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Dompteur de mots

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Tout ce qui a été posté par Dompteur de mots

  1. Il y a des poètes qui ont un style plus cru, plus spontané. Connais-tu Antonin Artaud ?
  2. Je n'ai pas trop compris le propos de Zeugma mais je suis d'accord avec elle (?) sur une chose: ce que tu dis là est infiniment réducteur et révèle certainement que tu ne sais pas trop de quoi tu parles au juste. La poésie n'est pas seulement une opération cosmétique: elle dit des choses, elle ouvre des espaces de la pensée qui lui sont propres. Je prends le premier exemple qui me vient sous la main, un fragment de René Char: Les enfants réalisent ce miracle adorable de demeurer des enfants et de voir par nos yeux. STOP! Avant de poursuivre la lecture, il faut s'arrêter et relire la phrase, car l'essentiel de la poésie se joue ici, dans le chatouillement du cortex, dans la sensation que provoque la lecture. Le reste n'est qu'un bavardage insignifiant. *** C'est une phrase somme toute assez sobre. Elle ne maquille pas une réalité autrement plus banale. L'on aurait pu être beaucoup plus lyrique sur ce sujet. La poésie de cette phrase tient à une curieuse distorsion: alors que l'on aurait pu s'attendre par exemple à ce que le "miracle adorable" des enfants consiste à nous faire demeurer jeunes et à nous permettre de voir le monde comme au travers des yeux d'un enfant, le poète opère plutôt ce glissement par lequel ce sont les enfants eux-mêmes qui demeurent tels et qui voient par nos yeux. Le poète insinue donc que nous n'avons en fait jamais grandi et que nous sommes toujours des enfants. Ou du moins, que cela existe en nous, à quelque part sous les nombreuses couches d'adulteries. Par suite, le miracle est dans l'annonce qu'en fait le poète, car il révèle en même temps qu'il crée cette innocence perdue par le truchement de l'effet poétique. On le voit: il y a là-dedans quelque chose qui dépasse le cosmétique, qui peut très bien porter à la réflexion philosophique, ou psychologique, mais qui au final n'appartient qu'à elle-même. La poésie active de zones de notre cerveau dont elle seule a l'accès. Notons enfin qu'elle n'est pas seulement "plaisante": il y a des zones d'obscurité et d’ambiguïté qui se profilent là-dedans.
  3. Un triangle est un objet bidimensionnel. Si un type n'est pas capable de réfléchir en 2 dimensions, alors il ne pourra posséder le concept de triangle. Si un type peut réfléchir en 2 dimensions, alors il pourra posséder le concept de triangle, et ce triangle aura alors nécessairement 3 côtés. D'autre part, considère que l'objet que nous appelons triangle est consubstantiellement lié à sa définition. C'est-à-dire que l'information "avoir 3 côtés" est indissociable du vocable "triangle". Alors si un vénusien a en tête un objet en 11 dimensions qui n'a pas 3 côtés et bien peut-être qu'il faut admettre qu'il ne s'agit pas d'un triangle.
  4. J'aurais envie de dire que tu as une vision... transcendante de la transcendance ! En ce sens que tu affirmes penser hors de l'idée de vérité mais finalement, tu considères les différentes philosophies d'une manière assez binaire: il y a les transcendants et les non-transcendants, les académiques et les non-académiques, les représentatifs et les non-représentatifs... exactement comme lorsque l'on pense en fonction de la vérité. Quiconque pense hors de la vérité se permet d'évaluer l'utilité, la résonance, la signification vitale de chaque pensée, le tout dans la nuance et la délicatesse qu'exige l'appréciation de la pensée d'un homme ayant eu ses pénates sur terre. Platon et Kant, pour ne parler que de ceux-là, mêmes s'ils réfléchissent dans un cadre transcendant et représentatif, leur philosophie n'en a pas moins une signification qui dépasse cette seule propriété. Leur philosophie a quelque chose à dire sur la nature humaine et l'existence. Pour moi, tu te trahis lorsque tu affirmes ne pas croire en Platon ou Kant. Comme s'il s'agissait de croire ! N'y a-t-il pas ici quelque chose de semblable à la posture de l'anticonformiste qui, aussi "anti" soit-il, n'en reste pas moins prisonnier de la norme sociale dont il tente de se détacher ? Et je n'affirme pas qu'un penseur devrait tout aimer et qu'il n'aurait jamais le droit de trancher, d'avoir des coups de cœur, des coups de gueule... Mais il est possible de s'affirmer et de faire preuve de nuance.
