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La planque


Invité narcejo

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Le véhicule banalisé fait comme un suppositoire à l'embouchure de la rue. Dehors, c'est à dire de l'autre côté des vitres teintées, la texture de la nuit est presque palpable. Aucun bruit hormis les ronflements de Victor, son coéquipier, à côté de lui.
Marcel a pris la première garde, choisi le premier quart de ce qui devrait être une longue nuit de planque. En fait, ils se sont garés dans cette rue au moment où le jour commençait à décliner : d'où les vitres teintées. Ils se trouvent au centre, pratiquement au cœur d'un des quartiers les moins chics, en fait aux antipodes de là où crèchent les notables : l'endroit désigné, au poste de police, quand ils avaient décidé d'organiser cette planque. Maintenant, la rue ressemble à la gueule grande ouverte et hérissée de crocs d'un crocodile. Même le tableau de bord et la boîte à gants, devant eux, ne rappellent plus rien de civilisé. Victor dort, Marcel commence à bailler. Mais il ne dévorera pas encore l'un des sandwichs qu'ils ont prévu pour tenir le coup. Nous sommes en été, si bien qu'ils ne se calfeutrent pas de la température ; en revanche, l'odeur des aisselles de son coéquipier devient à la limite de l'indisposition. Marcel pourrait ouvrir la vitre de son côté, du moins un peu ; mais il s'abstient comme si cela étiolerait sa concentration. Or, il fallait se montrer attentif : le suspect de l'enquête logeait dans un des appartements trouant la façade sur leur gauche. Autrement dit, de son côté. Prendre trop ses aises aurait gêné Marcel ; comme si l'individu les aurait repérés sinon. 
Les encorbellements des fenêtres font songer à des plantes carnivores, mises dehors par leurs propriétaires comme des chiens de garde ; créatures à l'affût. Marcel se laisse de temps en temps hypnotiser par les lézardes de l'asphalte de la route qui traverse la rue, à la façon d'une sarbacane de bitume. Une jungle urbaine, dont cet endroit du quartier ne représente pas le plus typique spécimen. Un peu plus tôt, un homme promenait son chien, justement.
Avec Victor, Marcel avait prié pour l'absence de déjection canine. Ce genre d'incivilités, à leur nez et barbe, en entraînant leur réaction aurait pu démolir tout le concept de leur planque. De la même manière, le type un peu ivre, tout à l'heure, qui avait marché en se dandinant d'un côté et de l'autre du trottoir, en prenant toute la place et frôlant leur rétroviseur au passage... En planque, leur ego faisait la taille à peu près de l'habitacle du véhicule : pas grand chose, juste de quoi garder son sang froid et préserver l'immobilité. Pas non plus de parcmètres payants : chose rare dans une telle rue, désargentée comparée aux grandes avenues illuminées comme des guirlandes à l'heure qu'il était. Là, peut-être, où pouvait même habiter le commandant. Marcel ignorait l'adresse personnelle de son supérieur hiérarchique. 
En contemplant le « vide » devant lui, il réprima un bâillement et haussa les épaules pour lui-même. Un bout de ciel, visible mais de la dimension d'un timbre poste à cause des arêtes des toits, lui envoie une myriade d'étoiles dans les yeux ; il n'a jamais appris les constellations, peut-être un jour...
Soudain, il sursaute. Du mouvement, à l'autre bout de la rue. Il tourne la tête et aperçoit l'une des épaules de Victor. Dormant et ronflant comme un bébé...
_ Je sors, se risque néanmoins Marcel, même si l'autre, visiblement, ne l'entend pas.
Effectivement, de mouvements d'ombres, à la manière d'ombres chinoises, des silhouettes prennent chair. Trois silhouettes, l'autre apparut quasi au milieu de la route, sans crier gare, tandis que les deux principales, un homme et une femme, se bousculent, comme dans un jeu de quilles.
_ Halte là, fait mine de crier Marcel ; il se retient au dernier moment, pas le moment d'attirer l'attention.
La troisième silhouette l'a vu, mais au lieu de reculer esquisse le geste de courir vers lui ; Marcel se tend, s'apprête à une confrontation physique.
La fille porte un chemisier et une jupe. Peut-être rentrait-elle chez elle, non seulement elle ne l'a pas vu, mais elle mouline des bras, de manière auto-défensive. Ce qui apparaît être son agresseur la ceinture, applique quelque chose, une surface façon lame de couteau, sous son cou, la partie la plus vulnérable du corps humain.
Il ne manquait plus que ça. 
Marcel se précipite, juste avant de presser l'allure sa main a palpé son côté : là où réside son arme de service. Jamais utilisée, sa fonction est surtout dissuasive.
La fille, à force de se débattre, choit au sol, alors que son agresseur se penche sur elle, ils forment une bête à deux dos grotesque, démon insolite descendu sur Terre.
Marcel est percuté de plein fouet par le voyou, le complice de l'agresseur. Son centre de gravité est déstabilisé, malgré la vigueur de ses muscles il ne peut retenir sa propre chute, espérant seulement embarquer l'autre avec.
_ Ah ! Ahane le type.
Et Marcel sombre, tandis que les violeurs exécutent une danse obscène, le début de la nuit est devenu un sabbat. 

Marcel ouvre l'oeil. Uniquement les ankyloses de ses membres lui apprennent ce qui s'est passé ; sinon il aurait l'impression qu'à peine une seconde s'est écoulée. Tout lui revient d'un coup : la planque, l'agression de la fille, la passivité de son coéquipier. 
_ Arrghh, halète t-il dans la nuit.
Tant bien que mal, il se relève. Son arme, à son flanc, a disparu. Que s'est-il réellement passé avant qu'il voie trente six chandelles ?
Il se situe sur le mi-chemin de la fin de la rue, dite « rue magnolia » d'après l'écriteau. Un nom charmant, comme si une rue pouvait être une personne réelle. 
Plus aucune trace des hommes ou de la fille. Marcel respire fort, à ses tempes son cœur résonne comme un tambour, l'adrénaline qui a envahi ses veines est encore présente. Il peste contre l'absence sur lui de son arme de service. Il faudra rédiger un rapport, se justifier, expliquer l'inexplicable, d'abord à lui-même : quelle force l'a donc ainsi terrassé. Désemparé, il se retourne vers la voiture. Du moins, cette direction, car il ne voit rien. Que diable ! La voiture banalisée s'est volatilisée, Victor dedans compris. 
_ C'est quoi ce bordel ?
L'interrogation sonne comme un juron, exactement ce que c'était, d'ailleurs.
Sur lui, pas de talkie ni d'autre appareil de communication. Devrait-il appeler le central ? Un coéquipier en danger ou bien au tapis, comme lui-même un peu plus tôt ?
Marcel enrage. Aux dernières nouvelles, Victor était au pays de Morphée, et de toute manière il n'aurait pu laisser en plan son partenaire ainsi. Sauf s'il utilisait présentement la voiture pour pourchasser les auteurs de l'agression. Marcel n'échafaude dans son esprit que trop bien ce qui a dû se passer : après l'avoir désarmé, le voyou s'est servi de son butin. Et la fille ? Bon sang de bonsoir, où était cette fille ?
Dans la nuit, il réalisa qu'il ne possédait aucune idée, hormis quelques détails de son accoutrement, concernant sa physionomie. Il eût été bien incapable, par exemple, de dire si elle était brune, blonde, rousse, ou autre. 
A présent qu'il se promenait debout sous le plafond étoilé, il pouvait distinguer l'astre lunaire. Ce n'était encore la pleine lune, aussi le croissant blanc, tel une virgule, le nargua et devait se rire de lui. Il était flic, nom de Dieu.
Il essaya de courir, en vain. Se penchant, il constata que sa jambe était amochée. La douleur n'était pas forte mais suffisait à entraîner un rictus sur ses lèvres, involontaire. Il était contraint de boiter. De chaque côté des trottoirs, les portes font penser à autant de cellules, dans le couloir d'une prison. Et lui, il se sent dans la peau du maton qui constate, de façon cauchemardesque, que tous les détenus se sont évadés durant une simple petite sieste de sa part. Il tend l'oreille, quête quelque chose, n'importe quoi afin d'orienter sa prochaine trajectoire. La foutue obscurité masque presque tout et ne dévoile que des contours imprécis. Machinalement, il retourne vers la place de parking occupée un peu (?) plus tôt par la bagnole. Après, il avisera. Mais aussitôt, derrière lui, et seulement une fois qu'il a eu le dos tourné, des bruits sourds crépitent. Il identifie presque sur le champ l'origine probable, mais c'est impossible.
On dirait les sabots d'un cheval, grosso modo le son d'une calèche, et un tableau se peint dans son esprit enfiévré : un cocher et son passager, à cette heure de la nuit, probablement Jack l'éventreur de Whitechapel, l'ennemi public numéro un en ce moment...
… Quoi ? A quoi pense t-il ? Il manque s'administrer à lui-même une claque. Sa divagation mentale a t-elle été provoquée par le choc de sa chute.... Dans ce cas, l'autre type devait vraiment s'être montré costaud. Vraisemblablement, puisque Victor avait disparu, il s'était produit un drame. Et Marcel se trouvait précisément relégué au rang de personnage secondaire. Tant pis pour son orgueil, de toute façon il fallait réagir d'une manière ou d'une autre.
_ Victor ! Victor !
Ses cris sont étouffés par une sorte de couvercle, à la manière d'une brume surnaturelle qui l'aurait esseulé. 
Il cessa de crier. L'ambiance n'était plus du tout celle de tout à l'heure. En été, mais aussi rude que la pire des nuits d'hiver. 

