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satinvelours

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  1. Le sujet est mis en péril et Robbe-Grillet explique que le nouveau roman ne peut pas présenter de personnages qui soient animés d’une mémoire et dotés d’un désir car la culture qui a justement porté le culte de l’individu, la culture bourgeoise et le libéralisme a vécu. À partir de là il y a un réalisme neo-romanesque, c’est-à-dire que pour Robbe-Grillet ou Sarraute, qui le dit très clairement sans aucune polémique dans « L’Ère du soupçon », il n’est plus possible d’écrire comme Balzac. Balzac est devenu le lieu d’une controverse enflammée entre Mauriac et Robbe-Grillet. On ne peut plus écrire comme Balzac bien qu’il soit un monument de la littérature, mais précisément il adhère à une vision de l’individu, à une vision libérale et à une conception de l’énergie qui sont complètement périmées. Le réalisme neo-romanesque c’est choisir l’inconsistance, l’absence de qualité, l’insignifiance, puisque le sujet n’est plus identifiable. Le sujet est devenu un numéro matricule. Une littérature du sujet est décalée par rapport aux contemporains que nous vivons. C’est un pari audacieux pour dire la situation contemporaine et la situation idéologique contemporaine dans laquelle on est. Le fait que l’action disparaisse laisse la place à la contemplation. De très nombreux personnages sont des contemplatifs faute d’agir. On retrouve l’influence de Sartre de La Nausée. Dans le conflit entre les nouveaux romanciers et dans le refus de l’engagement, dans la polémique avec l’existentialisme, Robbe-Grillet distingue clairement le Sartre de L’existentialisme est un humanisme et le Sartre de La Nausée. Il retient le Sartre de La Nausée et cette espèce de fascination de Roquentin pour la racine de marronnier. Cette fascination, cette passivité médusée, tétanisée est très présente : faute d’agir on regarde et on se laisse absorber par une racine, une gomme, une cordelette, une carte postale. Le récit n’existe plus, il est remplacé par la description. Pas d’intrigue au sens romanesque du terme, pas de mouvement, parce que pas de mémoire et pas de désir. Il y a une appellation intéressante qu’a proposée Jean Cayrol (« Je vivrai l’amour des autres »), d’appeler cette littérature « lazaréenne », disant que le personnage du nouveau roman « avance par bonds parfois tapi comme des bêtes dans la jungle. C’est un homme sans mémoire qui n’a donc pas non plus de responsabilité ». C’est un personnage qui persévère dans son inconsistance. Cette métaphore que propose Cayrol, la littérature lazaréenne, définit la littérature qui renaît des cendres de la deuxième guerre mondiale, dans un état de panique de la pensée en ce qui concerne l’esprit. Il distingue à l’intérieur de cette littérature lazaréenne des romanciers qui proposent de reconstituer quelque chose qui serait comparable à une mémoire. Duras met en scène des personnages qui tentent de se rappeler, de se souvenir tout en disant qu’on ne peut rien se rappeler exactement. C’est le thème du film Hiroshima mon amour , cette litanie « Tu n’as rien vu à Hiroshima » qui scande le film et qui revient à dire que plus aucune perception ni mémoration n’est sûre. Ce sont des écrivains Duras, Simon qui tentent de reconstituer une mémoire, c’est-à-dire de sauver quelque chose qui pourrait fonder encore une subjectivité. D’autres, et Robbe-Grillet fait partie de ceux-là, se contentent du présent, exposent des personnages qui sont là dans le monde qui regardent des objets ou des paysages mais qui ne sont pas habités par une mémoire.
  2. Le nouveau roman Première partie : Robbe-Grillet - Butor - Pinget - Ollier Historiquement l’appellation nouveau roman a été déposée dans un article du monde de mai 1957 par Henriot et reprenait un certain nombre de noms parmi lesquels figurent ceux qui feront des critiques sur la littérature : Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget (L’inquisitoire), Nathalie Sarraute, Claude Ollier (La mise en scène), Claude Simon, et par récupération Marguerite Duras. Cette appellation recouvre ces auteurs qui ont déjà une œuvre derrière eux, qui sont des singularités absolues, c’est-à-dire qu’il est impossible de confondre une page de Sarraute et une page de Robbe-Grillet. Elle s’accorde à une sorte de satisfaction critique car personne ne sait comment considérer ces inclassables qui sont des électrons libres que l’on n’arrive pas à situer dans le panorama. Cette dénomination a un peu une vertu pédagogique, elle essaie de donner des clés aux lecteurs pour un certain nombre d’œuvres et d’auteurs inclassables. Elle sera justifiée de l’intérieur par Butor et Robbe-Grillet qui sont des romanciers intéressants, avec une œuvre évolutive et des critiques qui justifieront l’appellation au nom d’un ensemble de refus. Nouveau roman, l’adjectif insiste sur le caractère inédit, insolite d’un type de production romanesque qui n’a jamais encore été lu ou écrit. Les prises de positions théoriques ou critiques de Butor, de Robbe-Grillet ou de Jean Ricardou (l’intégriste du groupe, romancier assez illisible), explicitent ce qu’il y a de nouveau. L’appellation entre en concurrence avec d’autres, le nouveau théâtre avec Genet, Adamov, Ionesco. On a parlé de littérature objectable, de littérature de l’objet qui a détourné le sujet. On a parlé aussi d’école du regard qui correspond tout à fait à une tendance de l’écriture du nouveau roman. Il y a aussi le phénomène des éditions de minuit. Jérôme Lindon, qui publie toute l’œuvre de Beckett, se laisse convaincre par Robbe-Grillet qui a un talent de chef de fil aigu, de favoriser cette étiquette. Il y a une entreprise de récupération de l’inclassable menée, d’un point de vue de la littérature sur la pensée, par Robbe-Grillet et suivi par Jérôme Lindon. Les éditions de minuit représentent dans le panorama éditorial français un cas intéressant. Elles ont été fondées pendant la guerre en 42 pour résister à la propagande allemande. Ce sont des éditions audacieuses. C’est dans cette édition, collection la critique, que paraissent des grands noms des sciences humaines en France dans les années 50, comme Deleuze, Foucault, Bourdieu. Jérôme Lindon a pris une part stratégique dans le lancement de ce qui n’est ni une école, ni un mouvement. C’est un regroupement d’individus singuliers en marge du roman traditionnel, refusant un certain nombre de conventions du roman traditionnel. Robbe-Grillet a publié en 63 un texte théorique « Pour un nouveau roman » qui explicite ce qu’est cette nouvelle littérature. Il y a une liste des notions périmées parmi lesquelles on retrouve l’intrigue, le personnage, l’engagement. Il reste donc un travail de lecture qui est loin du romanesque. Céline a participé à une lame de fond qui emportait le roman traditionnel, et comme exergue de la Nausée Sartre a choisi une phrase qu’il emprunte à une pièce de théâtre de Céline « c’est tout juste un individu ». D’une certaine façon les personnages du nouveau roman sont tout juste des individus, sans importance collective, que l’on a appelé des antihéros, en rupture totale avec l’image d’un personnage romanesque doté d’une certaine épaisseur, d’une certaine énergie. C’est très sensible dans les titres mêmes : Pinget publie un roman « Quelqu’un », Nathalie Sarraute « Portrait d’un inconnu » titre paradoxal, Beckett « Molloy » non très courant en gaélique. Il y a cet affichage du caractère ordinaire non particulier, non singulier du personnage qui est « on ». Ces personnages restent des isolés et des marginaux dont on ne comprend jamais très bien et ce qu’ils cherchent ni ce qu’ils veulent puisque l’énergie du désir ou l’énergie de la quête leur fait défaut. Ils sont là. « L’emploi du temps » de Butor est écrit sur le mode du monologue intérieur « Je déambule cherchant la raison de moi-même dans le terrain vague que je suis devenu ».