  5. Oui, comme par exemple, on ne devrait pas marteler que le triangle a trois côtés. On devrait plutôt laisser chacun s'en faire sa propre opinion.
  6. En logique, on appelle le petit bout d'énoncé dont tu parles le modus, car il s'agit d'un élément qui exprime la modalité du lien entre le sujet et le prédicat, c'est-à-dire sa qualité. Cela revient à dire que c'est le modus qui exprime la qualité de la connaissance qui est exprimée par l'énoncé, ce qui est ma foi une fonction très importante. La nature du modus peut faire toute la différence entre une hypothèse et une affirmation catégorique.
  7. Non mais en revanche, il est partout. Or, l'ubiquité est préférable à l'exclusivité.
  8. Bonjour à tous, Je suis un habitué de la section philosophie et la nature des conversations qui s'y déroulent implique que les messages y soient souvent assez longs, et donc également longs à rédiger. Ce qui fait que j'ai pris pour habitude - et je crois que c'est le cas aussi d'autres habitués de la section - d'effectuer la rédaction dans un traitement de texte. Or, la nouvelle interface est plutôt hostile au passage par traitement de texte. Tout d'abord, contrairement à d'autres forum, il n'est pas possible d'afficher les citations en mode "code", où les balises seraient affichées. Ce qui fait que l'on ne peut copier dans un traitement de texte que le texte brut seulement, et qu'il faut ensuite ajouter les balises à la main, ce qui est plutôt fastidieux. Ensuite, lors du transfert du traitement de texte vers le forum, il se pose de nombreux pépins de mise en page, car la nouvelle interface est capricieuse sur le traitement des balises et sur l'affichage des styles. Est-il donc possible d'améliorer la portabilité des messages vers les logiciels de traitement de texte (et inversement) ? À ma connaissance, il y a des forums qui permettent, dans l'affichage des citations, de passer en mode "graphique" - comme c'est le cas ici - ou en mode "balises". Merci de votre attention.
  9. « Penser juste et loin », « rendre plus limpide une réflexion » : il me semble que tout ce que tu racontes – qui du reste est fort cohérent et fort pertinent – se ramène à la question de savoir ce qu’est exactement une pensée juste, limpide et qui va loin. Un homme pourrait bien avoir analysé tous les textes sur un sujet donné et en avoir régurgité une synthèse parfaite, il n’en demeurerait pas moins philosophiquement aussi pauvre qu’au début de son œuvre s’il n’a jamais pris la peine de s’adonner à une remise en question radicale de ce « penser juste et loin » qui lui sert d’idéal. Ou plutôt, s’il ne s’adonne pas constamment à cette remise en question radicale. Il est éminemment utile, sinon essentiel de factoriser la pensée, de maîtriser les concepts qui sont en jeu, de la même manière qu'il est éminemment essentiel pour le musicien de connaître la technique de son instrument ainsi que la technique de l’œuvre qu'il entend jouer. Mais ici comme là, les gens sérieux se dédient à la technique parce qu'ils savent pertinemment qu'une technique maîtrisée est une technique dans laquelle on ne se prend pas les pieds : le musicien qui maîtrise son instrument et sa partition pourra se dédier à ce qui compte vraiment, de même que le philosophe qui maîtrise l'art conceptuel pourra se dédier à ce qui compte vraiment. Et c'est justement parce que la technique n'est pas ce qui compte vraiment que meilleur des