Jusqu'ici, aucun nuage, du moins façon de s'exprimer, n'avait plané au-dessus de leur scène ; à présent, cela changeait. Considérablement. Marcel ressentit le coup de vent, comme une porte brutalement claquée. Il n'eut pas le temps de frissonner : quelque chose se craquela, et les coutures du ciel (étoilé?) craquèrent et un rideau d'une pluie épaisse se déversa des cieux. Un unique, quoique singulier courant d'air, ainsi qu'un fléchissement de la température ambiante vers le bas. Encore que ce n'était qu'une pluie d'été. Non une grêle automnale, cependant Marcel n'avait plus d'autre choix que d'élire un des porches des entrées afin de s'abriter. Tant pis pour la discrétion, songea t-il. De toute façon, quelque chose avait mal tourné, il fallait faire le deuil d'une planque pépère. 
Ses pas devinrent lourds, comme s'il foulait de la boue, en raison des flaques d'eau croupie déjà formées... incroyable, mais vrai : il distinguait presque le début de la formation d'une nouvelle rivière. Cette mousson inattendue menaçait bel et bien de créer une véritable inondation. Depuis les plaques d'égout, des rigoles violentes faisaient un son de mitraillette. Mais son esprit exagérait ; c'était le pic de stress, depuis son retour d'évanouissement, qui le faisait penser en hyperbole. Il imagina l'individu qu'ils étaient censés surveiller, Victor et lui. Bien à l'abri de son logement, relativement serein étant donné qu'on était dans le créneau des heures légales : entre neuf heures du soir et six heures du matin. Sauf en cas d'urgence d'une intervention ; sauf que là, l'urgence se manifestait plutôt à l'extérieur. Et Marcel se situait au centre du champ de tir de la pluie. Résigné, il choisit au moins de rester invisible pour un observateur éventuel, dans l'appartement du suspect. Au moyen de sa clé universelle, il ouvrit la porte d'entrée du bâtiment.
A l'intérieur, une senteur de poussière. Cela envahissait et saturait les sensations. Une impression de renfermé, comme un grenier ou une cave. La cage d'escalier était étroite, l'escalier lui-même presque raide ; peu de place pour prendre ses aises. Il se dit qu'il pourrait réquisitionner le moindre téléphone afin de pouvoir contacter les collègues, seulement ni la méthode, ni l'objectif ne revêtaient suffisamment de crédibilité. De plus, depuis qu'il avait crié, tout à l'heure, sa propre voix lui paraissait enrouée. De manière irrationnelle, l'impératif de discrétion s'imposait encore dans son esprit. Donc, coincé là, au pied d'un escalier dont il ne pouvait voir le bout, tout en haut, même en tendant le cou. Et, malgré son apparent stoïcisme, l'angoisse par rapport à son coéquipier, ainsi que la fille. La fille.... Quelle fille ? 
Il secoua la tête. Quand tout serait terminé, à tout le moins il aurait besoin d'un café bien fort. 
La violence de l'averse le contraignit à refermer complètement la porte d'entrée du hall. Ainsi, il était complètement aveuglé, par rapport à ce qui pouvait se dérouler dehors. Comme un lâche, déplorait une partie de lui, en son for intérieur.
Brusquement, quelque chose surplomba, domina le bruit de la pluie, un moteur. Mais Marcel ne reconnut pas une automobile ; plutôt une moto. Comme il était flic, il entrebâilla légèrement la porte en bois. A travers l'interstice, il capta une intense luminosité. Cela l'irrita, comme si on le prenait pour cible à l'instar d'un cerf dans une forêt. Il écarta davantage le chambranle. Bon sang.... 
Il s'était attendu à un gros scooter débridé et piloté par un jeune. En lieu et place, il voyait tout autre chose. L'appareil était une antiquité. Gris, doté de cylindres grossiers, d'un guidon et d'une selle anachroniques. Mais surtout:: aux commandes, un type en imperméable et casqué de manière non conventionnelle ; comme un casque de soldat, et arborant sur le nez ce qui évoquait les lunettes portées par les nageurs de compétition, dans les piscines fermées. Immédiatement, s'imposa à Marcel les images d'une sorte de reportage sur l'Occupation... Mais un reportage en trois dimensions, se morigéna t-il en validant pour lui-même la conclusion à laquelle ses sens étaient parvenus en devançant son entendement. Oui, ce qui se trouvait en face de sa porte cochère, ni plus ni moins, était un soldat allemand comme on pouvait en voir au siècle dernier. Un soldat nazi, compléta en lui-même une voix intérieure. Il était donc tombé dans quel genre de reconstitution historique ? Si le costume se mariait parfaitement à la nuit et à la pluie, comme des choses plus concrètes que Marcel se sentait être lui-même, il en imposait indubitablement à la vue. Par réflexe, Marcel avait failli saluer à la façon militaire et proférer : « Heil Hitler ! ». Bien qu'il n'y eût aucune affinité, dans son arbre généalogique, avec les envahisseurs de l'époque...
Il manqua ouvrir largement l'entrée afin de franchement affronter le personnage... seulement, l'autre ne s'éternisait pas à l'instar d'une statue. Les mains tournèrent les poignées du guidon et le véhicule disparut rapidement à la vue. Analogue à une hallucination. L'ouverture à moitié de son refuge permit au flic de contempler le dos de l'individu. Indubitablement un soldat allemand de l'époque nazie. Non incommodé, manifestement, par la pluie, laquelle ne tombait, bizarrement, que dans l'univers de Marcel. C'est l'uniforme immaculé, et l'absence de giclées lorsque les roues du cyclo survolèrent les flaques d'eau sans les atteindre, qui convainquirent Marcel qu'il délirait. C'était pitoyable, mais il se palpa. Se toucha notamment le crâne afin de s'assurer qu'il ne portait pas une blessure grave, genre une fracture sérieuse.
Il se tapait un delirium tremens sans avoir absorbé une goutte d'alcool, un trip sans avoir sniffé quoique ce soit. Il s'administra un coup de poing dans l'estomac, l'équivalent du fait de se pincer pour y croire.
Non, aucune commotion apparente, mais maintenant, constata t-il, le cyclo nazi avait disparu. Autrement dit, il existait tout un monde au-delà de la rue « Magnolia ». 
Malgré les cordeaux de pluie, il décida de sortir. Comptant sa respiration, se déterminant progressivement à l'action.
Il mit une chaussure dehors.
Puis sursauta, comme si on l'avait tasé. Cette fois, il crut bien que tout son métabolisme se changeait en momie.
La propre porte qui avait été la « sienne » peu de minutes, ou de secondes il ne savait plus, auparavant, affichait un symbole qu'il n'avait plus revu depuis des lustres : parfaitement identifiable, une étoile jaune. Les triangles équilatéraux entrelacés, distinctifs d'une étoile de David. Symbole de judéité qu'il avait appris au cours de son enfance, comme les passages du Talmud, comme les cérémonies à la synagogue... 
_ Impossible, murmura t-il en faisant totalement abstraction de la pluie qui ruisselait et souillait cependant le bois de la porte.
Hélas, le vingtième siècle achevé, cela n'avait pas sonné le glas de l'antisémitisme, et cette forme d'ostracisation -une étoile jaune sur un bout de papier clouté, sans être une coutume n'était pas une manifestation si insolite. Néanmoins, Marcel secouait la tête et se rappelait le soldat allemand. S'il avait parlé à ce moment-là, aurait-il expliqué cela ? Tout au moins, Marcel craignait de moins en moins, à présent, de passer pour un couard lorsqu'il rédigerait son rapport. A moins d'une explication rationnelle qui leur aurait totalement échappée lorsqu'ils avaient mis au point ce projet de planque, on ne plaisantait guère avec la haine ethnique chez les collègues...
Ce qui l'extirpa d'une espèce de torpeur qui le menaçait, ce fut l'éclaboussure d'une goutte de pluie dans une flaque d'eau juste à côté, qui s'élargissait à ses pieds telle le lit d'une rivière sur lequel on ferait ricocher des cailloux...
_ Victor ! 
Mais Marcel n'avait fait que mimer le prénom de son partenaire avec ses lèvres. Il se disait que, cette fois, il ne disposait plus du choix : il lui fallait absolument s'extirper de cette rue « Magnolia » de malheur et regagner la civilisation afin de faire quelque chose. Il préviendrait le central, il expliquerait qu'après lutte, il avait totalement perdu le contact avec son coéquipier. Il attendrait l'heure du rapport, au poste, pour évoquer la fille. D'ici là, peut-être détenait-il une chance de se rattraper. Une fille violée, si elle ne reste pas sur place, là où elle a été violentée, ne peut aller bien loin dans son état psychologique.
Quant à Victor, eh bien... Marcel ne se dissimulait à lui-même qu'il éprouvait une angoisse. 

La femme qui se penchait sur lui avec sollicitude avait les seins comprimés par l'habit qu'elle portait à la manière d'une nonne qui serait vêtue d'une tenue civile. Les cheveux en chignon derrière son crâne évoquaient une poignée de porte, qu'il suffirait de tourner...
_ Que se passe t-il ? Grogna Marcel d'une voix éteinte.
La femme sourit avec compassion et mouilla un linge qu'elle lui appliqua sur le front, au-dessus de ses sourcils tandis qu'un peu d'eau dégoulinait du linge vers ses paupières, sans qu'il en éprouvât aucune douleur.
_ Je vous ai ramassé dans la rue comme ça, se justifia t-elle. Vous étiez dans un sale état et j'ai décidé de vous prendre en charge. 
_ Que...
Marcel avait tenté de bouger, sans succès.
_ Voila une semaine que vous êtes malade, et que vous délirez.
L'homme grogna, fit une seconde tentative afin de se redresser, renonça, demanda à ce que son torse au moins soit relevé, pour qu'il puisse cesser de contempler le plafond boisé qui vieillissait. 
Un bol de soupe se situait sur une tablette à côté de lui, ainsi qu'autre chose, près de ses orteils, qu'il identifia bientôt comme un bassin.
La femme capta son regard, grimaça, se dressa de toute sa taille puis empoigna ce « pot de chambre » qu'elle vida à travers la fenêtre.
_ Nous sommes en quelle année ? Grogna Marcel.
Quelque chose dans la silhouette de sa bonne samaritaine lui soufflait qu'on n'était plus au vingtième siècle. Loin de là, même...
_ En l'an 1740, répondit-elle.
Il hocha la tête. La faiblesse physique aurait pu étouffer sa lucidité, mais celle-ci veillait, quelque part. Ce n'était pas son époque, il lui était arrivé quelque chose de bien pire que ce que cette femme croyait.
A vrai dire, il y croyait à peine lui-même. Chaque fois qu'il rouvrait les yeux, pour contempler le plafond bas, ou le rectangle tranchant de la fenêtre, il souhaitait un « retour à la normale ». Il était flic, en planque, avec son coéquipier, quand les choses avaient mal tourné. Une agression, une hallucination. 
_ Il ne pleut plus, constata t-il à haute voix.
Depuis l'extérieur, des animations sonores lui parvenaient : un vendeur de journaux, les hennissements de chevaux, des clameurs variées et presque toutes anachroniques. Aucun bruit de moteur, ni coups de klaxon, ce que l'on entend généralement en ville...
_ Il faut encore vous reposer, tempéra la femme. Le docteur vous visitera au cours de la journée, afin de déterminer si vous êtes sorti d'affaire.
Marcel testa les articulations de son cou en tournant la tête de droite et de gauche, sur l'oreiller. Pas de migraine, au moins. Pas d'indice d'une gueule de bois qui aurait remporté la palme.
_ Je dois me lever.
Et il tenta vraiment de le faire. Mais seules ses jambes glissèrent maladroitement sur le lit, comme si le reste de son corps, à la manière d'un escargot, choisissait de demeurer sous sa coquille protectrice.
Elle lui donna à boire, et il ne se fit pas prier. La question que son esprit brûlait de poser, ne consistait plus tellement à savoir quand on était, mais où.... Cette rue magnolia, encore, qu'il avait donc échoué à quitter ? Si c'était le cas, alors peut-être ce qu'il vivait n'était donc pas si inexplicable, un simple phénomène naturel, comme un tremblement de terre, mais à l'échelle du temps, et non de l'espace...
L'instant suivant, un flash lui traversa l'esprit. Un souvenir foudroyant, comme chassé jusque là de son moi conscient à cause d'un traumatisme...

Il regardait à l'embouchure de la rue et il y avait du monde. Une foule dense, se rendant peut-être au cinéma, ou que savait-il encore, respectant à peine les passages piétons et tous attirés tels des papillons vers les parties illuminées de la ville, les grandes avenues, un peu plus loin. Le hic, car il y en avait un, résidait dans ce fait qu'il pleuvait certes, mais uniquement dans sa dimension de l'univers... Tout était sec, sinon. Et s'il ne pataugeait pas dans des flaques géantes, il croirait une quelconque illusion d'optique, il paraît que cela arrivait...
Il avait presque imaginé réquisitionner un parapluie afin de s'abriter. Déception en contrepoint de l'irréalité. Ensuite, bien sûr, il a voulu quitter la rue Magnolia. Mal lui en a pris ; quoique c'eût été faisable, en tout cas sa volonté s'était tendue dans ce but jusqu'au bout ; c'est à dire tant qu'une force irrésistible ne l'avait pas encore aspiré en arrière.
A présent alité, Marcel se souvient. La dernière image conservée de son coéquipier -Victor. Soudainement droit comme un I, face à lui, dans un contexte n'ayant plus rien avoir avec la planque. Il ne lui demanda pas où s'était volatilisée la voiture. L'autre affichait l'expression des mauvais jours, et Marcel avait eu le sentiment -le ressentiment- de vivre la scène pour la seconde fois.
L'une des rares occasions qui l'avait vu désaccordé de son coéquipier, la fameuse soirée, longtemps en arrière, au cours de laquelle ils en étaient venus aux mains. A l'époque, Victor n'était pas marié, Marcel un célibataire endurci. Sauf si Lucie faisait le premier pas. Bien sûr, impossible de raisonner son coéquipier, pour lequel ce devait être lui, et non elle... Peu importe sur qui incombait la faute, l'outrage avait eu lieu et devait se régler. Marcel ne revit plus jamais Lucie depuis... Mais là, dans la rue Magnolia, c'était ce Victor, c'était ce conflit entre eux. Il en était certain, tout en encaissant le poing dans la figure, et en s'étalant au sol, K.O du premier coup, fin du match, sortons du ring...
Assez curieusement, même sa chute ne fit pas tomber Marcel de l'autre côté de la frontière. Bizarrement, il en prend conscience une fois au sol, étalé sur le dos comme soumis, en cherchant désespérément du regard un quelconque signe de vie depuis l'autre côté. La frontière de la rue Magnolia. C'est tout ce qu'il aurait voulu expliquer à Victor : tant que nous restons dans cette fichue rue, ce ne peut-être que funeste, sortons d'ici et tout ira pour le mieux de nouveau. Oublions la planque, c'était un piège.
Un piège ?
Il se demande maintenant quel grand esprit aurait pu leur tendre un piège pareil. Il avait vu à la télévision des numéros de prestigiditateurs, de mentalistes, des reportages soi-disant à propos de phénomènes paranormaux. 
De la gnognotte à côté de ce qu'il vivait. Aussi ne fut-il que relativement estomaqué en apprenant la date -1740- et en lui-même tentait déjà de s'adapter... Comme vivait-on à cette époque-là ? 