  3. satinvelours

    La conscience

    La conscience ne peut pas sortir d’elle-même, elle est ce mouvement positionnel que les phénoménologues appellent l’intentionnalité. C’est cela qui lui confère rétroactivement sa réalité. Elle n’existe pas autrement et ailleurs que par ce mouvement là. La conscience, pour se saisir, est obligée de poser quelque chose d’extérieur à elle-même, même si cet objet extérieur à elle-même est encore elle-même, comme on le voit dans la plongée introspective. Quand je me réfléchis moi-même, quand le « je » de la conscience pose comme objet le « moi », quand je me pose comme objet, ce qu’on appelle la réflexivité, je ne sors pas de cette configuration. C’est-à-dire que c’est bien comme objet que je me pose et je me ressaisis par la médiation de cet objet, fut cet objet moi-même.
  4. satinvelours

    La conscience

    Eh bien moi aussi je me pose les mêmes questions ! Il n’y a pas de réponses chez les philosophes, du moins je ne les connais pas.
  5. satinvelours

    La conscience

    Pour les phénoménologues être une conscience c’est par définition ne jamais pouvoir être de l’ordre des choses. C’est donc se saisir non pas sur le mode de « l’en-soi », mode des choses, mais sur le mode justement opposé qui sera le mode du « pour-soi ». Pour-soi signifie donc conscience, conscience positionnelle, c’est-à-dire toute conscience est conscience de quelque chose. La conscience vide n’existe pas. Toute conscience se saisit au travers de son activité de représentation c’est ce que signifie la célèbre phrase de Husserl. Nous ne pourrons en définitive nous saisir que comme conscience, c’est-à-dire comme des pour-soi et comme une conscience qui n’est rien en-soi, qui n’est pas une chose.
  6. satinvelours

    La conscience

    Sur le plan de la connaissance la conscience c’est l’opacité. La conscience est conscience de quelque chose, comme le dit Husserl, elle ne se laisse jamais saisir, jamais définir, elle est un mouvement qui pose un objet et qui ne peut se ressaisir que dans ce mouvement positionnel de l’objet qui lui permet de se ressaisir comme conscience réflexive. On ne peut pas faire de la conscience un objet en tant que tel. On ne peut pas la saisir, elle est opaque, elle est obscure à elle-même. Quand j’essaie de me penser -conscience réflexive- c’est le « je » qui pense le « moi ». Mais le je n’est pas le moi. Le je est sujet, le moi est ce qui du sujet se sépare du sujet pour devenir objet, et là on est dans la scission. Il faut précisément ajuster ma vie, mon existence, mes actes à la connaissance de l’opacité de la conscience. Mais cette opacité de la conscience fait que, littéralement, la conscience n’est plus objet de connaissance. Ma conscience n’est pas, comme le voulait Descartes, une substance, mais comme le veulent les phénoménologues une activité incessante. Ma conscience n’est pas autre chose que l’ensemble des processus conscients qui la constituent. Si ces processus viennent à être suspendus, par exemple dans le sommeil, on peut dire littéralement que j’ai perdu ma conscience ou que je n’ai plus conscience.
  7. Des parents voudraient aider leurs enfants et les suivre dans leurs scolarité. Ils viennent aux cours du soir pour tenter de passer le DILF, mais parfois sont tellement dépassés qu’ils abandonnent. La barre est trop haute. C’est dans ce milieu que beaucoup d’enfants évoluent. Ces enfants d’émigrés, pour retrouver l’estime d’eux-mêmes, ne trouvent qu’un moyen : la violence. Trente collégiens, depuis seulement le début de l’année scolaire, ont été sanctionnés pour violences à l’interieur ou devant le collège, soit par une exclusion-inclusion, soit par une exclusion de trois jours et plus suivant le cas de violence. C’est énorme ! Il faut travailler sur l’estime d’eux-mêmes perdue depuis longtemps.
  8. « Tu vas finir par me faire lire Proust » Cet exposé, c’est un peu dans ce but que je l’ai écrit. Sinon te faire aimer Proust, du moins te le faire lire...le premier tome !
  9. C’est toute la pensée analytique qui ne peut procéder que par division sujet-objet. Chez certains penseurs, comme tu le soulignes, il n’y a plus de scission entre le sujet et l’objet. On va rassembler sujet-objet, néanmoins distincts, ensemble. Il y a une réconciliation entre ces deux choses nécessaires à notre pensée : d’une part l’existence d’un sujet qui pense, et de l’autre côté un objet qui s’offre à notre pensée. « L’homme est un phénomène parmi d’autre » Il y a mystère de l’existence qu’on ne peut éclairer. Mais on peut se nourrir de ce mystère et de cette force.
  10. Toute l’œuvre de Proust, la Recherche, est basée sur l’aventure intérieure. Il n’y a pas d’action. C’est une méditation sur le temps, le temps qui s’étire, le temps vide jusqu’à la révélation du Temps retrouvé. C’est un rapport intérieur, jamais tourné vers l’action alors que toi tu es dans un report extérieur toujours tourné vers l’action. À propos de Parménide tu as su la difficulté que j’avais lorsque j’écrivais « Il y a de l'être », nous en avons longuement parlé, cela m’interpellait et ne me satisfaisait pas. Néanmoins je ne voyez pas comment faire autrement. Il n’y a pas d’écriture chez Proust sans métaphore. On peut expliquer aussi que métaphorer c’est se placer de côté, une sorte de translation. On veut dire quelque chose mais on ne le dit pas frontalement, on se déplace, on le dit latéralement. C’est un rapport entre la chose latérale et la chose que l’on a pas nommée, dont on n’a rien dit directement, c’est ce rapport indirect qui travaille la signification par du sens. La métaphore, le recours à cette translation de la pensée, dit quelque chose et ce quelque chose fait partie intégrante du sens. Le langage n’est jamais neutre. La forme est indissociable du fond. Je ne dis pas la même chose quand je recours à la métaphore que quand j’essaie de conceptualiser, de ce que Hegel appelait, la pureté du concept .