interprètes ne sera pas forcément le meilleur technicien-instrumentiste. Pour distinguer de manière plus concrète la différence entre la technique et ce que j'ai appelé jusqu'ici l' « essentiel », nous pourrions piocher du côté du monde académique, où l'on fait la différence entre les formations qui visent à faire apprendre aux étudiants des processus déterminés et à les appliquer selon les situations – ce qui correspond à la technique, et les formations qui visent à développer le jugement ou la sensibilité de l'étudiant. Sensibilité et jugement : voilà deux termes qui constituent un bon point de départ pour déterminer en quoi consiste notre « essentiel ». Le terme de tout parcours philosophique, dans l’idéal, est un homme qui pense par lui-même. Or, nous pouvons certainement affirmer que le jugement et la sensibilité sont les socles sur lesquels se bâtit l’autonomie de l’individu. La sensibilité assure la richesse de la matière au sein de laquelle s’exerce le jugement, tandis que le jugement est l’acte par lequel l’individu façonne l’œuvre de sa propre personne. Comment peut-on développer sa sensibilité philosophique ? Voilà une question qui pourrait faire l’objet d’un ouvrage en soi. Contentons-nous ici d’affirmer que l’art assure souvent cette fonction. Les œuvres d’art ont en effet cette propriété de provoquer des petits big-bang dans notre esprit, engendrant des espaces insoupçonnés au sein desquels nous avons tout le loisir par la suite de nous attarder, munis de notre lumière philosophique. Et justement, le néant dans lequel surviennent ces explosions fondatrices n'est nul autre que celui du silence. Quoique je ne devrais sans doute pas qualifier le silence de « néant », entendu qu'il s'y trame bien des choses invisibles. Avant toute déflagration, il y a une myriade d'activités qui se déroulent en filigrane, où les conditions nécessaires à l'explosion sont lentement et péniblement réunies. C'est ce qui se passe dans le silence de la contemplation artistique. Éventuellement, l'esprit acquiert la faculté de se passer des œuvres d'art – ou du moins de ne pas se reposer exclusivement sur elles – et d'extraire de la réalité elle-même les étincelles qui le bouleverseront. Quant au jugement, n'est-ce pas par la discussion qu'il se développe, par la confrontation de ses propres pensées avec celles d'autrui? Mais comme il est beaucoup plus facile de parler à tous vents que d'écouter, l'impératif silencieux est ici encore à mettre de l'avant. Les livres, par le silence qu'ils imposent, se prêtent bien à l'exercice de la discussion. Nous ne pouvons que les écouter religieusement. Le danger de la lecture philosophique vient du fait que nous pouvons facilement y perdre l'engagement vital que requiert toute discussion de ce type, entendu que d'avoir pour vis-à-vis un tas de papier porte plus au détachement contemplatif que s'il s'agit d'un visage humain. Il y a ce paradoxe dans l'écriture qu'elle rend possible une plus grande intimité – car elle allonge le temps et amplifie le silence, tout en étirant la distance qu'il y a entre soi et son interlocuteur. Un homme peut bien avoir analysé tous les textes sur un sujet donné et en avoir régurgité une synthèse parfaite, s'il n'a jamais osé s'abandonner au silence de son propre cosmos intérieur et des longueurs infinies qui le sépare des autres, il n'en demeurera pas moins philosophiquement aussi pauvre qu'au début de son œuvre.