C'est la troisième fois au moins qu'il a assisté au jet du bassin à travers la fenêtre, aussitôt une émotion honteuse l'avait envahi malgré qu'il se dît que la femme était probablement folle. Il s'est interrogé à propos du sort de la physionomie de la rue Magnolia après cela, mais la douleur l'avait plaqué résolument à son lit. Il était alité, et à présent il patientait en attendant le « docteur ». Un vrai médecin, ou quelque tortionnaire mercenaire du suspect qu'ils avaient été normalement chargés de surveiller cette nuit.
Victor même avait disparu avec la voiture -alors qui avait écrasé son poing sur sa figure il lui semblait qu'il y avait un siècle ?
Un seul siècle ? Dans son for intérieur, quelque chose ricana. En 1740, il n'était pas près de le revoir, le vingtième siècle, même s'il survivait au tabassage de l'embouchure de la rue Magnolia. D'autres choses, peut-être des détails, le convainquaient de la crédibilité des propos de son infirmière : le plafond en bois usé, les godillots parqués près de la porte d'entrée, l'odeur forte de chaque repas qu'elle lui faisait ingurgiter et qu'il aurait recraché dans d'autres circonstances... Il n'avait même pas songé lui demander son prénom. Lucie peut-être ? Ou Rosaline, ou Perrine ? Un prénom féminin chantant, mais probablement pas encore proposé sur les calendriers de 1740, quand tout le monde s'appelait Pierre, Paul, Marie, ou Madeleine. 
Marcel a conservé une partie de ses vêtements. Bien évidemment, il demeure torse nu, ce qui le fait se sentir encore davantage convalescent, et il pressent d'ores et déjà ce que dira le docteur.
_ J'ai soif... réclame t-il.
Tout en s'apprêtant à endurer l'épreuve de l'absorption de l'eau. Rien qu'un petit peu à la fois, son palais s'est révolté d'emblée la toute première fois. Il aurait déjà dû saisir qu'il ne s'agissait pas de l'eau classique du robinet, classique et potable, elle au moins. Simultanément, il s'interrogeait à propos de la quantité de détails auxquels on ne prêtait plus guère d'attention au vingtième siècle mais qui constituaient pourtant un plancher qualitatif, un minimum tolérable par les corps...

La bonhomie de la femme est touchante. Elle dit l'avoir pris en charge. Elle ne précise si elle est infirmière, aide-soignante, sage femme, ou que savait-il encore... A croire pourtant qu'elle a fait cela toute sa vie, accomplir ces gestes de soin répétitifs, monotones, mais non douloureux... Se faire dorloter n'est guère désagréable, Marcel n'a non plus promis la moindre rétribution en contrepartie. Sa carte vitale, son portefeuille.... Envolés probablement en même temps que son arme de service. Il se débrouillera pour la suite, se dit-il. Pour commencer, il est seulement reconnaissant à l'égard de cette femme.
Elle se prénomme Marie, elle le lui a appris. Et elle lui a dit aussi que cela fait plusieurs jours, presque deux semaines en fait, qu'elle le couve ainsi. Faut-il qu'il se soit fait tabasser à ce point ? Et que l'auteur des coups fût Victor, qu'il imaginait de moins en moins, maintenant, totalement étranger à cette histoire.
D'une manière ou d'une autre, ils étaient plusieurs dans cette rue Magnolia avant que la réalité bascule. D'une façon ou d'une autre, l'un ou l'autre des deux flics aurait dû appeler du renfort, provoquer des événements.... 
Pas la moindre télévision, ni poste de radio pour obtenir des nouvelles du monde. Une solitude un peu glauque, mais une bienveillance évidente de la part de la femme qui prenait soin de lui. Elle s'appelait Marie, se souvint-il en buvant un verre d'eau. 
Qu'avait-il reproché à cette eau un peu plus tôt ? Elle était très buvable.
A ce moment-là, l'on toqua à la porte. Non pas en actionnant une sonnette. Simplement en tapant dessus, avec des petits coups secs, et Marcel tourna la tête dans cette direction. Bien qu'il ne vît rien. Rien d'autre que l'embrasure de la chambre, qu'un flot de soleil atteignait après la pluie. La pluie, se souvenait-il, qui l'avait chassé du dehors vers le dedans, ou l'inverse il ne savait plus.
L'homme qui avait toqué à la porte entra. Marie lui ouvrit machinalement, sans se méfier, en dépit que Marcel, dès qu'il entendit cette voix, voulut lui hurler de se méfier. Ce n'était pas ce qu'elle imaginait. Ce ne pouvait être le docteur. Absolument pas.
_ Victor... prononça Marcel quand l'homme approcha et le considéra.
Ce-dernier s'était totalement fondu dans son décor, tel un caméléon, nota Marcel, qui essayait d'accommoder ses perceptions à ce qu'il ne pouvait, malgré ses efforts encore, que conceptualiser dans sa tête. 
Victor ressemblait bel et bien à un médecin. Ou un docteur. Peu importait.
_ Je m'appelle ainsi, en effet, confirma l'autre. Comment le savez-vous ?
Un frère jumeau.... Son collègue lui avait caché, tout ce temps, qu'il en avait un, et pourtant. 
_ Je suis en plein trip, fit, piteux, Marcel, alité. Je ne sais pas ce que j'ai avalé ou fumé.
_ Laissez-nous, Marie.
Victor -ou l'homme qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau- se concentra entièrement sur celui qui était à moitié allongé, capable de tendre les bras vers les petits objets utiles -sauf un rasoir : Marcel ne s'était rasé depuis des lustres.
_ Comment vous sentez-vous ?
_ Euh...
Des questions bêtes. Marcel -le flic- aurait voulu orienter l'interrogatoire dans une autre direction, bien sûr- au prosaïsme qui ne dépareillait guère avec l'ambiance, pourtant.
_ Je crois que vous avez eu de la chance. Au même moment, d'autres rixes en ville ont fait bien plus de dégâts. Mais je connais Marie, elle sait comment soigner des hommes.
Marcel, en même temps, ne détachait les yeux de la face sincère, honnête, du seul visiteur qu'il ait eu dans cette chambre. Parfois, il clignait des yeux, tentait de faire disparaître les traits de Victor pour percer à jour une réalité plus... réaliste. Mais non. Tout se passait comme s'ils avaient tous deux tout simplement endossé un autre rôle, dans une pièce de théâtre.
Mais lorsque Victor se pencha vers lui, Marcel ne put retenir son impulsion. Ainsi que s'ils s'étaient amicalement dits, la dernière fois : à charge de revanche. Cependant, il ne frappa pas Victor avec la même force employée sur lui auparavant. En revanche, il donna à son coup un peu plus que la fermeté d'une rebutade de camaraderie. Victor, surpris, se plia en deux, portant la main spontanément à son estomac. Marcel n'avait même pas cherché à viser le visage de son partenaire. Il voulait seulement.... peut-être l'obliger à retrouver ses esprits. Regagner le monde réel, et qu'ils puissent se concerter afin de préparer un plan pour se sortir de là. 

Marcel observait la réaction sur les traits de Victor -non la simple réaction épidermique et superficielle au modeste coup reçu. Il priait presque afin que l'autre retrouve ses esprits. Lui, de son côté, avait eu le temps de ressasser bien des choses. Si quelqu'un perdait l'esprit, même si c'était lui-même, cela ne pouvait être tragique. Rien que de très guérissable. 
Victor se redressa brusquement, avec une souplesse étonnante.
_ Nous sommes morts, dit-il. Nous sommes décédés, plus en vie.
Marcel se souvint la moto nazie, dans la rue, et la pluie -un temps d'alligators, mais qui ne lui avait pas paru toutefois létal.
_ Que racontes-tu ? Ce qui s'est passé, c'est ta disparition avec la voiture, pendant que moi, je tentais de sauver une fille...
En parlant, sans s'en rendre compte, il portait une main à ses tempes, ainsi que s'il était gagné par une subite migraine.
_ Peu importe, ajouta t-il. Tu me reconnais n'est ce pas ? On peut s'en aller, se casser d'ici.
Mais Victor écarquillait les yeux, cette fois, et semblait parti dans un monologue.
_ Tout à l'heure, j'ai eu une crise cardiaque pendant que tu t'absentais. Je t'ai vu fuir, vers je ne sais où, je n'ai rien regardé d'autre. 
_ Et la fille ? Le soldat nazi ? La pluie qui ne tombe que dans une seule rue dans toute cette putain de ville ?
_ Trop de sucre, trop peu éloigné de l'âge de la retraite, trop de stress, mon corps a lâché prise, poursuit imperturbablement Victor. Et maintenant.... Dilatation temporelle, distorsions du continuum. Nous sommes là tous les deux face à face. Et pourtant séparés inexorablement. Ton univers et le mien... deux antichambres en attendant l'au-delà. En fait, nous sommes dans une sorte de purgatoire. En attente. Notre âme doit être pesée, évaluée, ce n'est pas l'enfer, ni le paradis. C'est entre les deux.
Marcel est stupéfait.
_ Fais attention au visage de Marie. Ne reconnais-tu ma femme ? Ou plutôt en réalité : une ancêtre de celle-ci, mais avec un faux air. Ou l'as-tu déjà oubliée depuis que tu l'as sautée ? Hein Marcel, le roi de la baise. Cela aussi doit être pesé, évalué. Nous ne sommes pas loin du tout de l'enfer ou du paradis, si ce-dernier existe. 

Marcel marche sans conviction, depuis qu'il a franchi le seuil. Autour de lui, il lance des regards incrédules ; finie « l'ambiance » dix-huitième. Le temps qu'il fait, songea t-il, est plus proche du vingtième siècle, peut-être. En tout cas, il croise des gens portant des jeans. Et des jeunes filles des élastiques dans les cheveux. Il n'ose aborder personne. C'est la pleine journée, il s'en est assuré auparavant ; c'est à dire avant de quitter l'appartement où on l'a soigné.
Après sa diatribe disproportionnée, Victor est redevenu un médecin un peu chauve, habillé sobrement, et Marie l'a même invité à souper. C'était la veille. Marcel n'avait cessé de regarder en biais l'individu dont les connaissances médicales paraissaient crédibles. Il n'avait pas pu le tester sur ce terrain, de toute façon. Une courtoisie toute professionnelle. Lui-même ne souffrait plus, tout au moins physiquement, bien qu'il estimât qu'une visite à l'hôpital serait indiquée s'il y parvenait jamais. Pour ses côtes. 
En y pensant, ce que « Victor » avait déclaré sur sa propre crise cardiaque n'était pas complètement inconcevable. Seule l'idée du décès de son partenaire ébranlait le flic. Sans que lui-même se sente certain d'être toujours en vie. Que cela signifiait-il, d'ailleurs ? Appartenir à la même dimension existentielle que celle qui avait été la sienne avant la planque, se répondit-il à lui-même. S'il pouvait communiquer avec d'autres, la chose serait établie qu'il était toujours en vie. Même juste un peu. L'absence d'appareil téléphonique, l'inexistence du concept de téléphone portable à cette époque, cela, il fallait se l'avouer, l'avait tout autant reposé que désappointé. 
Il avait perçu un changement aussitôt mis le pied à l'intérieur du hall de l'immeuble, comme une poussière familière que l'on reconnaît à chaque fois que l'on éternue. Il ne craignait presque plus de paraître incongru, ses pensées étaient orientées vers les propos entendus. Venait-il, sans le vouloir, de faire ses adieux bizarres à ce qu'il fallait qualifier comme son ex-coéquipier.... L'anecdote sur l'au-delà valait son pesant, mais pouvait-il s'agir d'une interprétation, peut-être erronée, d'un phénomène qui les concernait et qui était entièrement distinct. Mais la mort... Oui, il était possible qu'il fût mort, qu'ils fussent décédés tous deux au cours de cette nuit, et que seul Marcel ait recherché d'autres alternatives possibles. Il avait toujours pressenti que des deux, il se montrait en général le plus optimiste.
Un jeune, sur un skateboard, le frôla et manqua le renverser.
Contrairement à son habitude, il ne dit rien, l'esprit totalement centré sur ses pensées personnelles. Il s'efforçait tout de même de marcher droit. 
Le temps qu'il faisait, songea t-il en cherchant le soleil comme pour l'affronter dans les yeux. Belle journée en perspective, une température douce, qui menaçait cependant de devenir torride en cours de journée. 
Pas de vent, pas un nuage, un ciel dégagé, et que pouvait bien être d'autre le fameux temps qu'il faisait ?
Marcel atteignait presque le bout de la rue, là il se figea et contempla l'écriteau défraîchi.
« Rue Magnolia » proclamait le machin, sans autre forme de procès. La fille violée avait-elle été réelle ou n'avait-ce été qu'une hallucination, comme le reste. Devrait-il s'attendre à d'autres événements à présent qu'il s'apprêtait effectivement à sortir du quartier afin de se promener dans le reste de la ville.
Pourrai-je regagner mes pénates, rentrer enfin chez moi et ne plus dépendre de l'hospitalité d'autrui, à la façon d'un curé.
Une voiture était garée le long du trottoir, qu'il lui fallait légèrement contourner afin de rester sur le trottoir. 
Il interrompit son pas suivant.
La voiture.... bien sûr ! C'était la leur, les mêmes vitres teintées, il avait failli demeurer indifférent. Indice qu'il restait chamboulé.
Il recula sur le trottoir, considéra gravement le pare-brise avant, comme cherchant à percer le mystère se trouvant derrière. 
Puis, brusquement, il extirpa ses clefs et les introduisit dans la portière. Côté passager, là où il avait laissé son coéquipier.
Bien évidemment....