  11. La métaphore en rhétorique est une figure qui désigne le rapprochement immédiat entre un comparé et en comparant. Immédiat, c’est-à-dire sans outil lexical de comparaison. C’est un transfert d’un objet à un autre qui n’est pas explicité dans la phrase par l’outil de comparaison : comme, semblable à … La métaphore est la clé de la stylistique proustienne. Or, comme il n’existe pas une sensation chez Proust, mais une sensation et un souvenir, c’est-à-dire une sensation et une première sensation à laquelle nous renvoie la seconde, il y a toujours deux objets, toujours virtuellement du moins, un comparé et en comparant. Tout le mouvement de la pensée proustienne est un mouvement de transfert, de rapport, d’analogie entre deux choses. Ce n’est pas une figure ornementale, décorative qui ferait joli dans le texte, c’est consubstantiel au projet proustien, parce que pour lui la vérité de sa perception du monde, de la vie psychique subjective est dans le rapport. La vérité n’est jamais dans une chose ni dans le sujet, ni dans l’objet, elle est dans le rapport. Et seule la métaphore qui exprime le rapport, c’est sa vocation en rhétorique, peut accueillir cette vérité. C’est dans le Temps retrouvé que l’essentiel du projet proustien s’explicite puisque l’on est au-delà de la révélation « Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément. Rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour enchaîner dans sa phrase les deux termes différents. La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents et les enfermera dans les anneaux nécessaire d’un beau style ». La métaphore est la figure qui réussit à dégager au-delà de la contingence du temps, de l’écoulement de la durée et donc de la métamorphose temporelle, l’essence d’une chose. Elle ne renvoie pas aux apparences des choses, mais elle renvoie à l’essence des choses parce que l’essence des choses est révélée par le rapport. C’est le rapport qui permet de quitter le domaine des apparences pour accéder à celui de l’essence. C’est pourquoi la métaphore chez Proust est nettement métaphysicienne. Une dernière chose aussi que dit Proust, c’est qu’il s’agit non seulement d’accéder à l’essence des choses mais il s’agit aussi de sortir du temps, de sortir des phénomènes de l’apparence, et aussi de percevoir et de sentir l’unité du cosmos, en particulier tout ce qu’il dit de la peinture impressionniste à travers la figure. Parce que ce que voit Proust dans la peinture impressionniste c’est l’impression, or le mot est récurrent sous sa plume, c’est aussi le fait de vouloir présenter l’impression subjective et non pas l’objet, ce qui annule les démarcations. L’écriture chez Proust ne peut se concevoir sans métaphore.
  12. C’est une œuvre sur le Temps, et les références à Bergson sont nombreuses. Il ne faut pas oublier que Bergson représente la philosophie du moment. Je ne pense pas en effet que tu prennes plaisir à lire l’œuvre. Néanmoins pour l’écriture tu y trouverais de la satisfaction. Je n’ai plus qu’un petit développement à faire avant d’en terminer avec Proust.
  13. Cette ambition intellectuelle est héritée du programme scientifique du XIXe siècle. Proust établit en permanence des rapports entre la perception, les souvenirs, mais il établit toujours aussi des rapports entre les choses sensibles et la pensée, entre ce qui est de l’ordre du sensible et ce qui est de l’ordre de l’intelligible. La donnée immédiate de la conscience, pour reprendre le titre de Bergson, l’intéresse pour être clarifiée par la pensée et par l’intelligence. Ce mouvement intellectuel vers l’intelligibilité d’une chose, la recherche qui anime le narrateur d’une continuité, d’une unité, d’une signification à trouver à sa vie et au temps qu’il aurait perdu pour mieux le retrouver, cette recherche-là marque l’héritage de la posture scientifique du roman du XIXe siècle. Il y a un effort dans l’œuvre pour maîtriser le réalisme. Le réel est touffu, très complexe, mais à partir des données immédiates du réel l’effort d’intelligence pour comprendre ce qui m’est révélé est très important. Entre autre il y a une tendance assez marquée dans la Recherche pour établir des lois, établir une typologie à partir d’expériences singulières dans un esprit scientifique. Nathalie Sarraute qui se demande comment elle a pu écrire après Proust fait un peu la même chose. Elle part d’une réalité touffue et inextricable pour essayer de tirer une intelligibilité de cette réalité c’est-à-dire d’établir des types de vérité. Il y a la même vocation interprétative, une vocation d’éclaircir ce qui est. Les appréciations, les appréhensions des visages sont toujours médiatisées ou médiées par l’œuvre d’art. Swann, lorsqu’il tombe amoureux d’Odette de Crécy, ou le narrateur lorsqu’il décrit une fille de cuisine, ce sont deux personnages, deux érudits, deux esthètes. Tout le monde ne voit pas un Botticelli dans un visage. Swann lorsqu’il voit Odette de Crécy tombe amoureux, d’où le malentendu initial. Il tombe amoureux d’une femme qui n’était pas son genre, dira-t-il à la fin d’un amour de Swann, tombe amoureux de la Zephora de Botticelli, et le narrateur, décrivant une fille de cuisine qui est enceinte, décrit la figure de charité dans un tableau de Giotto. La médiation de l’art va permettre de tirer la réalité vers un type et entre dans cette dynamique de type scientifique et herméneutique. Lorsqu’il décrit le visage d’Odette de Crécy, il y a une tendance à la typologie à partir d’un visage singulier et une émotion singulière. Swann est amoureux, il faut dresser à partir du portrait un type intelligible et clair. Sans doute y a-t-il déjà chez Proust l’intuition que l’on ne perçoit jamais naïvement quoi que ce soit et que la perception est filtrée par un imaginaire personnel, ou en l’occurrence un musée imaginaire personnel puisque ce sont Botticelli et Giotto qui sont cités comme référents derrière ces portraits. On retrouvera aussi ce phénomène, c’est-à-dire cette idée que je ne perçois, donc je ne me rappelle jamais rien naïvement. Je perçois à travers une représentation qui elle-même est déjà culturelle. Il y a une même tendance, lorsqu’il décrit une scène, à révéler la fin de cette scène que lorsqu’il décrit un tableau, et que la substitution du tableau à la scène s’est operée parce qu’on ne perçoit jamais ce que l’on a déjà perçu. Une autre idée aussi c’est que le texte s’interroge sur le rapport entre ce que l’on perçoit et ce que l’on est capable de comprendre ou de connaître. Il y a des choses qu’on ne voit qu’après avoir compris. La perception est entravée par de multiples obstacles, de multiples empêchements qui rendent la connaissance du réel, au sens où elle serait juste exhaustive, absolument impossible. Il n’y a jamais que des hypothèses sur le réel, sur ma perception du réel. C’est un enseignement très important de la Recherche. L’effort néanmoins vers l’intelligence demeure. L’impression sensorielle convoque le corps, la recréation par la mémoire d’impressions qu’il faut ensuite éclairer, approfondir, transformer en équivalent d’intelligence. On a tout le trajet proustien. L’impression qui ne m’est révélée que parce qu’elle est déjà mémorielle et que l’intelligence doit ensuite approfondir et éclairer. On ne part pas de l’intelligence, on part du corps et ensuite l’intelligence s’empare de ce que le corps lui a révélé. Cette évocation de déchiffrage est accentuée dans le Temps retrouvé. Par exemple la métaphore du hiéroglyphe. Et la conclusion, en fait, de la Recherche est cette phrase « L’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie et le vrai jugement dernier ». Donc dimension herméneutique, interprétative, intellectuelle, il s’agit de ne pas se satisfaire de la sensation mais de savoir accueillir la sensation pour réfléchir la sensation. Ce qui est en jeu c’est le salut, l’affranchissement du tragique, l’affranchissement du temps, le fait d’être délivré de la hantise de la mort.