  10. J’ai déjà largement exprimé ma position là-dessus dans ton topic portant sur le libre-arbitre, à savoir que liberté et déterminisme sont en quelque sorte les deux facettes d’une même médaille, aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord. On peut charcuter le personnage de Descartes autant qu’on le veut pour extraire les multiples causes qui ont participé à le façonner mais de la sorte, on ne parviendra jamais à l’appréhension intuitive dont je parle. C’est la même chose qu’apprendre à connaître quelqu’un : je peux me renseigner à son sujet, accumuler les informations sur son historique, sur sa provenance sociale, sur les conditions familiales et éducatives au sein desquelles il s’est développé; supposons aussi, pour le bien de l’exemple, que je puisse accéder à un portrait psychologique de cette personne – et bien tout cela me la fera assurément connaître, mais d’une connaissance qui n’a aucun équivalent avec celle que je puis me faire en rencontrant la personne, en tissant une relation dans laquelle je m’investis personnellement, au sein de laquelle il y a un échange. De plus, j’affirme que cette connaissance intuitive ne se ramène pas à une connaissance factuelle qui serait tout simplement plus vaste que celle que je puis me faire sans rencontrer la personne. La pensée intuitive n’est pas réductible à une pensée factuelle, peu importe le degré de complexité que puisse atteindre cette dernière. Et ce qui fait que la pensée intuitive n’est pas réductible de la sorte, c’est qu’elle inclut une composante d’engagement. Lorsque je pense intuitivement, je me vis comme être-engagé-dans-le-monde, ce qui suppose un abandon au moins partiel de moi-même dans la fluidité du temps. Alors que lorsque je charcute la trame des choses pour en extraire des schémas causaux, je me place dans une sorte d’état de suspension; je me vis comme être-devant-le-monde. Or, peu importe l’ampleur et l’acuité de ma vision, je ne peux pas reconstituer mon engagement dans le monde si je reste dans la position d’observateur. La pensée intuitive, au sein de laquelle l'on se vit comme être-engagé-dans-le-monde, permet précisément l'accès à la teneur de l'engagement d'autrui. Au contraire, en me renseignant sur autrui, en n’accumulant que des informations factuelles sur son compte, je n'arrive seulement à me figurer que sa situation d'être-devant-le-monde. Comme lorsque l’on fait l’amour – du moins pour ceux qui s’abandonnent pour le faire : il y a alors un passage dans la fluidité du temps. Ou devrais-je plutôt dire la fluidité du désir ? Enfin, peut-être les deux sont-ils intimement liés. La tension aiguë propre au désir sexuel révèle bien la pauvreté et la tristesse qu’il y a à faire l’amour sans s’abandonner, sans s’y engager. L’amant sérieux doit parvenir à se glisser entre les lignes du texte de sa relation, afin de parvenir jusqu’à son souffle premier. Et peu importe les moyens mis en œuvre pour pallier à cette absence d’abandon – accessoires, produits aphrodisiaques, mises en scène, etc., cet abandon n’est justement pas réductible à quelque mécanique que ce soit, aussi imaginative soit-elle. Un autre exemple fort éloquent à ce sujet est celui de la musique. On peut apprendre par cœur une partition, on peut s’informer quant à sa signification, quant à ce qu’elle véhicule, on peut écouter des enregistrements pour développer son oreille à son sujet, mais si au moment de jouer le musicien ne s’engage pas totalement dans son interprétation, qu’il ne s’y abandonne pas, alors le miracle n’aura pas lieu. Encore là : impossible de ramener le souffle propre à un interprète à des données factuelles. Certains concepteurs de logiciels de musique, toujours soucieux de démocratiser la manière de faire de la musique, essayent parfois d’intégrer des fonctions d’ « humanisation », censées donner à une partition électroniquement conçue les accents impondérables qui sont propres à une interprétation humaine. Mais cela est peine perdue, car ces accents sont justement impondérables, tout comme le sont les accents de la performance sexuelle de l’amant sérieux, de même que ceux de la réflexion du philosophe sérieux. La relation au silence est importante ici : autant l’amant, que le musicien et le philosophe doivent savoir se taire afin de parvenir à s’extirper des vicissitudes propres à leur labeur ordinaire et de plonger dans la fluidité du temps qui leur confère cette puissance supérieure que l’on appelle amour, beauté esthétique et sagesse, selon les cas. Les hommes d’aujourd’hui ont en général une habileté formidable à saisir la technicité des choses qui les entourent. Mais ils ont en revanche oublié l’art de s’engager dans le monde. Pour moi, celui qui n'habite un discours philosophique que dans sa dimension logique est semblable au touriste qui vit son voyage au travers de la lentille de son appareil-photo. Il se fait une