"Depuis l’occupation de l’ensemble de Jérusalem en 1967 par Israël, la question de « la propriété » de la ville oppose âprement les communautés palestinienne et israélienne. Elle est porteuse de conséquences majeures sur les plans politique, religieux, social et juridique.
Au cours des dernières décennies, plusieurs gouvernements israéliens et de nombreuses organisations sionistes ont lancé une croisade mondiale avec pour objectif de traduire le contrôle politique d’Israël sur Jérusalem en possession physique et légale exclusive de la ville par des organisations juives particulières. C’est déjà le cas pour le contrôle du culte au « mur des Lamentations » (ou Mur occidental)1. Des efforts similaires — avec un soutien financier et politique puissant d’organisations évangéliques aux États-Unis — existent pour la prise de contrôle de l’esplanade des Mosquées2.
Un soutien total des États-Unis
C’est dans cette optique qu’il faut comprends la loi signée le 6 décembre 2017 par Donald Trump pour déplacer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. C’est une étape majeure vers une propriété exclusivement juive de Jérusalem. Trump n’a fait qu’entériner une décision adoptée par le Congrès américain en 1995 (connue sous le nom de Jerusalem Embassy Act), et il ne s’écarte donc pas de la stratégie américaine précédente. Cette décision met en évidence le soutien écrasant qu’Israël reçoit des institutions politiques et civiles américaines, avec plus de 130 milliards de dollars (117 milliards d’euros) d’aide militaire et non militaire (1948-2018) et des milliards de dollars d’aide indirecte, comme le financement d’innombrables programmes universitaires satellites ou d’échange en Israël, le parrainage de membres de l’armée et de la police israéliennes pour former les forces américaines de police, etc.
Ajoutez à cela l’énorme couverture diplomatique américaine qui a permis aux gouvernements israéliens d’échapper à leurs responsabilités politiques et juridiques sur la scène internationale pour leur mépris total des conventions et des accords internationaux, leur système d’apartheid et leur traitement terrible des Palestiniens. Il ne fait aucun doute que de nombreuses grandes puissances d’Europe occidentale comme la France et le Royaume-Uni, et même certains États arabes soutiennent l’objectif israélien de passer du contrôle politique de Jérusalem à la possession exclusive de la ville.
La force ne donne pas tous les droits. L’histoire nous dit aussi que la force n’a pas abouti à des solutions ou à des réalités durables. En 587 avant Jésus-Christ, les Babyloniens détruisirent Jérusalem et exilèrent les anciens israélites, mais leur acte ne fit que renforcer l’attachement à la ville, comme le dit dans La Bible le psaume (137.5) : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ! » La destruction du temple par les Romains en 70 après J.-C. engendra un fort désir de le reconstruire. On peut dire que les chrétiens et les musulmans, en tant qu’héritiers de l’histoire biblique, ont été inspirés par ce désir dans la construction de l’église du Saint-Sépulcre et du Dôme du Rocher, qui étaient tous deux en partie des réalisations de la reconstruction du Temple. Et il existe aujourd’hui des groupes juifs et protestants qui cherchent à reconstruire l’ancien temple juif, et leurs efforts ont de graves conséquences politiques sur la question palestino-israélienne. On peut dire qu’Israël joue le rôle de Babylone et de Rome, et les Palestiniens, comme les anciens israélites en 587 avant notre ère et les Juifs en 70 de notre ère, en sont les victimes.
Saladin et Richard Cœur de Lion
Jérusalem appartient à tous et à personne. La ville n’appartient à aucune communauté particulière, mais à tous les monothéistes. Cette simple réalité devrait être prise en compte pour déterminer le statut de la ville sainte, et ceux qui sont aveuglés par leur puissance actuelle devraient apprendre de l’histoire. Ils devraient admettre que Jérusalem est un héritage universel et que celui qui la contrôle doit en être le gardien. C’est ainsi que d’innombrables dirigeants musulmans ont traité la ville, même lorsqu’il était tentant de la posséder, et que leur pouvoir aurait pu le leur permettre.
Le sultan Saladin fournit un bon exemple de cette attitude envers Jérusalem. En 1192, il conclut avec le roi Richard Cœur de Lion un traité de paix qui mit fin à la guerre entre les deux camps. La paix permit aux Francs3 de reprendre leurs pèlerinages à Jérusalem, ce qui ne plaisait pas au roi. Il écrivit à Saladin que seuls les porteurs d’un laissez-passer signé de lui devaient être autorisés. Ceux qui n’en avaient pas devaient être refoulés par les musulmans. Saladin répondit qu’interdire à un Franc de se rendre à Jérusalem reviendrait à trahir son devoir d’hospitalité.