Au moment où il voulut joindre le central, il obtint tout d'abord des parasites. Puis des voix fortes glapirent des ordres et des codes qui ne le concernaient pas. Simultanément, il utilisa l'auto-radio, puisqu'il se doutait de ce qui se passait.
La voix de l'animateur, dans l'autoradio, annonça un vieux tube, qui se diffusa la durée de la chanson. Pendant ce temps, Marcel tâchait de se concentrer de nouveau. A côté de lui, aucune dépouille, Victor toujours absent. Néanmoins, de nouveau l'usage de la voiture. Encore dans la rue maudite « Magnolia » mais en possession des moyens de bouger. Sauf si une panne, se morigéna t-il. Sauf si le Diable...
Après la chanson, la date du jour fut rappelée sur les ondes.
1950, près de cinquante années trop tôt. Mais dans la bonne voie, se consola t-il. Dans quelques jours peut-être, ce qui n'était que son futur serait rattrapé... Cette fois, le temps filait droit devant, et non à rebours. 
Il ferma avec force les yeux.
Puis les rouvrit. Une clameur, devant lui. Une petite foule, à la fin de la rue Magnolia et au début de la grande avenue perpendiculaire.
Un homme montait sur un dispositif en bois plutôt élaboré. 
Marcel n'avait rien fait pour que disparaisse la voiture. Elle avait disparu, toutefois.
La clameur enfla, comme une baudruche, cependant que les événements se découpaient avec netteté. On passait quelque chose autour du cou de l'homme. Une corde, avec un nœud coulant. Marcel reconnut un échafaud.
L'homme était en sursis. On allait le pendre....
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Invité narcejo
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Je pense que je n'achèverai jamais ce texte, intitulé "Job de Love" et écrit pendant que, de mon côté, le forum ralentissait.

 

Elles étaient trois filles superbes, et leur patron s'appelait Charlie.

Non...

Au départ, elles étaient deux colocataires d'un studio modeste d'étudiantes dont elles ne parvenaient que difficilement à régler le loyer, et la troisième intervint plus tard, à titre gracieux, en réalité réglant la moitié du loyer incombant à l'une, et à l'autre... l'autre moitié. Ce qui représentait un loyer complet, mais comme elle logeait officiellement à titre gracieux. Comme le bail était prévu pour deux...

Plus tard, elles devinrent des adultes responsables. Et Manon se retrouva toute seule. A la force du poignet, elle se hissa au statut de secrétaire de direction. C'est à dire que son univers se constituait d'une autre assistante administrative, et aussi... d'une secrétaire personnelle du patron ; forcément la plus intelligente.

En réalité : Manon avait un petit ami, qu'elle fréquentait depuis deux ans, et attendait patiemment qu'il lui demandât sa main, sans se nourrir d'illusion. Et Léna était apparue dans l'organigramme, à ses côtés, par le biais d'une fusion-acquisition de la boîte, ce qui faisait que l'une et l'autre femmes, depuis lors, étaient détentrices quasiment d'un contrat de travail à vie au sein de la société Maripol. Du reste, elles se tenaient éloignées du vrai but de la société -production de divers produits vendus in fine dans des supermarchés, mais qu'il fallait bien mettre au point, tout d'abord, dans des usines, disséminées géographiquement mais le siège social de la boîte, un bâtiment trapu calé dans la même rue entre deux mastodontes qu'étaient deux immeubles d'affaires, donnait une cohérence à toute l'histoire. Et aussi, subséquemment, l'histoire de Manon, Léna... Et aussi Pauline. Qui ne se connaissaient pas à la base, bien que depuis quelques années -seulement quelques mois, pas tout à fait un an s'agissant de Léna- elles se fréquentassent assez souvent durant l'essentiel des journées...

Manon était une fille de pas tout à fait trente ans, mais à vingt sept ans, elle commençait à se faire à l'idée qu'il fallait, et non l'inverse, réussir pour coucher. Réussir à trouver la bonne personne, tout d'abord, affiner les critères, s'abonner sur des sites internet de rencontre toujours, les uns les autres, plus drastiques, et ne pas coucher le premier soir. C'était ainsi, en tout cas, se souvenait-elle, qu'elle avait hameçonné Robert, puis l'avait amené, petit à petit, à insinuer dans son esprit la notion d'engagement.... En même temps, ils avaient renoncé à Meetic pour envisager quelque chose dans la vraie vie. Du coup, Maripol avait commencé à exiger toujours plus d'heures supplémentaires de la part de Manon, laquelle voyait une promotion professionnelle au bout d'un long tunnel. Obscur certes, mais une lumière réelle, au bout, qui attirait une partie d'elle-même, sans faire une croix sur un mariage possible. Qui sait, lorsqu'ils auraient des enfants, Robert et elle, seraient-ils fiers de leur mère.

S'agissant de Robert, c'était un paradigme assez différent. Ouvrier du bâtiment le jour, il ne se plaignait guère qu'on le confondît, quelquefois avec un peintre du genre Michel Ange, mais Manon savait qu'au fond de lui, le côté artiste avait survécu au franchissement de la trentaine, et il était âgé de trente deux ans. Manon se disait, parfois, qu'il n'était pas impossible, quoique inenvisageable certes sur le court terme, pour l'instant, qu'elle devînt l'épouse d'un artiste. Auquel cas, la société Maripol et ses contraintes d'emploi du temps, avec tous ses cadres qui voyageaient en long, en large, et en travers de la carte de l'Europe. Manon, pour le moment, se contentait de gérer ce que ces-derniers ne pouvaient assumer. Tandis que Léna travaillait à la compta, plus près des salaires, pendant que Pauline... Eh bien, le fait qu'elle conservait les petits secrets du patron, Dorian, tissait toute son aura dont elle pouvait se pavaner. Ni Léna, ni Manon n'éprouvaient de jalousie, toutes deux trop concentrées sur leur propre vie, tant intime que professionnelle.

Dorian ne se distinguait pas beaucoup des autres cadres de la boîte, bien qu'il fût le patron en chef de Maripol. Fallait-il préciser que les cadres comptaient pour soixante dix pour cent.... uniquement des hommes, et que la féminisation était extrême à l'autre échelon, disons les agents de maîtrise et les assistantes administratives.

Les jours s'écoulaient, les années et les treizièmes mois, et un matin, Manon constata que ses hanches avaient pris la fameuse culotte de cheval. Interrogé, Robert la rassura... elle se fit la réflexion qu'il était parfait, mais que pour être honnête son reflet n'était plus si gracieux depuis... assez longtemps pour qu'elle décide de se ressaisir. Elle s'inscrivit donc dans une salle de sport... où elle fit connaissance avec Yves.

 

De son côté, Léna ce matin-là se félicitait de ses choix vestimentaires. Le tailleur qu'elle portait, au coloris quelconque n'était pas du tout responsable de cela, mais quand Dorian la prit, quasi à quatre pattes -en fait, elle s'agrippa au rebord du bureau en poussant un « han ! » initial, puis se laissa agréablement faire, sa croupe délicatement arrondie, son vêtement relevé à la taille et dessous.... -elle ne détesta pas cette façon un peu originale de commencer la journée. Une fois n'était pas coutume, mais l'on pouvait interpréter cela comme une extension dans l'espace de leur relation entamée quelques semaines auparavant. Peut-être, à terme, seraient-ils tous deux mûrs pour l'officialisation. C'est probablement cette anticipation qui lui fit pousser un « oui ! » enthousiaste alors qu'ils finissaient en missionnaire et que la jouissance, qui l'avait gagnée elle, s'emparait également de Dorian...

Il s'affaissa sur elle, la tête sur ses seins, lesquels débordaient de son corsage présentant leurs extrémités à la façon de deux minuscules biberons roses. Elle le flatta en lui caressant les cheveux, jetant un regard en biais à un fatras de papiers qu'ils avaient dû repousser au cours de leur ébat, et qu'il faudrait ramasser et remettre en place.

_ Faisons plus attention la prochaine fois, dit Léna. Ta secrétaire pourrait soupçonner quelque chose.

_ Qu'elle soupçonne... fit Dorian. Elle n'est pas rémunérée pour cela.

Cette réflexion entraîna une moue sur le visage de Léna. C'était peut-être une allusion à ce qu'elle affirmait bien longtemps auparavant, quand elle ne voulait pas mélanger travail et plaisirs. A cette époque-là, elle était loin d'envisager la présente relation. Et, depuis lors, elle se sentait presque fière de son choix pragmatique de revenir sur ces considérations par trop strictes. Au contraire, c'est Dorian qui ne souhaitait pas, il le lui avait dit, que cela s'ébruite sans contrôle.

_ Provisoirement, avait-il tempéré. Sur le long terme évidemment.

Elle s'était faite à l'idée qu'il n'en était pas à son coup d'essai avec une relation professionnelle. Sans insister afin de connaître le nom de ses ex. Après tout, ce n'était qu'une affaire d'ego tandis que ce qu'ils vivaient pourrait devenir plus grand.

Leurs deux corps n'avaient pas tout à fait achevé d'enfiler de nouveau leurs tissus quand la porte s'entrouvrit.

Tu n'avais pas fermé la porte à clé ?Réagit vivement Léna en elle-même.

Peine perdue, le bureau s'ouvrit progressivement tandis que Dorian, à la hâte, reboutonnait sa fermeture éclair. L'état chiffonné de sa chemise laissait cependant deviner ce qui s'était passé.

La tête de Manon s'encadra.

La jeune femme ouvrit de grands yeux -Léna, dès le premier aperçu de ses yeux, sut qu'elle avait deviné. Ainsi, le secret n'en était plus. Manon commença d'arrondir ses pupilles, puis se ravisa, réfléchit, parut hésiter entre fermer de nouveau ou y aller franco.

La deuxième solution lui parut la bonne.

_ Des bons de commande à signer, entama t-elle d'une voix monocorde.

Léna rejeta ses cheveux en arrière, jetant un regard défiant.

Mais Dorian réagit promptement.

_ O.K. Pas de problème.

Il était redevenu sérieux en moins de cinq secondes.

Comme si nous n'étions pas sérieux, comme deux ados pris sur le fait par des parents, songea Léna. En fait, elle-même s'écarta du plan du bureau, se tournant vers l'un des murs encadré de divers graphiques de croissance de Maripol. Prit un air soucieux comme si la santé de la boîte la préoccupait tout à coup. Elle ne savait masquer son trouble et priait afin que Manon ne furète pas trop. Elle avait omis quelque chose. Un détail humiliant.

Dorian se saisit d'un stylo, se pencha et se concentra sur une petite pile de documents. Quand enfin, il signa, Manon sourit enfin, et Léna ne chercha pas son regard. Quelle histoire !

Néanmoins, le départ de la jeune femme déclencha un soupir de soulagement. Léna se tourna franchement vers son patron.

_ Elle sait, maintenant.

Celui-ci opina.

Alors, s'efforçant de garder son naturel, Léna s'inclina en avant et ramassa quelque chose qui était demeuré, jusque là, au sol. Elle en fit une boule, se maudissant encore intérieurement. Dorian l'observait sans rien ajouter. Elle chercha un reproche muet dans ses yeux.