image du pays qu'il visite – au demeurant fort agréable, tout à fait valable et destinée à occuper longtemps ses souvenirs, mais il ne se laisse pas glisser dans les silences qui lui permettraient de saisir ce pays dans son intériorité. Se taire – non pas seulement arrêter de parler, mais faire taire sa conscience, faire taire cette hyper-excitabilité du touriste qui veut tout voir. Rater son voyage, tiens. Peut-être même s'ennuyer. Bouder le musée Uffizi pour aller se perdre dans un village de la Toscane qui n'en vaut pas la peine. Mais pourquoi se livrer à de telles contorsions? Peut-être pour que le voyage n'ait pas seulement été une diversion destinée à faire oublier le cours habituel des choses dont on aurait accepté la fatalité, mais pour l'inscrire, ce voyage, dans le cours même de son existence. Et quelle meilleure façon de le faire que de déballer de ses bagages sa propre trivialité, sa solitude, son insignifiance propres et aller la porter fièrement au milieu d'autres solitudes, d'autres trivialités. Pourquoi pas? Il y a des romans qui réfléchissent beaucoup mieux que des traités de philosophie. Il n'y a rien de plus puissant (désolé HD) qu'un discours philosophique qui allie la profondeur de l'intériorité avec la précision de l'extériorité. En revanche, le roman qui manifeste de l'intériorité – et c'est la tâche d'un roman que de la manifester – est plus puissant que n'importe quel traité de philosophie qui n'a pas la profondeur de l'intériorité
  11. Il ne m'en vient pas d'exemple en tout cas. Même les philosophes les plus soucieux de se délester d'une certaine lourdeur académique - les Socrate, Marc-Aurèle, Montaigne, etc. - en connaissaient un bon rayon sur la philosophie.
  12. C'est tout à fait faux, Nietzsche était très érudit en philosophie. Quiconque a lu Nietzsche sait que ses ouvrages sont truffés de références à toutes sortes de philosophes.
  13. La compréhension est un processus qui n'est pas unilatéral, mais que se tisse plutôt à la manière d'un dialogue. L'intellectuel a le devoir de se rendre minimalement compréhensible mais après, son interlocuteur a le devoir de soulever les zones d'incompréhension qui ont tout de même pu s'établir, de poser des questions. Or, il est assez remarquable d'observer à quel point il y a peu de questions qui sont posées sur ce forum. J'essaie, en autant que possible, de partir de mes propres expériences pour affirmer quoi que ce soit. Lorsque je dis que les intellectuels mettent à mal la paresse de chacun, c'est à mon propre rapport avec les intellectuels que je songeais. Il est souvent irritant de voir ses certitudes mises à mal par des observations ou des arguments bien ciselés. On est tenté dans ces cas-là de lever le nez sur ce que les intellectuels racontent. Ça m'arrive d'ailleurs très souvent. J'ai un avantage ici toutefois: c'est que je sais que je suis susceptible de laisser cours à cette paresse, et alors j'y songe deux fois plutôt qu'une. Quant à l'idée de marcher sur les traces des intellectuels, il s'agit évidemment pas d' "être ce qu'ils attendent de nous", ce qui serait foncièrement ridicule, mais plutôt d'oser s'exposer aux mêmes doutes, d'oser mettre la barre plus haute en frais de vigueur intérieure. En théorie, les intellectuels sont les champions de l'intelligence... intellectuelle, au même titre que les olympiens sont les champions de la condition physique. Toutefois, la performance physique se mesure de manière quantitative, ce qui rend la hiérarchisation (et surtout le cours du respect et de l'admiration) infiniment plus aisée que dans le domaine intellectuel, où tout est question d'appréciation qualitative. Tonton Juju, qui court le 100 mètres en 3 minutes, ne s'avisera jamais de lever le nez sur les performances athlétiques d'Usain Bolt. Par contre, ce même tonton Juju se permettra de lever le nez sur les efforts intellectuels du dompteur de mots le plus près de chez lui. Qu'est-ce qui favorise cette complaisance dans le domaine intellectuel ? Il y a quelque chose qui vous empêche de vous exprimer ? La démocratisation de cet endroit est encore entière. Le déplacement de la section n'avait de valeur symbolique et ne faisait que souligner que la philosophie exige un minimum de rigueur. Question intéressante à se poser: sur quelles bases croyez-vous que vous êtes plus à même de juger de ce qui constitue une discussion philosophique véritable, valable, de qualité, constructive que ceux qui ont manifestement plus d'expérience, de savoir-faire, de connaissances en ce domaine ? Je pense qu'il est fondamental de ce noter ce point précis: que la philosophie n'est pas l'expression brute de l'intelligence humaine, mais aussi et surtout d'un savoir-faire. Les colères et les volées d'insultes d'antan exprimaient surtout ce désarroi: que le savoir-faire philosophique soit relégué à une place aussi réduite sur un forum de philosophie.