  14. Dans le Contre Sainte-Beuve, il écrit « Chaque heure de notre vie aussitôt morte s’incarne et se cache en quelque objet matériel. ». Dans le Temps retrouvé « Toute impression est double a demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié... ». Cette démarcation entre le sujet et l’objet n’est pas une démarcation fixe. La sensation opère le passage entre le sujet et l’objet, la matière et la conscience. Il y a une tendance à l’âme primitive chez Proust, (conf. Levy-Bruhl), en particulier dans l’épisode de la madeleine. « Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles ». La sensation est au confluent de la matière et de la conscience. Il arrive que l’on ne sache pas répondre à une sollicitation sensorielle. Il arrive que l’on soit sur la voie de la réminiscence sensorielle, telle qu’elle peut être vécue dans l’épisode de la madeleine ou les pavés de Venise, mais que cela n’aboutisse pas. Il y a dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » un récit de l’échec de la mémoire qui est exprimé dans les termes de l´âme primitive. Par exemple la description des trois arbres où Proust inverse la perspective. C’est une expérience dysphorique dans la Recherche qui fait pendant aux expériences de félicité, de bonheur ou de joie. Ils arrive que la mémoire ne nous restitue pas ce qu’elle est chargée de nous rendre et ne nous délivre pas du temps, ne nous affranchisse pas du temps. L’épisode de ces trois arbres est une exception par rapport à la règle générale de la mémoire sensorielle euphorique proustienne. Ce qui est important c’est qu’une sensation cela n’existe pas chez Proust. Il y a toujours deux sensations. Une sensation doit être prolongée par une seconde pour que le sujet puisse éprouver son unité, et une unité essentielle qui le délivre du temps. Tout fonctionne en terme de rapport, d’analogie, de comparaison. La métaphore est consubstantielle au projet proustien. Il faut toujours deux sensations. Un souvenir rencontre une sensation, une sensation rencontre un souvenir. C’est le trajet dans la psyché de cette réminiscence qui délivre du temps. La perception a une importance stratégique à condition qu’elle soit remémorée. La mémoire chez Proust est ce qui rassemble l’être. Un être qui ne se rappelle pas ne peut pas dire « je ». Cette analyse de la mémoire est fondamentale. Les sensations privilégiées sont les sensations les plus immédiates, les plus instinctives. L’œuvre a une envergure intellectuelle majeure. Ce déchiffrement des signes du réel, c’est-à-dire la dimension herméneutique, interprétative de l’œuvre qui s’envisage comme une œuvre, Proust l’appelle déchiffrage. L’apprentissage mène à la révélation de la nécessité de déchiffrage.
  15. La durée est faite d’instants qui se succèdent. Deux instants coïncident et la félicité, la joie ou le bonheur viennent de la réaction à cette coïncidence qui fait l’expérience d’une simultanéité entre le passé et le présent et qui annule cette impression de durée, de vieillissement, de perdition. L’indifférence à la mort, la délivrance du tragique vient de là. C’est l’expérience d’une coïncidence, d’une similitude ou d’une simultanéité qui affranchit de l’écoulement linéaire du temps qui est nécessairement tragique. Le vécu subjectif par le sujet, sa durée intérieure est une durée continue, la vie, comme elle peut être pensée par Bergson, en même temps elle est syncopée par des instants magiques. Cette durée est continue, même si elle a une élasticité variable et syncopée par des instants magiques qui délivrent de la durée qui nous acheminent vers la mort. Cette durée intérieure Proust l’exprime à travers une métaphore littéraire : « Notre vie intérieure est comme une phrase musicale entamée dès le premier réveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points ». Cette intuition de la vie intérieure, cette temporalité de la vie intérieure nourrit simultanément les écritures du flux intérieur ou du monologue intérieur, cette idée que la vie intérieure est comme une phrase qui continue depuis le premier réveil de la conscience. Proust ne comprend pas l’expérience de la madeleine, il ne comprend pas d’où lui vient cette joie qui n’a rien à voir avec le plaisir sensoriel du goût et de la saveur de la madeleine trempée dans le thé, ce serait trop simple. Il cherche mais ne trouve pas. Il ne trouvera que dans le Temps retrouvé. Il lui faut la durée de toute cette vie pour trouver qu’il s’agissait d’un apprentissage et d’une initiation métaphysique puisqu’il s’agissait de s’affranchir du temps. Tout ce que raconte le narrateur entre temps, des histoires de mondanités, des histoires sentimentales, qui n’ont rien à voir a priori avec ce projet métaphysique, c’est en fait ce qui nourrit l’œuvre. L’œuvre a besoin de cet ajournement. Proust ne cesse d’ajourner l’action de son œuvre puisqu’il a une vie de dandy mondain, il n’écrit pas. Il n’écrira qu’après le choc du Temps retrouvé, devant cette évidence imprescriptible qu’il faut qu’il se mette à l’écriture de son œuvre. C’est l’histoire donc d’un apprentissage qui est en permanence ajourné pour des raisons sociales, mondaines, sentimentales, c’est-à-dire les raisons de la vie. Ce moi social sait qu’il n’est pas le moi profond qui sera le moi de la littérature et qui ensuite dictera sa loi. La vie sociale est toute entière récupérée par le projet de l’œuvre, elle entre dans tout un déchiffrement de ce qu’il y avait à comprendre dans ce que l’on vivait au moment où on le vivait et qui nous échappait. Cela explique aussi la structure de l’œuvre, car il y a un trajet linéaire. Comme dans ton récit d’apprentissage, la recherche du temps perdu s’achève par le temps retrouvé. Le programme est parfaitement annoncé. Il y a une dimension linéaire et un trajet en boucle ouverte, c’est-à-dire que l’œuvre revient sur des expériences intérieures, des expériences qui n’avaient pas été comprises au moment où elles avaient été faites, et qui seront comprises au moment de la révélation finale de la fonction métaphysique de l’art. C’est le fait d’entrer dans l’art qui va donner sens à toute l’expérience vécue. Cette mémoire est davantage une sensation gustative, l’expérience de la madeleine, ou une sensation tactile, heurter un pavé et Venise ressurgit, ou une sensation olfactive, plutôt qu’une sensation visuelle. Il y a une sorte de polyphonie sensorielle chez Proust qui défavorise la sensation visuelle, la vue étant presque trop cérébrale. Là où le corps est le plus immédiatement convoqué, viscéralement et instinctivement, c’est sans doute dans les expériences olfactives et gustatives. Le corps comme substrat de la sensation est omniprésent dans la Recherche, et là aussi on trouve les échos à la philosophie de Bergson, en particulier aux analyses qu’il fait dans un livre paru en 1896 « Matière et mémoire ». Bergson écrit : « Percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir. Nos sensations sont sans doute imprégnées de souvenirs et inversement un souvenir ne redevient présent qu’en empruntant le corps de quelques perceptions où il sincère ». Donc on ne se souvient bien que de ce que l’on a senti, et en même temps on sent parce qu’on se souvient. Bergson insiste sur un trajet à double vectorisation, percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir. On ne perçoit qu’une chose que l’on a déjà perçue et on ne se souvient que des sensations. Cette analyse est honorée et reprise par Proust qui insiste toujours sur le fait que la sensation est placée au confluent de la conscience et de la matière