Léna fit une boule encore plus petite du tissu et l'enferma dans son poing. Peu après, elle s'éclipsait dans les toilettes du bâtiment et, enfin, passa sa culotte. Tout au moins s'agissait-il d'un petit string blanc, une couleur « sage ».

 

Meuble de cuisine en cinq lettres : Table, remplit sa case de mots fléchés une Pauline ravissante auprès de la machine à café de la salle de repos, au moment de sa pause de boulot. Après le mot fléché, elle se dit qu'elle aurait peut-être le temps d'attaquer le sudoku.

La machine à café était un cube parallélépipédique intelligent garni de boutons proposant un vaste choix de liquides remontant à s'injecter lorsque les tensions du bureau l'exigeaient. Au moment où la jeune femme inclinait le cou vers sa feuille de chou de mots fléchés, une main approcha la façade de la machine, puis glissa vers la fente où un gobelet en plastique tomba et s'emplit. La main appartenait à Bertrand, un collègue de l'étage du dessous, en maraude là pour Pauline, qui le surveillait du coin de l'oeil, ignorait quelle raison.

Ensuite il se posta sur un tabouret non loin d'elle et se perdit visiblement dans la contemplation de ses collants. Pauline ne haïssait pas cette concentration lubrique sur les traits de l'homme, qu'elle ne lisait pas pour la première fois. Elle se sentait couvée, sans être importunée par cette vague fascination que ses jambes gainées de bas noirs semblait dégager.

_ Que fais-tu ce soir ? Finit-il par demander.

Pauline esquissa un demi-sourire. Ce n'était pas la prime entreprise du jeune homme afin de tenter de lui extorquer un accord, et elle pressentait que si elle acceptait un rendez-vous, celui-ci ne se contenterait pas du restau.

A nouveau, elle dut se résoudre à secouer doucement la tête.

_ Indisponible, lâcha t-elle.

Bertrand se déconnecta manifestement à regret de l'écran mental sur lequel il faisait remonter la jupe de Pauline sur ses cuisses, dégrafait lentement le porte-jarretelles et la hissait comme un trophée sur ses genoux.

Peu après, quelqu'un d'autre pénétra à l'intérieur de la salle de repos. Il s'agissait d'une silhouette radieuse qui paraissait virevolter depuis ce matin. Plus légère, détendue, ouverte à la manière d'une fleur de Lotus : Manon, avec laquelle on voyait de plus en plus souvent Pauline, depuis quelque temps, au point que pas mal de monde, dans la boîte, s'attendait presque tôt ou tard, sous peu, à les voir s'embrasser. Tant ces deux-là paraissaient embrasées depuis deux semaines, se tournant autour comme des planètes, se frôlant souvent, telles deux chattes ronronnant.

_ Tu viens ? Fit-elle.

_ J'arrive, j'arrive.

Le jeune homme, ébahi, observa la docilité de Pauline, et poussa un soupir quand les jeunes femmes disparurent, comme deux pasteurs au bout du corridor d'un temple.

 

Deux semaines plus tôt...

 

Adam et Eve est un établissement dont la voûte de l'intérieur du bâtiment est haute, abritant plusieurs grandes salles, dont l'une est un sauna, et, contigu, une vaste salle à manger où il n'y a aucune chaise. Les invités sont allongés, à la manière des patriciens romains, et autour d'eux des agapes de raisins, d'ananas et d'autres fruits exotiques.

Les gens, au sortir du sauna, conservent leur peignoir, ou alors le troquent contre une toge de la même couleur, ce qui tapisse la salle de lambris, et l'imagination se perd dans le sein des villas antiques, ce qui est le but de la mise en scène. On compte des individus hommes et femmes, allongés paresseusement le long des limites du bâtiment, tendant des bras pâles vers des coupes de vin à leur disposition. L'ensemble a un caractère languide, l'on ne semble jamais se presser pour faire quoique ce soit. De temps à autre, quelqu'un se lève afin de quitter la salle. Les autres l'accompagnent du regard, et des gémissements parviennent depuis l'autre côté, tel un champ de sirènes.

Il y a des gens célibataires, tous ceux qui sont en couple le savent. Mais on n'y trouve rien à redire, des pourparlers démarrent dès le sauna, après quoi une sorte de cérémonial se déroule, au cours duquel parfois une silhouette en rejoint une autre, et l'on ignore si l'une suit l'autre ou bien vaquent toutes deux à des activités respectives. Adam et Eve est un établissement à l'entrée fort chère, une enseigne de libertinage à la publicité diffusée dans les revues spécialisées.

Robert a réussi à y attirer Manon, lorsque celle-ci s'est ouverte, quelques jours plus tôt, de ses fantasmes à l'endroit d'Yves, son « prof de sport », à moins que ce ne soit Manon qui l'ai fait exprès, à présent Robert était incapable de démêler l'écheveau. Mais il ne regrettait pas du tout l'issue de l'imbroglio et bien qu'ils ne fussent point mariés, ils en étaient à leur seconde visite de l'établissement, tels un vieux couple. A vrai dire, la toute première fois, ils étaient timides tous deux. Le rose avait monté aux joues de Manon quand, dans le sauna mixte, elle n'avait su que faire de ses pupilles immanquablement captivées par diverses images dévoilées à la façon d'un puzzle coquin.

Dans l'établissement, il y avait aussi des vestales pour ranimer la flamme, elles portaient des masques, comme dans un Kabuki japonais, et des masques étaient offerts par la maison afin que les hommes ou les femmes puissent jouir de l'anonymat. Robert, avec Manon, avait enfilé le sien, et rapidement, ils avaient abandonné leur rôle de voyeurs afin, comme les pièces d'un puzzle, de s'emboîter avec les autres dans l'antichambre de la « salle à manger ». La première fois, Manon s'était laissée caresser par un « servant », sans jamais approfondir, juste afin de tester le seuil de tolérance de son compagnon. Lequel en avait fait autant de son côté. Bientôt, ils décidèrent plutôt de rester ensemble. La seconde visite, ils avaient, la veille, projeté de faire un trio. Ils se sentaient prêts.

Quand ils passèrent de l'autre côté de la « salle à manger », ils furent aussitôt immergés dans une frénésie de corps dont les positions évoquaient des figures géométriques. Une femme, au dos bien droit, arquait les épaules en arrière tandis que ses jambes refermaient le côté formé avec l'impassibilité apparente de statue de son partenaire. La bouche entrouverte, comme extasiée par la beauté des lieux et des formes alentour. Une autre femme disciplinait la partie supérieure de son corps afin qu'elle demeure parallèle avec le torse de son propre amant auquel elle tournait le dos, seuls ses seins, deux globes de peau douce, tressautant devant elle.

Bientôt, Robert se vit caresser la tête de Manon, agenouillée face à lui, en compagnie d'une complice de tendresse avec laquelle elle se livrait à des jeux de filles. Elles s'embrassaient tour à tour puis faisaient participer à leur jeu une partie de lui qui se dressait.

Leur seconde visite à Adam et Eve fut donc une réussite. Puis ils avaient décidé de faire ample connaissance avec la célibataire qui avait partagé leur émoi. C'est à ce moment-là que Robert avait été définitivement conquis par le concept que leur couple s'était proposé afin de pimenter leur vie, et que Manon s'était, dans un tout premier temps, réfugiée dans une stupeur angoissée.

_ Tu fréquentes aussi Adam et Eve ?

Une chaleur dans la voix, née de la spontanéité, un ton naturel, comme celui d'une copine.

Impossible de résister au dynamisme entraînant de la femme rousse : Manon n'avait osé tout d'abord lever les yeux -après avoir reconnu Pauline- puis tout à coup elle fit fi de ses inhibitions et c'est ainsi qu'elles devinrent amies. Du moins, presque, car entre elles, Robert.

 

Deux semaines plus tard...

 

_ Mmmm.

Pauline et Manon s'étaient empressées, après les heures supplémentaires, de rejoindre le domicile de Manon et Robert. Sans attendre celui-ci, elles avaient savouré un café, puis jetées l'une sur l'autre telles des tigresses. Les petites culottes faisaient des drapeaux blancs, accrochées aux poignées des portes de l'appartement ; c'était le signal, également, pour Robert quand il franchirait le seuil. Il devrait se débarrasser de ses chaussures et de ses vêtements, prendre une douche et les rejoindre, sans les déranger sauf si elles devinaient sa présence et décidaient de le rejoindre sous la douche. Avec le pommeau, Pauline connaissait plein de divertissements amusants. La première fois, elle s'était adaptée à la configuration du lieu d'habitation, la seconde fois aucune retouche n'avait été apportée à la première, et la troisième ne lui manquaient que les clés : elle était chez elle, comme le couple.

Présentement, en position des ciseaux, Pauline et Manon s'entrelaçaient avec délectation.

Puis des coups résonnèrent à la porte. Un livreur, pensa Pauline. Manon ne s'interrompit pas, soit indifférente, soit trop absorbée.

Dès le début, Pauline s'était évertuée à apporter de l'expérience à sa nouvelle partenaire, qu'elle ressentait plus timorée, arpentant des territoires jusqu'ici terra incognita. Ce n'était pas grave, Pauline elle-même avait été initiée il y avait plus longtemps, c'était tout.

Ensuite, la porte d'entrée s'ouvrit, toute seule semblait-il. Non, se raisonna la femme, la porte vient d'être ouverte par Robert... Pourquoi a t-il toqué comme s'il n'habitait pas ici ?

Elle lécha les seins de Manon, présentés à elle comme des coupes de fruits, en imposant à l'autre femme de la regarder en face. Ce regard était aussi excitant que leurs caresses mutuelles. Lorsque Pauline manqua sursauter.

_ Quelque chose te trouble ? Demanda la rousse.

_ Non, euh...

En y faisant attention, la jeune femme capta deux bruits de pas, et non une seule paire de jambes. Robert était donc escorté. Tout à coup, l'intimité volait en éclats. Elles n'eurent besoin de paroles afin de convenir de se séparer.

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  • 4 semaines après...
Invité narcejo
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Récit (genre : fantastique) écrit suite à l'incendie de Notre-Dame de Paris, la cathédrale bien connue.

Notre Dame de la maison d'en face

 

Je me rappelle Marie-France. Visage d'ange, souriant au cœur du cercle de son visage, auréolé encore, dans mon souvenir, des perles que faisaient les flammèches orange vif, vestiges du retour de flammes dont nous avions été victimes.

Pourquoi nous ?

Marie-France et son ami se connaissaient depuis l'enfance. Ils s'étaient adonnés aux drogues psychédéliques plus tard. Ensuite, grâce à l'héritage de Joseph -son ami- ils avaient vécu dans une grande maison d'un quartier résidentiel huppé. Joseph conduisait un camion, avec lequel il travaillait, ce qui permettait à Marie-France, mon ange, de rester à demeure tout au long des journées, potassant, disait-elle, les connaissances afin de s'inscrire à l'école et devenir infirmière.

Elle aimait Joseph, et Joseph l'aimait aussi, à sa manière.

Je ne suis intervenu dans leur vie que sur le tard, et ne saurai jamais si, sans moi, Marie-France aurait palpé ce bonheur qu'elle disait rechercher, dans cette vie ou dans l'autre, disait-elle. La quête du bonheur est le seul enjeu noble d'une existence, me confiait-elle.

_ Tu n'as jamais cherché à le revoir ?

_ Qui, Joseph ?

_ Qui d'autre ?

Tout avait basculé un après-midi. Un incendie énorme, vorace tel un ogre, avait ravagé le rez de chaussée. Le responsable avait tendu l'échelle sur la façade. Le lierre s'enroulant autour des fissures de la pierre semblait aussi ironique que les lignes de vie de la main d'un condamné. Le vert déjà pâle avait rosi, puis roussi, et finalement noirci. Une fenêtre ouverte, en haut, par où s'échappait une fumée dense, à la manière d'un nuage survolant un feu de joie. Et Marie-France, portée sur mes épaules, comme une victime des dieux descendant de l'Olympe vers notre vaste monde. Je l'avais portée sur moi, nous ignorions encore combien étaient menacés dans la maison. Au moyen d'un marteau, un collègue pompier avait fracassé la porte d'entrée, on avait déroulé le tuyau, dont l'embouchure ressemblait à la gueule pleine de venin d'un serpent. Le retour de flammes c'est un phénomène bien connu chez les pompiers . Un calme surnaturel, comme avant une tempête, puis un « BROUF » à la façon d'une alarme, sauf qu'il est déjà trop tard.