  14. De nos jours, les gens sont en effet littéralement emmurés dans un univers représentatif duquel ils sortent à peine la tête de temps à autre, mais je ne sais pas si l’on peut dire que cet état de fait constitue une croyance. Les gens y évoluent plutôt, me semble-t-il, dans un état d’esprit foncièrement cynique qui n’a rien à voir avec la confiance que suppose la croyance. Les esprits sont étourdis par leur emmurement et dans cet étourdissement, ils se rabattent sur les pensées qui s’offrent à eux tout en les haïssant. Un peu de la même façon que le prisonnier embrasse l’atmosphère malsaine de la prison pour survivre, ou ne serait-ce que par la force de l’habitude, tout en se disant qu’il s’en délestera une fois sorti. L’individualisme ne compense absolument rien, au contraire : il accentue l’emphase sur le vide auquel a laissé place l’effondrement de la religion. L’individualisme est la doctrine qui veille à créer des espaces de liberté vide autour des hommes. Le fardeau de meubler ces espaces et de rendre leur liberté pleine leur revient. Descartes croyait en la Mathesis universalis, c’est-à-dire l’idée d’une science universelle pouvant potentiellement s’étendre à tout objet, y compris le domaine de la morale. La tâche qu’il s’était fixée était conséquemment d’établir les principes de cette science. Du reste, c’est la tâche de tous les grands rationalistes de l’histoire, d’Aristote à Kant. La lumière de cette idée a pâli avec ce que j’appellerais le tournant de l’ambiguïté, marqué par Nietzsche, par la psychanalyse et bien d’autres, où la raison se trouve définitivement circonscrite par l’étrangeté du monde. Or, qui n’a pas fait cette découverte de nos jours, à part précisément quelques professeurs de chimie ? En fait, c'est possiblement ce qui explique le cynisme qui s'élève de nos jours même contre le discours scientifique : c'est qu'il nous a déçu, parce que l'on s'est rendu compte de ses limites, parce que la science n'est pas la boussole espérée. C'est faux: le règne du libéralisme, aussi fragile soit-il, n'en est pas moins une réalité bien concrète, une réalité qui serait impossible si les gens n'étaient pas capables de douter d'eux-mêmes, d'accepter les limites de ce qui les habite, de ce qu'ils sont. Mais malgré tout, tout ce petit monde forumique bigarré tient bon... Dans la bulle représentative, lorsque le cynisme atteint une trop haute intensité, on assiste à l’émergence de ces phénomènes dans lesquels se manifeste une sorte d’hybride d’un restant de religiosité rancie d’une part, et de pragmatisme post-révolutionnaire d’autre part. Le communisme et le fascisme ne sont d'ailleurs pas autre chose que cela. Tout le mouvement amorcé par Hegel et poursuivi par Marx ne consiste-t-il pas en une lente décantation du sentiment religieux en cet hybride dont je parle? Mais bref, les phénomènes dont tu parles ne constituent pas tant la règle que l'exception, et ressemblent plutôt à des bulles de cynisme chimérique qui vont rapidement éclater qu'à des constructions qui s'appuient sur quelque chose comme une foi réelle. Non, on ne discute pas toujours à partir du bien, du beau et du vrai. Qui donc porte encore sur lui ce genre de marques d’idéalité ? Toutes les aspirations à l’idéalité sont de nos jours implacablement ramenées dans l’entonnoir du pragmatisme, de l’immédiateté, du concret. Qui donc de nos jours ose rêver plus haut que l’étendue de son existence ? La critique deleuzienne devait trouver un écho particulier dans l'atmosphère idéaliste des années soixante. Aujourd'hui, nous sommes plutôt en plein accès de désillusion cynique. Schopenahuer définit et explicite ses concepts, ce que ne font pas tous les philosophes (je n'ai pas nommé Deleuze).