  16. L’ampleur de l’œuvre de Proust est considérable et peut rappeler l’ambition totalisante du roman du XIXe siècle, en particulier la métaphore de la cathédrale qu’il utilise à la fin du Temps retrouvé, précisément lorsque le narrateur a la révélation de la nécessité absolue et urgente, étant donné l’approche de la mort qu’il sent, décrire son œuvre. Il réfléchit à la façon dont il va organiser et son temps et son énergie. Il envisage l’aide et l’assistance de Françoise qui est la gouvernante présente dans l’ensemble de La Recherche et il dit (destiné à Françoise et aux lecteurs) « Je bâtirai mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe en épinglant ici et là un feuillet supplémentaire ». Ce qui paraît important dans cette image de la cathédrale et de la robe, est que Proust ne met aucun orgueil dans cette image de la cathédrale, ce qui est important c’est l’idée du bâti. Il insiste sur la confection de l’œuvre est sur la construction de l’œuvre. Dans la correspondance avec Jacques Rivière le projet architectonique de l’œuvre de Proust est très sensible. Il sait toujours exactement à quel moment il choisira de placer tel ou tel morceau. Il travaille à différents morceaux en même temps, mais en ayant clairement dans la tête le plan final et définitif de ce qui deviendra La Recherche. Cette œuvre est consacrée à la mémoire et à une quête, la recherche du temps perdu. La mémoire c’est à la fois ce que nous devons retrouver et surtout l’opération psychique par laquelle nous allons retrouver ce temps perdu. La mémoire chez Proust n’est jamais un conservatoire de souvenirs qui surgiraient de façon particulière. C’est un laboratoire. La mémoire est toujours envisagée comme une opération de l’esprit totalement mystérieuse. C’est un laboratoire qui consacrerait l’identité profonde d’un sujet qui lui échapperait en partie à lui-même. Proust reprend à son compte une opposition qui est déposée par Bergson entre deux types de mémoire. Proust reprend à son compte une opposition qui est déposée par Bergson entre deux types de mémoire. La première mémoire est, chez Bergson, la mémoire de répétition de l’habitude associée à l’action mécanique, machinale, qui nous permet de vivre. Une deuxième mémoire est opposée à la première, c’est la mémoire vive, une mémoire qui surgit et qui jaillit à un moment incongru, imprévu et inopiné, qui est d’autant plus efficace qu’on ne l’attendait pas. Le souvenir a d’autant plus de puissance que nous avons oublié qu’il s’agissait d’un souvenir. Il y a chez Bergson l’idée que les souvenirs peuvent à la fois être conscients, en particulier les souvenirs qui sont ancrés sur une sensation, filtrés par la conscience et analysés et, de ce fait même, ont perdu de la fraîcheur, alors que d’autres souvenirs ont été enregistrés de façon préconscientes. L’individu ne sait pas qu’il se souvient, mais précisément le phénomène de la réminiscence restitue le souvenir, qui ne se sait pas souvenir, dans sa fraîcheur spontanée et originelle. L’expérience mémorielle que célèbre Proust, celle qui donne lieu à des moments d’extase, où on échappe au temps, c’est la deuxième mémoire, celle qui permet de faire l’expérience de ce surgissement intempestif, imprévu qui nous livre notre passé. Il nous le livre parce qu’il nous a déjà été donné. C’est ce paradoxe qu’il faut comprendre. Proust insiste très régulièrement sur l’importance de l’oubli dans la mémoire. Cet oubli ne veut pas dire que le souvenir a été tué, mais qu’il n’est pas parvenu à la conscience, qu’il a été conservé intact chez le sujet. C’est une analogie de situation, de perception qui nous rend le passé et qui nous délivre du temps. Il y a dans le Temps retrouvé nombreuses pages sur le souvenir : l’episode de la madeleine et celui des pavés de Venise. Il y a cette idée fondamentale que je ne dois surtout pas chercher à retrouver le passé, c’est le meilleur moyen de le rater. C’est fondamental. L’effort, l’effort de l’intelligence c’est l’échec assuré. Donc il faut se laisser abandonner ou hasard de ce qui est donné là c’est du bonheur. L’œuvre de Proust c’est aussi une œuvre sur le bonheur car le vocabulaire de la joie, de la félicité, du bonheur disent cet affranchissement du sujet par la mémoire sensorielle, cet affranchissement du sujet hors du temps, c’est-à-dire hors du tragique. Nous sommes affranchis de la mort, de la contingence et de l’angoisse de la fin. Ce qui nous affranchit du temps c’est la sensation, la coïncidence entre une sensation appartenant au passé, la madeleine ou le pavé, et une sensation appartenant au présent. C’est-à-dire que l’expérience de la mémoire sensorielle c’est l’expérience d’une simultanéité entre deux états de conscience, deux perceptions, que normalement sur l’axe du temps tout sépare, puisque, entre-temps, nous avons vieilli et que la magie du rapprochement, de l’analogie, ce laps de temps est aboli.
  17. On peut lire le roman comme un roman d’éducation parce qu’il s’agit d’une éducation sentimentale, toute l’analyse de l’amour, des intermittences du cœur dans les jeunes filles en fleurs. On peut lire aussi le roman comme un livre d’éducation morale, comme le récit d’une vocation artistique qui se découvre dans le Temps retrouvé. Finalement c’est le récit d’un écrivain en devenir, de la vie d’un écrivain en devenir mais qui ne se sait en devenir qu’une fois que lui a été révélé qu’il doit impérativement écrire. Tant que le temps n’est pas retrouvé, c’est-à-dire que le choc du temps passé, dans le bal des Guermantes à la fin du Temps retrouvé, ne lui signifie pas l’urgence absolue qu’il y a à faire œuvre pour échapper au temps, il est un mondain, il est un dandy, il est exactement ce que l’on a reproché à Proust au temps du Goncourt. Donc on peut lire aussi ce livre comme un roman de la mondanité, et sur la mondanité. En particulier le volume « Le côté de Guermantes » peut-être lu en parallèle avec un roman comme « Le rouge et le noir » de Stendhal. C’est vraiment la chronique d’une mutation sociale, de la chute de l’aristocratie, de la montée de la bourgeoisie, du rapport de rivalité et d’exclusion entre les deux milieux. On peut le lire bien sûr comme un roman d’analyse psychologique. De multiples entrées sont possibles. Il n’en reste pas moins qu’une fois le livre achevé, une fois le temps retrouvé, la clé de l’œuvre, l’œuvre se définit quand même comme le récit d’une vocation artistique. C’est ce que Proust entend présenter et entend exposer. Tout cela est très classique. Mais il y a quelque chose de très nouveau sous la plume de Proust, c’est l’importance qu’il accorde à la sexualité dans la connaissance de soi et dans la relation à autrui, et l’importance qu’il accorde aussi à la polarité du féminin et du masculin. Par rapport au roman d’analyse psychologique que l’on connaît, auquel on peut faire référence dans les années autour desquelles Proust écrit, l’œuvre est d’une modernité radicale. Il écrit à Jacques Rivière en septembre 1919 à propos de ce qu’il appelle la psychologie dans l’espace « Vous dirai-je que je ne crois même pas l’intelligence première en nous, je pose avant elle l’inconscient qu’elle est destinée à clarifier ». Le narrateur insiste assez régulièrement dans la Recherche sur une idée que le moi de l’écrivain, du peintre ou du compositeur, le moi de l’artiste n’a rien à voir avec le moi social fréquentable, celui que l’on peut croiser dans la rue et, en ce qui concerne Proust, dans un salon. Ce sera une idée très importante pour la critique littéraire en particulier. Il écrit dans Contre Sainte-Beuve « Un livre ou une peinture est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous que nous pouvons y parvenir ». C’est toute une méditation esthétique, philosophique, qui vise en dernier recours à atteindre ce moi profond au fond de nous-mêmes qui sera en plus un moi achronique, un moi délivré du temps, délivré des contingences du temps et de l’âme.