Trois pompiers sont morts ce jour-là. Je n'en faisais pas partie. Au contraire, ma silhouette se découpait, filiforme, peu de temps après en première page de la gazette. Pris en photo juste au moment où je descendais sur mes épaules la seule occupante de la maison. Celle qui justifiait qu'on parlât de succès de notre intervention, qui nous valut, à la brigade, une certaine notoriété, pendant un certain temps.

Par la suite, j'ai revu Marie-France. Joseph et elle avaient quitté définitivement la maison.

_ Nous allons vendre, m'avait dit Joseph. Cette bâtisse appartenait à mes parents, mais nous possédons les moyens d'aller ailleurs. Cette ville est grande.

Pour sûr.

Pour ma part, mon âme avait quant à elle déménagé en un lieu secret, un détail du visage d'ange de Marie-France qui avait pris au piège une partie de moi, qui y revenait sans cesse depuis.

Les incendies criminels avaient été un temps sur l'affaire, tant qu'avait duré l'ambiguité entourant l'origine du désastre. Durant ce temps, Joseph n'avait guère attendu l'argent des assurances, prévenant avec Marie-France comme un véritable ange gardien.

Il ne la tenait pas pour responsable, bien qu'elle fût la seule dans la maison cet après-midi là, et incapable de raconter ce qui s'était passé. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle s'était retrouvée prisonnière, criant, pleurant, échevelée. Et l'argent des assurances avait fini par tomber, pérennisant la suite de leur destinée.

_ Nous nous connaissons depuis l'enfance, résuma Marie-France. Aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais regardé aucun autre homme.

Moi ?

Mon cœur battait, comme on cligne des yeux, voyant la jeune femme comme une divinité à travers un rideau de perles, à l'entrée de quelque temple himalayen. J'aurais échangé volontiers ma photo dans la gazette et la médaille honorifique reçue par le suite, contre une opportunité de la revoir, encore et encore chaque fois que j'en éprouvais l'envie, et sans Joseph.

_ Ne te gêne pas, avait-il lancé deux jours plus tôt -cette semaine-là-, tu es seulement à moitié responsable. J'observe Marie-France.

Il avait pris un travail pour financer la prépa de la jolie brune, puis s'était enlisé dans ce travail cependant que la frimousse si mignonne accumulait les chances d'un jour caresser son rêve : devenir infirmière. Moi, j'étais pompier. Je n'avais pas eu le choix : atavisme familial. Mais j'admirais la ténacité de ces deux-là, lancés dans la vie tels deux missiles décochés par un sous-marin dans les profondeurs des eaux en temps de guerre.

Car la vie n'était pas toujours facile, loin de là. Mais pour moi non plus. Les mariés, dit-on, sont ensemble pour le meilleur et pour le pire. Avec moi, Marie-France avoua très vite, à demi-mots, qu'elle voyait peut-être le meilleur.

Tout était dans le peut-être. Et puis Joseph, ayant jeté l'éponge, disparut de sa vie. Trahi, me suis-je dit. Remplacé, me corrigea Marie-France, la tête posée sur moi, ses cheveux comme des lanières autour de mon nombril, lorsque nous fîmes enfin l'amour.

_ Que s'est-il réellement passé ce jour-là ? M'enquis-je pour la seconde fois seulement, depuis que je la connaissais, alors que nous nous réveillâmes côte à côté, bénis, ce jeudi matin.

Dès le début de la semaine, Joseph avait pris ses cliques et claques et s'était en allé. Marie-France ne paniquait pas. J'enroulais machinalement une mèche de ses cheveux autour de mon doigt, fasciné par l'attrait que son visage ne cessait d'exercer sur mes sens. J'étais raide amoureux de cette fille depuis que je l'avais vue. Concrètement, peu après que je l'avais faite choir de mes épaules sur une civière afin qu'elle puisse être examinée.

_ Que veux-tu que je te dise ? Me répondit Marie-France. Que c'est moi, même par mégarde, qui ai déclenché cet enfer ? Non, ce n'est pas aussi simple.

Pas aussi simple.

Je me levai du lit, gagnai en caleçon la salle de bains, entreprit de me doucher, puis me raser. Derrière moi, par la porte grande ouverte, Marie-France encore nue me contemplait.

_ Je t'aime depuis ce jour-là, murmurai-je.

Elle ne poussa pas un soupir. Comme si elle avait toujours su.

Je me rappelle parfaitement Marie-France, jeune brune de pas encore vingt cinq ans, la troisième maîtresse seulement que j'aie eu dans ma vie. Moi, que les collègues de la piscine (la caserne), soupçonnaient d'être un play-boy, à cause de ma belle gueule, et surtout depuis que ma photo était apparue en première page d'un journal, ce qui m'avait valu plusieurs mondanités avec les huiles de la ville. Ma gueule photogénique, me dit un collègue, devait me rapporter pas mal de conquêtes. Chez les pompiers, nous cultivons nos propres fantasmes.

La jeune femme me parlait très peu de sa famille. Ainsi que si, à l'instar de celle de Joseph, son ex, elle n'avait représenté qu'une étape de parcours. Quelque chose d'obligé, mais non obligatoire qui lui avait permis de débuter sa vie. Moi, je désirais ardemment lui présenter la mienne. Mais elle se confondait avec la « petite famille » constituée par la brigade qui m'entourait beaucoup de temps. Des collègues nous visitaient parfois, Marie-France suscitait des coups d'oeil admiratifs, des sifflets chahuteurs quand je reprenais du service, à moitié présent désormais. L'autre moitié de moi accompagnant toujours Marie-France. Je ne savais pas si de son côté elle pouvait se sentir aussi éprise.

_ Si elle t'aime à moitié autant que tu l'aimes, nous enterrerons bientôt ta vie de garçon, plaisanta Thomas, pompier qui faisait partie des responsables de l'échelle du camion, notamment lorsque nous étions intervenus afin de sauver la belle.

_ Syndrome du sauveteur, diagnostiqua mon supérieur un jour, mais je ne peux vous le reprocher.

En attendant, Marie-France avait accompli ses premiers pas à l'école d'infirmières. Elle aussi semblait mordue, fermement décidée un jour à sauver des vies.

_ Comme ça, je serai comme toi.

La vie était paisible, légèrement romantique, lorsque je la surpris un soir le bras dénudé, le poignet orienté vers ses yeux, froncés dans une concentration dans laquelle je la surprenais rarement, y compris au-dessus de ses manuels de cours.

_ Tu te rappelles que nous consommions des drogues psychédéliques, me reprocha t-elle.

_ Oui, eh bien, moi je fumais des joints.

_ C'est plus compliqué.

Sa dépendance à la drogue me faisait tiquer. C'était le moins qu'on puisse dire. Comme une page centrale de magazine représentant une vénus mais à moitié déchirée, ne révélant que des fragments.

Cette semaine-là, je réalisai qu'elle avait détenu avec Joseph bien des points communs qu'elle ne partagerait certainement jamais avec moi.

_ Je souhaite que tu décroches, lâchai-je, à brûle pourpoint au beau milieu d'un film que nous regardions ensemble, dans le salon de mon appartement, dans lequel elle avait emménagé, soldant les loyers de son ancienne adresse que Joseph avait laissé en plan, en partant.

Elle m'a regardé avec toute la détresse du monde.

_ Un jour, je t'expliquerai certaines choses.

Voila que je ressentais de la perplexité. Je n'avais pas du tout apprécié ce ton moralisateur soudain, comme si elle s'érigeait tout à coup à une hauteur qu'il me serait à tout jamais impossible d'atteindre.

Je la surprenais de plus en plus souvent l'aiguille à la main. Elle ne se cachait plus. Je pris conscience que ma maîtresse avait un autre amant. Il ne portait pas de nom, juste des lettres à la suite les unes des autres, comme un sigle : O.C.P. Elle ne savait me dire ce que cela signifiait, et haussait les épaules d'impuissance lorsque j'émettais des hypothèses. Peut-être était-ce là le sigle de la société de laboratoires qui fabriquaient ses doses. Impossible à dire.

Pour autant, cela ne semblait pas induire de sa part un comportement inouï ou irrationnel, hormis les moments auxquels elle s'injectait ses doses, elle conservait lucidité et joie de vivre, par exemple lorsque nous nous promenions en ville au milieu des magasins proposant des choses matérielles, tel ces boucles d'oreille que je lui avais offertes sur l'impulsion du moment, un jour. Elle les arborait depuis avec une visible fierté, et ne me faisait pas regretter non plus les week-ends d'amoureux que nous nous octroyions, ce bonheur sans vergogne à la coupe duquel, avec avidité, je buvais.

L'O.C.P pourtant occupait une place dans sa vie. Trois fois par jour, ainsi que si elle soufrait d'une pathologie dont elle refusait de me parler, comme pour me protéger.

_ Tu comprends, fit-elle, j'en prends depuis que j'ai connu Joseph.

Joseph.

_ Comme le charpentier de la Bible, plaisantai-je.

Je n'aurais pas dû plaisanter. Pour une fois, elle me foudroya du regard.

_ Bon, calmai-je le jeu, je ne ferai pas mon jaloux. Vous avez eu une longue histoire que je ne cherche pas à effacer. Pourtant, ton comportement m'inquiète.

Elle ne répondit pas dans la seconde. Sa réponse fut gestuelle. Elle remit la seringue et la préparation en flacon à l'intérieur du tiroir de la commode et me repoussa brusquement. Avec une force qui me surprit. Ensuite, quand mes propres forces capitulèrent jusqu'au fond du sommier du lit, elle sauta sur moi, telle une chatte, et joua un moment avec mon membre viril. Peu à peu, elle l'introduisait en elle et au bout d'un moment de frénésie, j'en oubliai toutes les rancoeurs, l'amertume s'évapore vite au contact de l'extase.

Marie-France et moi connûmes l'extase à maintes reprises. Pas seulement cette nuit-là.

Quand je revis Joseph, en milieu de semaine, il affichait une mine furibarde.

_ Tu aurais dû peut-être la laisser mourir, lâcha t-il, sombre.

Là, c'était la goutte d'eau. Mon poing jaillit, comme un ressort, et vint s'écraser contre sa figure, aplatissant son nez comme un fruit trop mûr.

Il n'eut pas le nez cassé, mais il m'avait fait sortir de mes gongs. A cause de cela, je n'écoutais même pas le reste de ses paroles. Celles, bilieuses, d'un ex jaloux, me disais-je. Mais en filigrane, une cruauté qui cadrait pourtant assez mal avec le personnage. Je me l'étais imaginé à la manière d'un nounours, qui avait permis à Marie-France de devenir, petit à petit, une jeune femme, durant une idylle d'enfance comme il y en a, mais aussi longues soient-elles ces idylles-là ne franchissent généralement pas le stade de la trentaine. Même si ces deux-là étaient encore loin de la trentaine.

Concernant Marie-France, désormais je me rappelle beaucoup de choses, avec un bouquet de détails qui l'ancrent encore dans la réalité, ma réalité, malgré les années. Bien sûr, si j'avais été Sherlock Holmes, j'aurais mis bout à bout certaines choses, pour entrevoir avant qu'il ne soit trop tard la trame sous-jacente qui se jouait, mais l'on dit que l'amour rend aveugle. Ce qui n'est pas tout à fait faux.

_ Il te manque ? M'enquis-je.

_ Qui ?

_ Ne me dis pas que tu l'as oublié ? Joseph, tiens ! Je l'ai revu, et toi tu n'es pas sortie de ses pensées.

J'aurais bien voulu qu'il s'agît d'histoire ancienne.

La question que j'aurais dû poser : pourquoi n'était-il pas avec elle lorsque leur maison avait pris feu ? Comment cela se faisait-il que l'incendie, malgré notre intervention, ait tout ravagé, rasant le terrain et ne laissant que l'empreinte, comme si la maison s'était transformée en un modeste champignon miraculeusement intact suite à une tentative d'extermination.

L'O.C.P était encore là. Je la voyais se piquer, se livrant à un rituel comme si elle se trouvait toute seule dans ces cas-là. La chose me gênait, mais je n'en soufflai mot, nous nous étions déjà disputés une fois à ce propos.

C'est cette fois elle qui consentit à lâcher un début d'explication.

_ J'ai rencontré Joseph à l'âge de treize ans. Au début, aucune arrière-pensée sexuelle, quelque chose de naturel, j'avais besoin d'un ami intime, je crois.

Je comprenais. Mais cela produisait une drôle d'impression, que de la voir en même temps remiser, comme chaque soir, la seringue dans le tiroir.

J'avais encore tenté plusieurs fois de déterminer l'origine du produit, et qui le lui fournissait, en vain.