  15. Je pense que tu te trompes: l'idée de la relativité de tout discours est aujourd'hui partagée par une majorité d'individus et plus personne, sauf peut-être quelques vieux professeurs de chimie, ne croit à la raison cartésienne. La plupart des gens tiennent tant à ce qu'ils appellent leur "liberté" qu'ils ne laisseraient pour rien au monde se laisser dominer par une idée, quelle qu'elle soit. Autrefois, nos pas étaient guidés par une transcendante étoile. Aujourd'hui, le ciel nous est tombé sur la tête et dans l'espace sidéral qui s'est révélé à nous, nous fonctionnons plutôt sous un régime complexe où se mêlent entre autres l'habitude et la confusion, sinon le mouvement des "tendances", des modes éphémères, qui ne font d'ailleurs que marquer notre confusion, et nous tromper quant à la prégnance de nos habitudes.
  16. Il y a plusieurs philosophes qui abordent des sujets complexes, mais qui le font d'une manière intuitive, sans nécessairement écarteler leur pensée dans l'écheveau des concepts philosophiques. Ils ne visent pas à inscrire leurs idées dans la tradition philosophique, mais plutôt à remonter le plus directement à leur ressenti, de manière à ce que le lecteur puisse y accéder facilement. C'est souvent le cas par exemple de Nietzsche, ou bien de Montaigne. Par ailleurs, il y a des philosophes qui au contraire veulent s'inscrire dans la tradition philosophique, mais qui alors ont soin de définir tous les concepts qu'ils utilisent, de les reprendre selon l'atmosphère qui leur est propre. C'est le cas de Schopenhauer, dont l'ouvrage-phare, aussi complexe soit-il, est un chef-d'œuvre de clarté. Bergson s'inscrit certainement aussi dans cette catégorie. La comparaison avec les mathématiques est bien gentille, mais non: je n'ai pas absolument besoin de connaître Platon ou Kant pour comprendre la vision du monde de Nietzsche ou de Schopenhauer (bien que cela soit éminemment utile, car il n'est pas question de nier cela).
  17. C'est un fait: il y a peu de gens qui s'intéressent à la philo. Tout d'abord parce que c'est souvent très compliqué, et que cela demande donc du temps et de l'application, et deuxièmement parce que c'est abstrait, car la philo s'intéresse à la manière dont nous réfléchissons, au lieu de réfléchir directement aux choses concrètes. Cela dit, le peu de popularité de la philosophie ne devrait pas être un argument, pour le philosophe, pour ne pas essayer de parler ou d'écrire de façon à être compris du plus grand nombre - sans toutefois sacrifier sur la précision, la rigueur ou la profondeur. D'ailleurs, l'universalité des problèmes traités est une caractéristique fondamentale de la discipline philosophique. Si le philosophe s'enferme dans un club sélect, il risque de ne plus traiter que des problèmes qui sont propres à ce club. À mon sens, le philosophe soucieux devrait donc baigner dans une inquiétude, dans une tension constante quant à la portée versus la profondeur de ce qu'il raconte. Céder à l'un, c'est faire le jeu du cynisme et céder à l'autre, c'est faire le jeu du populisme. Je pense que c'est surtout l'habitude de ne trouver d'écho que chez les initiés. D'autre part, il existe bien quelque chose que l'on pourrait appeler un "fonctionnariat philosophique": c'est-à-dire une certaine collectivité d'individus spécialisés qui font tourner le discours philosophique sur la base de sa technicité. L'étudiant qui fait sa thèse sur les "rapports entre la théologie juive du XVIIe siècle et la philosophie politique spinozienne" ne recoupe certes pas des enjeux qui manifestent de l'universalité, qui sont susceptibles de rejoindre chacun de par