul et Louise : l’enfer, la liberté, la sexualité débridée. Et des traits qui retranscrivent de façon impressionnante la gestuelle et les attitudes de Paul.

Magistrale leçon de dessin qui brosse les contours des cases. Ce ne sont pas des cases d’ailleurs, mais des bulles, comme des espaces non délimitées où courent la vie, l’horreur, la mort.

Erotisme et confusion des genres. Paul s’habille en femme, Louise porte une coupe à la garçonne. Sensualité des corps et sombre vie. Coups de pinceaux et coups de feu. Magistrale et magnétique.

« C’est l’heur’ du rendez-vous des purotins et des filous, et des escarp’ et des marlous qu’ont pas d’besogne, au bois de Boulogne… » - Aristide Bruant.

« Et l’amour sépare ceux qui s’aiment tout doucement s’en faire de bruit » - Jacques Prévert.

Retrouvez le blog de Chloé Cruvauchet : http://cruchaudet.blogspot.fr/

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http://www.europe1.fr/Culture/Chloe-Cruchaudet-charme-avec-son-Mauvais-Genre-1694983/

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