_ Tu vois encore Joseph ? Il te fourgue cette merde.

Comme blessée, elle rentra la tête dans ses épaules, comme un colibri solitaire sur la branche d'un if.

_ Tu n'y es pas. Cette « drogue » comme tu dis, je la fabrique moi-même. Je sais comment faire, et de quelle façon l'utiliser.

Alors là, je tombais des nues.

_ Que signifie O.C.P ?

Elle se renfrogna.

_ J'étais très jeune, une enfant, quand j'ai commencé. Je l'ai intitulée avec des lettres qui m'envoûtaient à l'époque, probablement issues d'une série télé. Je ne saurais t'expliquer. Depuis lors, je les ai conservées. Je ne vois pas de raison de changer.

Je n'en sollicitai pas mieux ce soir-là. Ni le suivant.

Pour autant, mon esprit était un tourbillon de questions. En effervescence, j'aurais pu la mitrailler de mille questions, mais j'éprouvais à son égard du respect. En même temps que nous vivions, chacun de notre côté, nos vies respectives, je ne la contemplais pas travailler à l'élaboration du produit qu'elle utilisait. Une sorte de décoction de plantes, me disais-je. Rien de bien méchant.

Quelque chose qui possédait un lien avec Joseph ?

_ Joseph me considérait comme une sorcière, déclara Marie-France en plein milieu d'une journée de week-end. Lui non plus ne m'a jamais comprise, pourtant au fur et à mesure qu'il essayait, il était de plus en plus loin de la réalité.

Marie-France à mes yeux était une sorte de wicca new age, issue d'une autre époque, une petite sorcière plus près des fées que des maléfices, nichée dans une sorte de cuvette de la vie, elle avait tissé son propre nid, son propre petit paradis. Je n'aimais pas les allusions à Joseph, cela faisait maintenant une année que nous nous fréquentions, que nous vivions ensemble et que je me berçais d'illusions de mariage, de moins en moins improbable, du moins dans la bouche de mes collègues pompiers. Nous éteignions des incendies, secourions des personnes, et chaque fois que nous tendions l'échelle jusqu'au faîte de quelque arbre sur lequel s'était laissé surprendre quelque chat domestique, je me demandais si ce chat n'était pas le totem de ma bien-aimée. Un familier, comme celui de toutes les sorcières. Dans les contes.

Je m'étais laissé gagner par l'idée que notre histoire était un conte de fée.

_ Joseph, je l'ai fabriqué, je l'ai conçu moi-même, lorsque j'étais une gamine solitaire.

Peu à peu, de fil en aiguille, elle s'ouvrit. Sur elle, sur sa famille, sa jeunesse.

Je me rendis compte que son histoire entrecoupait quelque peu la mienne.

Moi, Samuel Lombard, en effet tel est mon nom. Je ne me présente jamais d'emblée quand j'évoque et déroule mes souvenirs de Marie-France. Je m'appelle Samuel, c'est mon prénom. On appelait encore Marie-France « mademoiselle » bien qu'elle fût avec moi, telle une femme mariée, et qu'entre nous un univers à deux existait bel et bien, jamais je ne pensais à ma propre personne sans que s'y mêlât mes préoccupations au sujet de Marie-France, nous constituions un « nous » à deux.

Moi aussi avais vécu dans les lieux décrits par les mots de Marie-France.

_ Je revois les acacias.

_ Deux rangées parallèles d'acacias, sur des trottoirs se faisant face. Les voitures passaient ritournellement trop vite sur la route qui traversait notre lot, les riverains étaient mécontents. Mes parents prédisaient qu'un jour ou l'autre il y aurait un drame.

_ C'est cela même. Mais un seul chien écrasé en plusieurs années, on ne pouvait pas dire que l'endroit était dangereux. Les enfants jouaient dehors jusqu'à pas d'heure. Moi, je les observais depuis ma fenêtre, celle de ma chambre. J'étais nostalgique, mais incapable de me mêler à eux. A l'école, les garçons se moquaient de moi.

_ Quelle école fréquentais-tu ?

_ Saint Joseph.

Comme moi ! M'exclamai-je en mon for intérieur ; comme cela était-il possible ?? Nous avions donc tous deux fréquenté la même école, nous nous étions croisés si souvent que je ne conservais pas la moindre image de ses traits, même ceux d'une enfant ? Impossible...

En tout cas, cette révélation me convainquit que mon destin était avec Marie-France. Je n'étais pas tombé amoureux d'elle par hasard, j'en étais de plus en plus persuadé.

_ Joseph ne vivait pas dans notre quartier, précisa t-elle. Mais je le voyais souvent. En me concentrant.

Cette nuit-là, je ne trouvai pas le sommeil, ruminant toujours ces informations, incapable d'y croire, mais pas non plus capable d'en faire abstraction. Ce que m'avait révélé Marie-France était une bombe. Je pouvais l'utiliser, tenter de glaner dans la presse de l'époque, via la base de données de la bibliothèque, les événements et les habitants de cette époque. Mes parents avaient peut-être connu les siens. J'avais sans doute déjà rencontré Joseph avant. Avant qu'il ne devienne mon rival en amour.

Cette semaine-là, je contribuai à éteindre un monstrueux incendie qui avait pris en ville, dans un immeuble d'habitation, et l'affaire apparut aux informations sur l'écran de télé. Au même moment, je songeais à Marie-France, incapable de me détacher de ce qu'elle m'avait dit malgré le caractère violent des flammes qui environnaient mon équipe. Cependant, ma présence d'esprit ne fut pas trahie. Je ne commis pas de bavure et parvins même à impressionner le capitaine de la brigade de pompiers par l'altruisme de mon attitude face au danger. Mes collègues et moi réussîmes à venir à bout du brasier, aucune victime ne fut à déplorer, que des dégâts matériels. Une aubaine. Ce n'était pas tous les jours qu'une intervention de cette ampleur -et impliquant plusieurs brigades de plusieurs quartiers de la ville- se soldait par un « sans victime » ; les journaux furent diserts là dessus. Aucune victime, pas même un vieillard qui vivait au dernier étage d'un des blocs de l'immeuble.

Nous nous en félicitions, évidemment. Mais lorsque je la revis, Marie-France ne me permit de partager avec elle que quelques mots de cette allégresse. D'abord, parce que « parler boulot » n'était pas tellement notre tasse de thé, lorsque nous nous retrouvions. Ensuite et surtout, je la soupçonnais de n'avoir regardé la télé de la journée, ni écouté la radio sur les ondes de laquelle les choses avaient été décrites en long et en large toute la sainte interminable journée. J'étais épuisé, bien sûr, mais Marie-France ne fut pas plus prévenante à mon égard que d'ordinaire. Je ne lui en voulais pas.

Bien évidemment.

En l'interrogeant, je lui extorquai qu'avec ses parents, elle avait habité au 17 rue de Courvaisis. Un nombre impair. Cela ne me titilla pas sur le moment. Et ça ne fit tilt dans ma tête que plus tard. Beaucoup plus tard.

Comme tu me manques, Marie-France ! Je me rappelle tes mèches de cheveux, tels des épis de maïs sur ton front couvert de sueur en été, que l'on mange du regard, et ta robe fleurie formant un balcon à l'emplacement des collines merveilleuses de tes seins volumineux que le regard des hommes sans cesse, malgré eux, taquinait involontairement. Tes rires et tes éclats de voix qui fusaient entre les nuages de moustiques mis en relief par la lanterne baladeuse les nuits de belle étoile. Oh, Marie-France, ma bien-aimée, je n'en connaîtrai pas d'autre comme toi. Ni à ta hauteur.

Les saisons nous englobèrent en leur sein tout le temps que nous passâmes ensemble c'est à dire peu de temps en somme.

Un « beau » jour, tu m'as révélé : Joseph n'est plus de ce monde, il est parti. J'ai sursauté, comme un écolier dans le couloir déserté d'une école à l'heure où il est censé n'y avoir personne.

_ Comment tu le sais ? Tu es restée en contact avec lui tout ce temps.

Simultanément, je craignais qu'il ne fût mort. Et qu'elle n'en portât le deuil.

Elle sourit. Et ce sourire fendit en l'illuminant, son visage poupin que je couvais soudain d'un regard plus tendu que d'ordinaire. Moi, je n'avais plus pensé à Joseph durant les mois écoulés.  Comme s'il s'était « fondu » dans le nom de l'école que j'avais fréquenté. Comme un souvenir d'une époque tendre qu'on conserve tel le refrain d'une chanson à la mode des années plus tôt.

_ Non. Il n'est pas « mort », pas « décédé » comme tu l'entends, me rassura t-elle.

_ Bon.

_ Mais il n'est plus là, et je ne risque plus de le revoir.

Tant mieux. A la bonne heure, me dis-je. Cela signifie t-il que tu es à présent toute à moi, cela constitue t-il l'aveu que tu désires que nous allions plus loin ensemble ? Jusqu'au.... mariage, par exemple. Tu t'appellerais Marie-France Lombard, et à dire vrai, j'en serais ravi.

Elle opina sans que j'ai rien dit, rien demandé à haute voix, comme si elle avait lu dans mes pensées. J'ai imaginé que c'était exactement ça. Et cela me convint toute la soirée. Au cours de laquelle nous fîmes l'amour avec une ardeur renouvelée. L'ombre de Joseph s'en allant comme un léger courant d'air provoqué par la fermeture d'une porte.

L'O.C.P était toujours présent dans son existence. Même lorsque nous nous constituâmes un cercle d'amis qui n'étaient pas tous des pompiers. Johanna, une amie de Marie-France et collègue de son travail à l'hôpital, emmenait avec elle parfois son mari lorsque nous mangions ensemble, à la maison. Elle-même possédait d'autres amies, etc, jusqu'à ce que je me sente vraiment faire partie de l'univers de ma bien-aimée. Nous n'étions unis par les liens du mariage, mais pour ainsi dire c'était tout comme.

Johanna me dit un jour :

_ La première fois que j'ai aperçu Marie-France, j'ai su qu'elle avait une belle âme. J'ai aussitôt voulu en savoir plus sur elle.

Elle faisait cet effet-là à presque toutes nos nouvelles connaissances. On ne m'adressait jamais la parole sans qu'à un moment ou un autre l'on ne s'enquiert de nouvelles de « ma femme ». Ainsi que si nous portions des bagues aux doigts nous identifiant, malgré en fait, chaque fois que je me regardais dans la glace, leur singulière absence en réalité.

Johanna, Margot, Meredith.... Les prénoms se succédaient dans le répertoire téléphonique de Marie-France, et un jour je m'étonnai qu'il n'y eut que des noms féminins.

Elle me rendit un sourire espiègle.

_ Tu es le seul homme de ma vie.

Cela me fit bondir de joie. En fait, c'est moi qui « masculinisait » nos réunions d'amis au moyens de mes collègues et connaissances pompiers. La grande famille des soldats du feu. Qui n'oubliait qu'un jour nous avions sauvé une femme au prénom doux de Marie-France.

La disparition de Joseph avait toutefois laissé l' O.C.P dans l'existence de ma tendre. Elle en prenait toujours trois fois par jour.

_ Que cela t'apporte t-il ? Tu es accro, dépendante, ça se voit.

_ Tu n'y es pas. Ce n'est qu'un support d'émotions. A la manière de ton plat préféré, si tu préfères. C'est une décoction dont j'ai découvert la recette quand j'étais gosse, dans je ne sais plus quel bouquin que je lisais à l'époque. Il y avait tout un tas d'ouvrages dans la malle familiale. J'ai consulté celui-là par hasard. Je ne me souviens plus le titre.

_ Et tu n'as plus jamais décroché.

Pas de réponse. De toute façon, même si j'avais fait analyser le produit -ce que je me refusais, sur mon honneur- je ne crois pas qu'on y eût détecté quoique ce soit de nocif, comme les drogues dures, ce n'était qu'un narcotique maison inoffensif. Marie-France n'y avait même pas eu recours plus exagérément que d'habitude y compris durant la période de ses examens professionnels. Pourtant chargés d'angoisses, vu leur enjeu pour sa profession. Et je savais que Marie-France adorait son travail. Un jour que je m'étais rendu à l'hôpital pour un problème de clavicule, l'un des médecins m'avait soigné, et reconnu pour être son compagnon.

_ C'est une perle avec les malades, avait-il dit.

Je le croyais volontiers.