leur aspect fondamental à la vie humaine. Mais ça ne signifie pas pour autant qu'il s'agisse de travaux inutiles: ils contribuent à forger une connaissance de la philosophie qui est de plus en plus précise, de plus en plus rigoureuse. Le fonctionnariat philosophique devient alors une sorte de gardien du savoir philosophique, et met à la disposition des esprits plus créatifs une base de matériaux plus riche et plus étendue. C'est sans doute un peu fort comme expression. En tout cas, une telle philosophie ne joue plus son rôle d'ouvreuse d'esprits. D'un autre côté, les gens sont souvent durs avec les intellectuels. Au football, on admire volontiers les joueurs d'élite, car le spectacle de leur art s'offre à soi sans qu'il y ait à faire d'effort. Les intellectuels exigent au contraire de nous que nous marchions sur leurs traces, ce qui met à mal la paresse de chacun. C'est un rôle assez ingrat, et on a beau jeu de qualifier d'hermétique une pensée qui nous force à nous remettre en question.
  18. Tout à fait: on peut penser que le dérèglement des sens vise à subvertir ce "Je" plus ou moins illusoire et à parvenir à ce qu'il y a en-dessous. C'est une notion qui est d'ailleurs à rapprocher de celle du dionysiaque, développée par Nietzsche, qui consiste précisément en la dissolution de l'individu dans les forces obscures qui l'habitent. Jung quant à lui en appelait à l'apprivoisement de l'Ombre que nous portons tous en nous et que nous refoulons au profit du Moi.
  19. La remarque de Rimbaud fait partie du cortège de toutes les observations psychologiques qui sont apparues à la fin du XIXe siècle (Freud, Nietzsche, etc.) à l'effet que ce que nous appelons le Moi n'est finalement que la somme des illusions que nous nous faisons sur notre propre compte, puisque nous sommes le plus souvent mus par des processus inconscients que nous sur lesquels nous préférons fermer les yeux, pour toutes sortes de raisons.
  20. Non. Le terreau le plus propice au développement de la bêtise est constitué par un bruit de fond qui maintient la pensée dans un état semi-végétatif et la fait se déverser nonchalamment. Exemple: le bruit de fond de tes idées préconçues, qui t'a empêché de réaliser que je ne dis nulle part qu'il faut se taire à tout prix.
  21. C'est une réponse fort intéressante Quasi, pleine de perspectives. Je me tais pendant un moment, le temps de trouver quelque chose d'intelligent à dire et je reviens.
  22. Étrange en effet, car Spinoza prend radicalement ses distances du dualisme intérieur qui fait le sel de tes discours. En fait, je retrouve plutôt dans ces derniers une mixture de naïveté cartésienne doublée d'une amertume schopenhauerienne. Je suis rude au goût. Mais j'ai une vertu nettoyante. Je racle les intestins jusqu'à la glaire et je les rend aptes à recevoir un nouveau genre d'aliments. Non, la preuve de ma lucidité, je la trouve dans ma joie d'exister. Mes posts ne font que me démontrer que je ne suis que la valet de chambre d'un virtuose.
  23. Qui parle quand tu dis "nous" ? N'est-ce pas le général en nous ? L'instance éthique qui nous habite et qui fait partie de nous ? En réalité, ne sommes-nous pas constitués par plusieurs instances différentes et là où nous cherchons notre visage véridique, n'y a-t-il pas plutôt un jeu de costumes et de masques au sein duquel notre identité se profile par chatoiements ? Il est paradoxal d'affirmer que nous ne choisissons pas d'aimer ce que nous aimons alors que cette chose que nous appelons "choisir" n'est possible que parce qu'il y a quelque chose en nous qui aime et qui veut.
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