  18. La description chez Proust n’a jamais valeur de pittoresque. Elle est toujours mise en rapport avec une réflexion, une méditation sur ce qu’est regarder, ce qu’est voir, ce qu’est sentir, la relation entre la sensation et la vision du monde, l’intellection du monde qui a lieu dans l’individu. Le temps est très concentré car les anthologies nous montrent que certains instants clés, par exemple l’épisode de la madeleine, sont des instants d’extases magiques. Il y a une dilatation du texte à propos d’un moment très particulier, et qui a une densité très particulière, même si la signification n’est pas immédiatement intelligible. En dehors de ces instants magiques, extatiques, le temps s’étire, c’est un temps vide, c’est le temps de l’ennui, c’est l’attente d’une révélation, la révélation arrivant dans Le temps retrouvé. Ce rythme là est assez proche du récit poétique. On attend que quelque chose se produise. Ce quelque chose qui se produit chez Proust c’est la réminiscence par la voie de la sensation, et cette réminiscence est ensuite explorée par le narrateur pour analyser un rapport au temps et surtout en rapport à l’éternité. Toute cette aventure intérieure repose sur la mémoire qui est le constituant de l’œuvre, et cette mémoire est toujours la mémoire subjective, c’est-à-dire la mémoire du sujet et de la perception qu’a le sujet du temps qui vit, par opposition au temps mécanique, mesurable au temps de l’horloge. Proust récupère la conception qu’a Bergson de la durée intérieure d’un temps intérieur. C’est le vécu du temps par le sujet qui est l’objet de l’exploration proustienne. C’est le constituants majeur de l’oeuvre. Par ailleurs le roman se présente comme une sorte de sommes synthétiques puisqu’on peut le lire à différents niveaux, par différentes entrées.
  19. Proust et l’aventure intérieure A la Recherche du temps perdu. Cette œuvre est commencée en 1909. « Du côté de chez Swann », le premier volume, paraîtra en 1913, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » en 1919 et l’ensemble de l’œuvre s’échelonnera jusqu’en 1927. Marcel Proust meurt en 1922. Trois de ses œuvres sont posthumes. Cette publication ne va pas sans difficulté puisque le projet et l’écriture de Proust sont reçus comme peu lisibles, décadents. Proust a dû éditer à compte d’auteur le premier tome chez Grasset après d’autres refus d’éditeurs dont celui de Galinard. C’est un des remords cuisants de Gide qui avait la direction littéraire chez Gallimard. Celui-ci récupère l’œuvre à partir des jeunes filles en fleurs en 1919. En 1919 le roman est salué par le prix Goncourt, cette reconnaissance de la valeur de l’œuvre proustienne est rapide, car il semble qu’entre 1913 et 1919 se soit créé un lectorat. Néanmoins l’attribution du prix Goncourt crée une polémique car Proust l’emporte sur Dorgelès (Les Croix de bois), et comme on sort de la guerre le fait que soit consacré un roman de nature « aristocratique », une littérature passéiste voire décadente, face à l’œuvre de Dorgelès a suscité une véritable controverse. Jusqu’en 1970 l’oeuvre de Proust a été assimilée soit excessivement classique puisque l’analyse psychologique prend une part importante, soit trop attachée au symbolisme. Dans tous les cas une œuvre compliquée, trop sophistiquée. Une des phrases qui accompagne un refus d’édition pour Du côté de chez Swann consiste à se demander comment un auteur pouvait imaginer intéressant la scène de son coucher au point de la décrire pendant des dizaines de lignes. C’est l’image qu’en donne encore Céline dans Voyage « Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infini, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères ». Il reviendra sur sa position dans les années 50. Cette phrase résume assez bien le regard porté sur l’oeuvre de Proust, en particulier la substance de la polémique qui a salué paradoxalement la célébration des jeunes filles en fleurs. Cette œuvre romanesque pouvait étonner bien sûr, il fallait qu’elle crée son public. Mais il y a des accointances sensibles entre le récit poétique et cette aventure intérieure. Ce récit s’affranchit des contraintes réalistes, favorise des moments d’analyses, de réflexions, de méditations, en particulier sur le temps, favorise aussi des moments de descriptions qui ne sont pas intéressants sur le plan dramatique mais intéressants sur le plan philosophique.
  20. satinvelours

    La conscience

    Ce gouffre pour un mot qui n’est pas évident n’a rien d’étonnant. Ce mot nous dérobe des significations ce qui veut dire que ce qui est à chercher est ailleurs. Comme tu le mentionnes au début de ce fil, la conscience est si difficile à définir que philosophes et scientifiques ont peine à le décider.
  21. A te répondre je suis peut-être hors sujet. Tu me le feras savoir. Pour Platon les sens nous trompent. Si nous n’avions que nos sens notre rapport au réel serait nul. Si nous n’avions que nos sens nous aurions, à vrai dire, perception de rien parce que les sens ne nous disent rien. Nous ne percevrions pas la distinction des couleurs, nous ne verrions pas les formes, nous n’entendrions aucun son. Pourquoi ? Parce que pour percevoir une forme, il faut la connaître. Il faut stabiliser le flux continu de perception. Ce ne sont pas les sens qui nous disent, c’est une fonction supplémentaire des sens qui synthétise cette présentation pour dire là il y a quelque chose qui se distingue du fond. Il faut autre chose que l’ouïe pour entendre parler. Ne serait-ce que la musique et non pas un fond musical continu dans lequel nous ne parvenons pas à identifier les sons et les mélodies. Tout vient sans doute de nos sens, mais nos sens ne nous disent rien. Il y a donc une faculté qui stabilise nos présentations. Quelque chose qui fixe dans nos représentations des éléments de stabilité. On se souvient d’avoir eu telle représentation et en même temps on la structure. Maintenant, en lisant ton intervention, je vois mieux l’approche cerveau-esprit.
  22. On ne peut pas résister à la force de Voyage. Pas étonnant que Céline soit depuis quelques années étudié en agrégation. J'ai hésité avant d'en parler aux jeunes. Mais il fallait pour eux un auteur différent. Ils abordent Céline avec des yeux neufs. Ils ne connaissent rien du Céline pamphlétaire, contrairement à nous qui savons, en ouvrant Voyage et Mort à crédit, qu'il y a eu les pamphlets. Et c'est par ce langage "la parlure populaire" que je vais ouvrir ces jeunes à la littérature plus académique.
