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Le laboratoire de la Françafrique


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Entretien avec Thomas Deltombe à l'occasion de la sortie du livre Kamerun!, la guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, éditions La découverte, 2011.

Billets d'Afrique : Comment est né votre ouvrage ?

Thomas Deltombe : Kamerun! c'est la rencontre de trois auteurs s'intéressant à la politique de la France en Afrique. Constatant que de nombreux ouvrages évoquaient de très graves "troubles" ayant eu lieu au Cameroun au moment de l'indépendance de ce pays mais, comme l'expliquait Français-Xavier Verschave dans La Françafrique, une étude systématique de ces événements restait "à faire". Le journaliste Manuel Domergue et moi-même avons décidé de remonter nos manches. Manuel s'est plongé dans les archives françaises et je suis parti en 2006 enquêter au Cameroun, pendant deux ans. Là, j'ai rencontré Jacob Tatsitsa qui avait été conseiller historique d'un film réalisé par la télévision suisse sur l'assassinat de Félix Moumié, président de l'Union des populations du Cameroun (UPC). Dans le cadre de recherches universitaires, Jacob travaillait depuis des années et avec beaucoup d'abnégation, dans les archives camerounaises, sur la résistance kamerunaise et la répression française à l'Ouest-Cameroun. A mon retour en France en 2008, nous avons poursuivi les recherches avant de passer à la phase d'écriture.

Quelle méthodologie, quelles sources avez-vous utilisées ?

Une des difficultés de départ était que beaucoup de choses étaient dites ou écrites sur ces "événements" sans que ces informations soient toujours vérifiées ou étayées. Nous devions donc naviguer entre des faits solides, plutôt rares, et un amas d'histoires, parfois vraisemblables, parfois plus douteuses. L'idée fondamentale était donc d'essayer d'établir les faits, de façon la plus irréfutable possible, en nous appuyant sur des sources directes et vérifiables. Des sources écrites d'abord : fonds Foccart; archives militaires, coloniales et diplomatiques françaises; archives nationales, régionales ou départementales camerounaises. Mais aussi une multitude d'entretiens, que nous avons filmés en France et au Cameroun avec des administrateurs coloniaux, des militaires français ou camerounais, d'anciens combattants indépendantistes, etc. Grâce à cette énorme matière, nous pouvions progressivement emboîter les différentes pièces du puzzle, comprendre les grandes phases du conflit et documenter dans le détail les techniques employées par les belligérants.

Quelles sont les grandes avancées de votre enquête, par rapport à ce qui a déjà été écrit sur le sujet ?

Outre l'importance de pouvoir enfin s'appuyer sur des sources fiables et recoupées, ce qui saute aux yeux dans cette guerre, c'est l'omniprésence de la doctrine de la "guerre révolutionnaire" (DGR). Cette doctrine a été élaborée par des officiers français après leur défaite en Indochine. Elle postule que l'ennemi n'est pas "en face" mais caché à l'intérieur de la population elle-même. Selon cette doctrine, il faudrait donc contrôler cette population totalement, physiquement et psychologiquement, pour aller y détruire le "virus subversif". De là découle toute une série de techniques : militarisation des civils, regroupement de villages, endoctrinement des non-combattants, légitimation et systématisation de la torture, etc.

On sait que ces techniques ont été utilisées en Algérie. On ignorait en revanche que cette doctrine avait également inspiré les autorités françaises au Cameroun dès janvier 1955. Roland Pré, alors haut-commissaire de la France à Yaoundé, demande à toute la hiérarchie administrative de s'inspirer des réflexions du colonel Charles Lacheroy, principal théoricien de la DGR. A partir de là, la DGR a constitué la matrice et la colonne vertébrale du système politico-sécuritaire camerounais. Et, d'une certaines façon, elle le demeure encore aujourd'hui.

Vous dites que ce modèle de guerre est aussi une des épines dorsales de la Françafrique...

Comme l'ont montré avant nous d'autres chercheurs et journalistes, la DGR porte en elle un double danger. D'un côté, elle offre une technologie propice aux génocides; anéantissement d'un "ennemi intérieur" défini ethniquement (comme au Rwanda). De l'autre son aspect "totalitaire" facilite l'établissement de dictatures féroces dont la perpétuation ne se justifie que par l'éradication permanente de toute opposition, réelle ou potentielle (comme ce fut le cas en Amérique latine dans les années 1960-1970).

Dans le cas du Cameroun, la guerre que la France a menée contre le mouvement indépendantiste à partir de 1955 va se perpétuer, à partir de années 1961-1962, sous la forme d'un système de gouvernement. En d'autres termes : alors que l'UPC continue de résister les armes à la main jusqu'à la fin des années 1960, la guerre française mute en dictature africaine. Les techniques de guerres initiées par les Français (torture, délation, lavage de cerveau, culte de "l'apolitisme", traque des "subversifs"...) vont devenir des méthodes de gouvernement quotidien.

Fillon négationniste

Le Premier Ministre français, François Fillon, lors de son premier voyage en Afrique, au Cameroun, le 22 mai 2009, pendant une conférence de presse donnée pour l'occasion à Yaoundé, a nié les faits. A la journaliste qui lui demandait comment la France comptait réparer pour la disparition de "plusieurs nationalistes camerounais tombés assassinés par l'armée françaises", Fillon a répondu avec aplomb : "Je dénie absolument que des forces françaises aient participé en quoi que ce soit à des assassinats au Cameroun. Tout cela, c'est de la pure invention."

Cameroun : le laboratoire de la Françafrique, Billets d'Afrique et d'ailleurs, n°199, février 2011

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