On pourrait penser qu’il s’agissait d’un « coup de com’ » de Saladin, pour employer une expression moderne. Mais ce n’était pas le cas. La réponse de Saladin à Richard procédait d’une vision historique des dirigeants et des savants musulmans : pour eux, les musulmans n’étaient pas les propriétaires de Jérusalem. Ils étaient les gardiens de la ville, et il était de leur responsabilité de protéger et de garantir le droit de tous les pèlerins, musulmans, chrétiens ou juifs de venir prier dans leurs lieux saints, dont certains — comme le Dôme du Rocher — sont partagés par les trois religions monothéistes.
Ce n’est pas la seule fois que Saladin observa les règles de son rôle de gardien qui déterminaient ce qu’il pouvait faire ou non dans la ville, même si la force lui permettait de les outrepasser. En octobre 1187, après avoir repris Jérusalem aux Francs qui l’occupaient depuis 1099, Saladin a convoqué une assemblée d’officiers supérieurs de l’armée, d’administrateurs et de savants religieux pour discuter du sort de l’église du Saint-Sépulcre. La majorité des personnes présentes lui a conseillé de ne pas toucher à l’église, car les musulmans avaient l’obligation légale de la protéger et de défendre le droit des chrétiens de venir en pèlerinage à Jérusalem. Ils ont fait valoir que ces droits avaient été inscrits dans la loi par le deuxième calife Omar Ibn Al-Khattab, qui est venu à Jérusalem en 638, suppose-t-on, et y a conclu un pacte avec les chrétiens connu comme le « Pacte d’Omar » (al-uhda al-umariyya). La notion de « garde » explique pourquoi, au moment de l’occupation britannique de la Palestine en 1917, et malgré une domination musulmane de près de 1300 ans, les chrétiens étaient les principaux propriétaires fonciers de Jérusalem.
Chaque religion a marqué la ville
Jérusalem occupe une position centrale dans l’univers religieux de l’islam, du christianisme et du judaïsme, et les trois religions partagent le récit biblique fondateur qui en a fait le centre religieux du monothéisme. Chaque communauté y a ajouté sa marque et ses récits. Le fait que les musulmans se soient sentis obligés de défendre et de protéger les lieux de culte chrétiens et juifs à Jérusalem ainsi que leur libre accès ne signifie pas que la ville n’était pas importante pour eux. Leur lien religieux et politique avec Jérusalem remonte au premier siècle de l’islam (VIIe siècle de notre ère), et il a été façonné par l’héritage biblique partagé avec les juifs et les chrétiens. Les musulmans ont ajouté leur propre empreinte au fil des ans, et elle est aujourd’hui partie intégrante du patrimoine islamique de Jérusalem. La construction du Haram Al-Charif (le Dôme du Rocher et la mosquée d’Al-Aqsa) par les califes omeyyades, ainsi que de nombreuses autres structures religieuses majestueuses témoignent de l’importance de Jérusalem pour les musulmans.
La ville est importante parce qu’ils croient que la création a commencé là, parce que d’innombrables interventions divines et manifestations prophétiques se sont déroulées dans et autour de la cité, et que c’est là qu’aura lieu la fin des temps. Au cours des siècles, de nombreux musulmans sont venus en pèlerinage à Jérusalem, ou ont fait étape dans la ville sur le chemin de La Mecque. Il était très courant, dans l’histoire de l’islam, de s’arrêter à Jérusalem sur le chemin du pèlerinage du hadj à La Mecque ; cette coutume a cessé uniquement en raison des violences qui ont précédé et suivi la création de l’État d’Israël. Jérusalem était également un lieu de choix pour accomplir une retraite spirituelle, en particulier pour les soufis et de nombreux autres musulmans, car selon la foi islamique le prophète Mohammed en était parti pour le ciel, où il avait rencontré Dieu (événement nommé Al-Miraj, la Montée divine). Certains musulmans désiraient aussi se rendre à Jérusalem pour s’y familiariser avec la ville, en vue du jugement dernier."
https://orientxxi.info/magazine/a-qui-appartient-jerusalem,3221