  23. Céline a lu Freud et a été profondément marqué par la façon dont Freud a repensé, à l'issue de la première guerre mondiale, les hypothèses qu'il avait lancées avant, et Céline a écrit Voyage en ayant à l'esprit l'hypothèse centrale de la psychanalyse. La question de l'étranger au cœur de soi-même qui est une définition que l'on pourrait donner de l'inconscient, centrale dans Voyage, amène à une autre question, qui sera politique, celle de l'étranger par apport à la nation. Le mot inconscient est présent mais le nom de Freud n'est jamais cité, et surtout il y a un débat entre la psychiatrie et la psychanalyse. Deux épisodes au début du roman, Bardamu blessé revient du front et se trouve soigné dans un hôpital neurologique, puis à la fin il n'est plus blessé mais médecin. Ce sont les extrémités du roman. Médecin assistant d'un psychiatre. Le discours que fait tenir Céline au psychiatre sur « la psychanalyse est une menace pour la culture française, pour la santé publique, pour l'identité nationale ». Céline dans la fiction rend son psychiatre fou, et discrédite le discours du psychiatre sur la psychanalyse. Il ressort de tout cela une critique toujours ambivalente de ce que représente le savant, c'est-à-dire le psychiatre, le rationalisme, la modernité occidentale, le positivisme et une vision de l'homme limité au corps. Le discours rationaliste scientifique est discrédité par l'écoute que lui réserve Bardamu. Les scientifiques sont les bouffons des chercheurs et ont la marotte de la civilisation. Le discours du psychiatre qui croit dans les faits porte sur la psychanalyse. « La psychanalyse est une outrance étrangère… La mode de guérir est une mode obscène comme tout ce qui nous vient de l'étranger ». La psychanalyse est une grande « pagaille » spirituelle mise au compte de cette science nouvelle moderne, la mode de l'intuition, mode féminine, invertie, qui dévirilise la société française. Ce discours est disqualifié par Bardamu, ce sont des controverses intellectuelles pour lui, des ergotages. Le sujet est délogé de lui-même par l'inconscient, la culture et l'identité nationale, l'expression française est parasitée, contaminée par ce qui vient d'ailleurs. Céline n'associe jamais la judéité et la psychanalyse. Ce qui vient de l'étranger n'est pas ce qui vient d'un juif. Il y a la un non-dit. On entend ce que Céline ne dit pas en 1932, parce que l'on sait qu'il y a ensuite les pamphlets. Le juif n'est pas détaché de l'étranger, il n'est pas encore le bouc émissaire qu'il deviendra dans les pamphlets. Ce qui vient d'ailleurs, ce qui nous menace dans notre identité de sujet et dans notre identité de nation française c'est ce qu'il faut abolir. Ce que retient Céline de Freud c'est le développement du concept de la névrose traumatique déjà développé par Charcot à l'issue de la guerre. En 1920 Freud, en reprenant la deuxième topique, le moi, le ça et le surmoi, propose l'idée qui traverse le Voyage que l'instinct de mort et la pulsion de mort meuvent les individus. Ce que Freud a établi dans un essai « Au-delà du principe de plaisir » c'est que la guerre a définitivement perturbé le fonctionnement psychique, elle a révélé les virtualités les plus barbares de notre moi le plus profond et inventé une notion qui est le conflit intrasystémique du moi. L'idée que la guerre a soumis les individus à une double inconstance. Le conflit intrasystémique du moi que Freud théorise à l'issue de cette guerre explique cette désespérance de Bardamu et donne un fil de cohérence à l'intérieur du texte. Ce conflit, la pulsion de guerre et les pathologies liées à la guerre on les retrouve aussi chez les surréalistes. Il y a aussi un réalisme dans l'épisode premier où Bardamu se retrouve blessé. Les services de l'hôpital sont hantés par une obsession, détecter les vrais névrosés de guerre des dissimulateurs. Le roman crie et hurle, il se veut oral. Il commence par un verbe de diction « moi j'avais jamais rien dit » et cela se termine par un autre verbe de diction « qu'on en parle plus ». C'est le vocabulaire oral qui est omniprésent dans le livre. Chaque fois Bardamu nous interpelle, nous lecteurs, « Je peux en parler, j'y étais ... Moi j'vous l'dit » Cette dimension orale qui exprime une très grande familiarité avec le destinataire du roman produit aussi un effet de véridicité qui va de pair avec un souci de témoigner du réel. L'oralité c'est le témoignage, le devoir de mémoire. Céline écrit non seulement comme il sent, mais il veut écrire comme le peuple parle. Il y a un geste politique, puisque la parlure populaire dans le roman a été limitée jusqu'à présent. La langue la plus homogène c'est la langue du narrateur, c'est la langue académique. Céline veut imposer comme langue littéraire la parlure populaire. Il donne l'autorité à la voix des exclus, à ceux qu'on laisse crever soit en Afrique soit en banlieue parisienne. Cette oralité est présentée comme un attentat contre les institutions académiques et contre l'usage littéraire. L'oralité est d'énoncer ou dire la haine de la rhétorique, la haine des belles lettres par honte éthique et politique. C'est la langue des concierges qu'il veut faire entrer en littérature. Cette langue est sacrée parce qu'elle ne ment pas. Alors que la langue des académiciens, des psychiatres, des professeurs, des politiciens est une langue nécessairement mensongère. L'oralité est un attentat de type démocratique, une bombe métaphorique pour essayer de dénoncer la façon dont l'école, qui prétendait unifier la nation et faire entrer le peuple dans la société, a failli à son contrat. Il y a un conflit d'autorité. Mais dans Voyage on entend encore plusieurs voix. La voix du narrateur et aussi une voix qui sait réthoriser. Dans Bagatelles pour un massacre et les deux autres pamphlets, on n'entendra plus que la voix du peuple A ce moment-là le roman se resserre sur une espèce d'autisme. Et Céline a basculé vers le totalitarisme.