Marie-France était « notre » bonne fée, nous qui faisions partie de son univers. Et l' O.C.P quoique ça puisse être, ne constituait pas un empêchement à cela. « Notre » Marie-France.

Avec le recul, je crois que je regretterai toujours cette proposition que j'ai faite cette fin de semaine-là, que nous nous rendions dans une région de lacs passer un week-end amoureux, intime, rien que nous deux, afin de profiter du début du printemps, en ce nouveau mois de mai, cette année-là.

Marie-France apporta avec elle son nécessaire à mixture pour seringue hypodermique, comme son accoutumée, et nous louâmes une petite maison, un chalet plutôt, perché sur un faux plat d'une pente de montagne qui surplombait un superbe lac, à nos pieds quand nous nous penchions au-dessus d'une humble barrière en bois. Le lac n'était pas baptisé par les gens du coin, mais nous pouvions batifoler en son sein comme des enfants. Nous nous éclaboussions, y faisions des bains de minuit très revigorants. En remontant au chalet, les fins d'après-midi, j'avais pour rituel de m'amuser à toucher de la main le bois de la barricade, afin de « toucher du bois » simplement, nous porter chance, pas seulement la durée de notre séjour, mais surtout pour que notre vie entière soit écrite avec une encre d'eau de rose, tout le reste de notre vie. Les jours étaient radieux.

Et puis, vint l'irréparable. Je ne m'étais pas assez méfié de la hauteur entre le chalet et l'eau du lac, non plus de la profondeur de la surface de ce lac. Avec le recul, des tas de détails qu'en tant que pompier obsédé par le secours des victimes, j'aurais dû pointer bien avant, avant que les choses ne basculent, que la tournure de ma vie n'emprunte une courbe complètement différente et atroce.

Un jour plus tôt, j'avais retrouvé un vieux livre dans les affaires de Marie-France. De ces affaires d'un conjoint dont on ne se préoccupe jamais, devenu invisible à force de se côtoyer. Comme une vieille raquette de tennis qu'on n'exhume jamais de son grenier. Un journal intime. Oui, à mon insu, Marie-France avait tenu un journal intime, tout au long de notre vie commune. Dans lequel elle évoquait Joseph, le seul autre homme de sa vie, à part moi mentionnait-elle innocemment dans le journal, comme si elle avait prédit que je tomberais dessus.

Là, un détail me frappa. Non pas les allusions à son idylle avec Joseph, son ex, qui s'étiolait au fur et à mesure des pages, jusqu'à ce qu'elle ne se mette qu'à écrire sur moi, « son héros » me baptisait-elle d'emblée quand je faisais mon apparition dans son curriculum. Histoire d'entraîner dans mon esprit des échos de cette fois-là. Lorsque je l'avais effectivement sauvée de l'incendie.

La fameuse rue de Courvaisis. Et le numéro qu'elle habitait dans ladite rue....

Cela me frappa avec la force d'une massue : MAIS BIEN SUR !!! Comment n'étais-je parvenu à cette conclusion beaucoup plus tôt !!

_ En fait, dis-je, tu habitais carrément juste en face de chez mes parents ! Tu étais la fille de la maison d'en face.

Dans mon esprit, cela ne revêtait non plus un caractère catastrophique, malgré l'affolement du ton de ma voix.

_ Peut-être.... éluda t-elle. Tu n'aurais pas dû lire mon journal intime.

Je posai brutalement ledit journal sur la table entre nous, pas encore chargée des couverts du prochain repas.

_ Tu me connaissais avant, avoue-le ! Tu as toujours su que j'avais été ton petit voisin d'en face durant toute ton enfance. Aussi bien, tu as fait exprès de foutre le feu à votre baraque juste pour m'attirer car tu savais !

Là, à ce point, elle fondit en larmes. Mes extrapolations m'étonnaient moi-même, j'ignorais que mon esprit avait « travaillé » à ce point-là durant tous ces mois que nous avions passés. Cette part inconsciente de moi-même, avec le recul, je la maudis. De tout mon être.

_ Comment peux-tu insinuer ça ?! S'exclama t-elle.

Pourtant, simultanément, le langage de son corps me révélait que, si je n'avais tapé dans le mille, je n'étais passé loin néanmoins d'une vérité qu'elle cherchait à me dissimuler. J'ignorais pourquoi. J'ignorais qu'il pût y avoir entre nous autant de secrets. Je ne savais pas non plus que cela me tourmentait à ce point. En fait, je ne me contrôlais peut-être plus. Et sans indice précurseur de l'événement ; une seconde, peut-être, plus tôt, je l'aimais comme un fou. J'aurais pu le promettre à son père, si je l'avais vu. Les rêves de l'épouser auraient pu se concrétiser dès ce soir-là, au lieu de....

Au lieu de quoi, j'assenai encore un autre coup au mobilier du chalet, de la tranche de ma main ferme, et y allai d'une réplique cinglante :

_ Tu m'as dit que Joseph avait disparu de ta vie.... Je n'en crois rien !

La vieille jalousie, même si c'était irrationnel. Le hasard, seul, était responsable que je ne sois apparu qu'en second dans sa vie. Rien ne dit que beaucoup plus tôt...

Pourtant, l'enfance qu'elle avait commencé à évoquer devant moi quelques semaines précédentes, je croyais alors que c'était pour esquiver, neutraliser mes inquiétudes à propos de la seringue qu'elle remettait chaque soir dans son tiroir, telle un drôle de livre de chevet qui ne nous quitte jamais complètement, comme une extension de nos songes nocturnes.

Le ciel fit entendre un grondement.

_ Tu es complètement fou ! S'exclama encore Marie-France.

La jeune femme portait encore le maillot de bain qu'elle avait utilisé plus tôt dans l'après-midi. Un bikini ravissant, mettant parfaitement en valeur son corps ravissant. En même temps que je me mettais en colère contre elle, j'avais envie, jusqu'à mourir, de l'étreindre là, au beau milieu de notre dispute, faire glisser l'élastique de son slip de bain jusqu'à ses genoux, la retourner vers la table, comme une cancre de la classe, et la prendre sauvagement, fougueusement, jouir et me fondre en elle, totalement.

Un second grondement nous parvint du ciel au-dessus de nos têtes. Je n'en avais aucune conscience. Rien que d'elle en face de moi, et mon désir d'elle, noyé sous des tonnes de mots, des tonnes de phrases sans queue ni tête.

_ Joseph, d'abord, n'était même pas humain ! Lâcha t-elle. Juste une créature que j'avais fabriquée au départ pour me tenir compagnie, tu ne sais pas ce que c'est qu'être une petite fille différente dans une école tellement.... Cartésienne !

Ô Marie-France, ma bien-aimée, l'égérie du poète en moi, qui n'a jamais conçu la moindre rime, même la moindre strophe, mais dont toute la vie peut être dédiée à toi, ma Marie-France, que je vénère de la tête aux pieds, depuis que je t'ai connue, sans te connaître vraiment, depuis toujours en fait, comme je souhaiterais remonter le temps pour recommencer notre histoire. Revivre éternellement avec toi, refaire la fin. Faire en sorte qu'il n'y ait pas de fin.

Le tonnerre prit une ampleur de plus en plus palpable. La température pré-estivale cédait tout à coup à une fraîcheur général de l'intérieur du chalet qui fit frissonner la peau de la jeune femme, qui s'en rendit compte. Nous réalisions qu'il tonnait, puis qu'il pleuvait, en raison de la vision que j'eus de sa peau frissonnante. Littéralement. Je pense que même elle, ne prit conscience de la météorologie que parce que je la contemplais en train de frissonner. Comme si elle avait besoin de moi pour se voir.

Tout à coup, échevelée, elle me repoussa du bras avec une violence inédite pour elle, puis s'enfuit, faisant claquer derrière elle la porte en bois du chalet.

Elle se mit à courir, mais j'étais à des lieues d'imaginer qu'elle n'arrêterait jamais.

Que rien ne ferait renâcler son élan, comme un cheval de concours paralysé par le dernier obstacle sur une course de haies.

Elle courut, et je n'entendis rien, hormis un claquement de tonnerre de tous les diables.

J'étais muet subitement, immobile à l'instar d'une statue, statufié je ne savais comment, ni par quelle force. Probablement la force du destin de ma bien-aimée, son destin et non le mien. Comme je les aurais troqués l'un contre l'autre volontiers !

 

Il s'avéra que dans l'obscurité du jour déchiré par l'orage, et paniquée probablement, Marie-France ne s'était en aucune manière arrêtée avant de heurter l'obstacle constitué par la barrière de bois érigée entre la colline et le lac où nous avions batifolé de si longues heures. Au contraire, elle avait heurté, puis surtout franchi la barrière avec la force et la volonté d'un boulet de canon, et je ne saurai jamais si elle réalisa qu'elle se jetait dans le lac.

Ou dans le vide. Tant de fois nous avions sauté à l'eau par ce point de vue, pourtant même l'eau la plus docile peut se transformer en paroi mortelle, l'entrée dans l'eau peut être fatale si on n'y prend garde, tout dépend de l'angle de pénétration, par exemple. Or, Marie-France se trouvait dans un état mental que j'avais probablement rendu indescriptible. Ainsi tout était de ma faute, malgré les paroles de réconfort entendues beaucoup plus tard. Je ne me pardonnerai jamais. Ni ne pardonnerai non plus aux éléments déchaînés de cette fin de journée. Comme si Dieu lui-même avait été en colère contre Marie-France, pourtant sa créature, comme nous tous. Comme s' Il avait ourdi tout cela comme un cruel châtiment divin.

Car la foudre tomba. Déjà assommée par sa « chute » à l'eau, Marie-France subit en sus la foudre des cieux. La jeune femme n'était probablement pas morte au moment où son front toucha les pierres situées en profondeur, en raison du niveau élevé de l'eau du lac (ni elle ni moi n'avions pied en aucun point du plan d'eau, nous nous en étions assurés).

Par contre, la foudre l'avait cueillie et CELA lui avait été fatal. Beaucoup plus tard, « nous » retrouvâmes une Marie-France à la peau du corps tellement brûlée qu'elle en était calcinée. Par endroits, la peau avait littéralement fondu, dévoilant de larges portions de squelette. Ce qui était encore plus atroce, la défiguration de son visage était telle que cela la rendait méconnaissable. Si ce n'avait été mon témoignage il eût fallu l'identifier au moyen de ses empreintes digitales, qui demeuraient. Comme si la singularité profonde de son être, son identité essentielle, ne pouvait être gommée par Dieu lui-même.

Je me suis confessé auprès de confesseurs d'une église que je me suis mis à fréquenter peu de temps après cela. Suite à ma confession, pas trop crédible j'en conviens moi-même, l'on m'a proposé plusieurs possibilités. J'ai fait du bénévolat au sein de la paroisse, j'ai même caressé l'idée de faire mon entrée dans les ordres. Après le métier de pompier, quoi de mieux que l'entrée dans la prêtrise. Je suis sûr et certain que j'aurais fait un prêtre parfait.

Quand j'y repense, Notre Dame de Paris, la cathédrale, a mis cinq années avant de se redresser du feu qui l'avait ravagée en l'an de grâce 2019. Cinq année durant lesquelles des travaux de fourmis n'ont cessé afin de lui rendre une physionomie.

En comparaison, Marie-France n'a pu bénéficier de la moindre chirurgie réparatrice. Elle est morte et son squelette, comme le reste de sa chair, a été enterré. On ne remet pas debout un être humain comme une cathédrale !

Pourtant, tellement de gens pleuraient au moment de la cérémonie de ses funérailles que l'on aurait pu parler de « Notre dame » à tous. Elle nous manquait. A moi plus encore, bien évidemment.

Si j'évoque à la fin de ce récit la cathédrale Notre Dame de Paris, c'est que depuis qu'elle est reconstruite je m'y rends assez régulièrement. Et je prie, agenouillé devant la croix du Christ. Je repense à Marie-France, à ses derniers mots surtout...

Avait-elle perdu la raison ? Détenait-elle des pouvoirs occultes secrets ?

L'origine du nom de la décoction, la mixture qu'elle utilisait régulièrement depuis des années, même depuis son enfance m'avait-elle dit.... O.C.P comme omni cartel de produits ; origine probable : la série télé robocop qu'elle regardait petite fille. J'ai lu de bout en bout son journal intime.

Elle avait entretenu toute sa vue durant une relation très particulière avec la chair, les choses organiques d'une manière générale.

Et j'ai compris qu'elle n'avait jamais été une jeune femme ordinaire.

Oh ! Que non....

 

FIN.

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