  24. Louis Ferdinand Destouches, dit Céline, nait en 1894 dans un milieu de petits commerçants précarisés par la modernité. C'est un autodidacte, fait des études de médecine. Ce trajet biographique est transposé sur le personnage de Bardamu dans Voyage. Après la guerre et les voyages il s'installe comme médecin des pauvres. La réception lorsque paraît voyage est unanime par Mauriac, Bernanos, Aragon, car le roman exprime une compassion pour les pauvres et les laissés-pour-compte de la société. Il a été critiqué par Nizan qui a tout de suite détecté l'ambivalence paradoxale dans le roman et, qu'à côté de la pitié pour les humbles, du cri d'alarme lancé à la démocratie, il y avait déjà de la sympathie, non exprimée dans Voyage, à venir pour le fascisme. Il y a déjà un thème très présent celui de la pourriture qui appelle une thèse de l'hygiénisme. Il faut purifier. La puissance de fascination qu'exerce un roman comme Voyage, qui n'est pas usée, continue à s'appliquer même si l'on est profondément choqué par Bagatelles pour un massacre. Malraux tranche la question de façon très binaire en disant que Céline est un pauvre type et un grand écrivain. Le lien entre roman et pamphlet semble tenir dans la colère, la rage, la haine. L'écriture pamphlétaire est une écriture passionnelle, une écriture de l'affect. Pendant la guerre Céline est condamné en justice, puis relaxé par Vichy, exilé à Sigmaringen en 1944, frappé d'indignité nationale en 1950 et amnistié en 1951. Il a eu le temps et l'énergie, qui est un moteur capital pour comprendre Céline, d'écrire « Féerie pour une autre fois, D'un château l'autre 57, Nord 60, Rigodon 61. Il meurt en 1961. Voyage suivi de Mort à crédit 1936 puis trois romans qui sont les romans problématiques de Céline pour des raisons idéologiques, trois pamphlets « Bagatelles pour un massacre 1937, L'école des cadavres 1939, les Beaux Draps 19141 ». Cette dimension compassionnelle a fait que Mauriac ou Bernanos ont salué Voyage comme un grand livre. Il y a un humanisme certain qui résonnait nécessairement pour quelqu'un comme Mauriac ou Bernanos. D'un point de vue esthétique Céline, comme le roman populiste, s'est inscrit dans la mouvance de Zola. Il prononce un hommage à Zola et expose la fascination pour le naturalisme. La dimension scatologique chez Céline c'est la métaphore qui nourrit Voyage, la métaphore de la viande qui deviendra charogne. Le réalisme est dépassé par une mission apocalyptique de la vie. C'est une mythologie de la réalité plutôt que la réalité dans ces dernières extrémités d'obscénités. Le titre de Voyage au bout de la nuit donne la dimension poétique, visionnaire, métaphysique du roman. Il ne s'agit pas de traduire simplement l'état de l'Europe, de l'Afrique, de l'Amérique et des ouvriers, mais il y a une dimension tragique, existentielle qui dépasse cela. L'épisode de la taylorisation des ouvriers dans Voyage est comparable au Temps modernes de Chaplin 1936. Le chimpanzé est l'image que choisit Céline pour dire l'animalisation produite par un développement économique et un certain traitement du travail. Cette image s'oppose à celle de l'asticot qu'il utilise lorsqu'il ne parle plus de l'homme social, le chimpanzé, mais de l'homme existentiel, le sous-homme claudicant, celui de Beckett. L'œuvre est fondamentalement tragique puisque ce qui est traversé c'est toujours la nuit. « Le cercle est refermé ». L'image de la ligne qui est le vecteur qui suit un roman de formation ou un conte philosophique s'annule à la fin du roman par celle du cercle refermé. Cette tragédie vient d'un profond sentiment de culpabilité enraciné dans une conscience chrétienne. Et cette culpabilité c'est de désirer vivre alors que la vie n'est que la nuit. Vision paradoxale car le désir de vivre n'est pas envisagé par Bardamu et par Céline comme une énergie vitale dionysiaque qui porterait vers le monde, mais comme une faute, voire une honte. Il y a cette vision chrétienne et coupable de la vie humaine parce que Bardamu dit qu'il se sent en permanence coupable alors qu'il est présenté par le roman comme une victime. Il n'est pas coupable d'un fait, il est coupable d'être né. C'est une reprise par Céline de l'angoisse au sens pascalien du terme, du spleen baudelairien qui pourrait engendrer le désir de ne plus bouger. L'obsession du voyage est assimilée à une manie, une maladie, une névrose. On ne peut pas ne pas vouloir voyager. On ne peut pas ne pas désirer vivre, et en même temps ce désir de vivre fait que notre condition d'êtres humains nous rend pire que l'ordure. Cette morbidité du texte a fait parler à la réception du livre d'une phénoménologie de la mort, c'est-à-dire un roman qui présentait des corps morts, mais cette présentation de la mort n'est « pas associée à une condamnation, à une explication ». Ce n'est pas un roman pédagogique, mais dans le cri il y a une explication qui est lancée sur cette morbidité à laquelle nous ne pouvons pas échapper et qui renvoie à la condition historique de l'individu, avant la guerre, et à la condition existentielle. « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu ». Il y a cette désespérance existentielle, et l'opposition individu-collectivité renvoie à la difficile relation entre l'individu et la communauté. C'est à la fois une œuvre atypique mais qui nous parle beaucoup pour le meilleur et pour le pire.
  25. La critique célinienne autorisée propose l'hypothèse que le nom de Bardamu est formé de trois écrivains auxquels Céline rend hommage. Bar : Barbusse « Le feu » Da : Daby « Hôtel du Nord » Mu : Ramuz : « Raison d'être » Barbusse auteur de Feu en 1925 avait déjà entrepris de faire passer la langue orale dans l’écriture, mais en la maintenant dans l’espace des dialogues. Il fait parler des combattants dans un niveau de langue qui est celui de l’oralité. L'emblème du roman populiste serait précisément « Hôtel du Nord » de Daby. C'est un roman qui se revendique naturaliste, c'est-à-dire devant représenter le monde des petites gens dans une langue claire, intelligible avec l'idée que le peuple est éducable. C'est un roman moraliste, il assigne au peuple la mission d'incarner la vertu. Ce roman populiste vise le roman esthétique décadent, Proust par exemple. Louis Guilloux « Le sang noir » 1935, évoque une ville de l'Ariège en 1917 où le personnage principal incarne un professeur physiquement infirme, désabusé psychiquement et intellectuellement. Désillusion à l'égard de la IIIe République et la déception à l'égard d'une république qui n'a pas tenu ses promesses en matière d'éducation, d'instruction publique. La IIIe République prétendait unifier la nation par l'instruction publique, éduquer le peuple et le convaincre de valeurs républicaines. Guilloux dans le sang noir reprend une phrase du voyage « la vérité de la vie c'est la mort » en faisant dire à son personnage « la vérité de la vie ce n'est pas qu'on meurt, c'est qu'on meurt volé ». Dialogue entre Céline et le roman populiste sur la question du peuple. Le roman socialiste (réalisme socialiste) est importé d'URSS en 1934 et deux noms sont très importants, à l'époque où Céline écrit pour montrer ses choix ou ses pulsions en perspective, Nizan et Aragon. Nizan écrit « Antoine Bloye » 1933 petit bourgeois qui rate sa vie. C'est un roman à thèse socialiste. C'est la chronique d'une existence pauvre, banale d'un petit bourgeois sans aucune conscience critique. La mission du roman socialiste étant évidemment d'éveiller la conscience critique. Ce personnage est broyé par le capitalisme. « La conspiration » 1938, saluée par Sartre et Camus, raconte la tentative de révolte par des intellectuels bourgeois mais peu crédibles car mus davantage par un romantisme lyrique que par une discipline révolutionnaire. Nizan est une figure éthique dans le panorama du roman socialiste parce qu'il a quitté le parti communiste au moment du pacte Germano Soviétique en 1939, et est tué en 42 à Dunkerque. Le roman socialiste va durer sous la plume d'Aragon jusqu'à 1967 avec la publication de son dernier roman du cycle « Le monde réel ». Il y a chez Aragon l'idée que le roman s'écrit de façon prophétique, dimension missionnaire que n'a plus Céline qui est totalement désespéré. Céline n'est pas tourné vers l'avenir, il est plus nourri par la déception et la désillusion. Ce qui est commun aux deux c'est la décadence de la bourgeoisie française, la mise en question de la démocratie libérale (« Aurélien »). L'idée d'Aragon c'est de se réinsérer après la guerre dans une société, dans une vie sociale, alors que l'idée de Céline n'est pas tant de se réinsérer dans la vie sociale où il se débrouille, mais de se réinsérer dans la vie, de se sentir vivant. Dans ce contexte parait Voyage qui produit une véritable détonation. C'est un roman autant salué par les conservateurs catholiques que par l'extrême droite et par l'extrême gauche. L'universalité de ce que dénonce Céline, le cri d'alarme qu'il lance, tout le monde en reconnaît l'urgence. Il y a suffisamment de paradoxe et de violence dans le roman pour qu'un communiste et un pré fasciste célèbrent le même texte.
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