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Tout ce qui a été posté par satinvelours
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Pérec a rendu hommage à Queneau mais ses textes ont une dimensions de volume et une dimension romanesque plus amples que l’oeuvre de Queneau. Il est très intéressant. Les textes de Queneau et des oulipiens en général, restent des textes brefs, courts, du fait de ce jeu de contraintes. Pérec a réussi à combiner dans le respect de l’oulipo le respect des contraintes et en même temps à donner à son œuvre une dimension romanesque et une dimension sociologique. La contrainte majeure que l’on connaisse qui donne lieu à un roman, dont le volume ait un volume de roman, est celle qui a produit « La Disparition » qui est écrite sans qu’une seule fois soit utilisée la lettre « e ». La contrainte qu’avait choisi Pérec, qui pour le français est une contrainte éminemment difficile, était d’éliminer le e. A ce livre fait pendant un autre « Les Revenentes », un clin d’œil, la réponse sous la forme d’une autre contrainte qui est le retour du e. Le talent de Pérec est tel qu’on peut lire La Disparition sans jamais s’apercevoir du poids de cette contrainte, sans jamais noter qu’il n’y a aucun e dans le récit, ce qui tient du prodige. Pérec a un intérêt marqué pour le classement. Cet intérêt pour le classement manifeste de la proximité entre les ouvrages de création, aussi bien des nouveaux romanciers que des oulipiens, et l’importance, comme l’appréhension du réel et de l’art, du structuralisme dans les sciences humaines. Cette manie du classement c’est-à-dire de la présentation du réel en système, système à l’intérieur duquel des objets prennent place et ne peuvent signifier que par la place qu’ils occupent à l’intérieur du système, ne peut pas se comprendre en dehors du structuralisme et du mode de pensée instauré par le structuralisme.
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L’ouvroir de littérature potentielle qui donne à l’Oulipo ses premières syllabes est créé en 60, avec l’idée de former un groupe qui partage cet engouement pour la rhétorique, et qui propose des procédés de production textuels. Il ne s’agit pas d’invention encore moins d’inspiration. L’inspiration est contestée, l’inconscient aussi. De la part de ce groupe et de la part d’écrivains formalistes, il y a la volonté de ne pas accueillir ce qui, du point de vue de la subjectivité et des réflexions contemporaines sur la subjectivité, pourrait faire dérailler le roman. Donc la technique, les contraintes et les procédés de production textuels permettent de laisser le champ libre à l’abri de l’imaginaire, du fantasme et de l’inconscient. Ce qui est important c’est la gratuité de la règle qui est arbitraire, qui n’a pas besoin d’être motivée autrement que par la démurgie de l’auteur, mais qui ensuite est impérative.
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Autre point commun à l’ensemble Breton, Robbe-Grillet et Queneau, l’admiration pour Raymond Roussel. Raymond Roussel est un auteur du début du siècle que Breton a découvert et porté aux nues en le comparant à Lautréamont, ce qui est une référence majeure pour le surréalisme. Il est connu pour deux textes qui datent l’un de 1909 « Impressions d’Afrique » dans lequel Roussel joue à réécrire Jules Verne, et joue avec les stéréotypes et les idées reçus sur l’Afrique, puis « Locus Solus » 1914, où un savant fou expose ses inventions plus délirantes les unes que les autres : une demoiselle volante, un diamant dans lequel évolue une danseuse qui, avec ses cheveux, fait de la musique et une vitrine dans laquelle des morts qui sont conservés dans la résurrectine, rejouent, dit Roussel, la scène majeure de leur vie. L’écriture devient un travail de rhétorique. L’idée est commune, aussi bien lorsque Ricardou dit que l’écriture ne raconte plus une aventure mais elle est elle-même une aventure, que lorsque Queneau créera en 60 l’Oulipo, l’idée que l’écriture est de la rhétorique, c’est-à-dire un exercice qui obéit à des procédés et qui connaît des techniques. À partir de cet engouement pour des procédés, des savoir-faire ou des exercices on peut comprendre que Queneau, qui est d’abord intéressé par la philosophie et les mathématiques, se mette à écrire des textes qui sont justement des variations rhétoriques Il est d’abord l’auteur de romans-poèmes « Le Chiendent » et a pour spécificité secondaire d’être démarqué du discours de la méthode de Descartes. L’idée est que ce roman refusera le romanesque. Il se choisit des contraintes, celle de Descartes, par exemple, d’un traité qui serait la matrice du chiendent. Et ensuite aussi bien dans « Loin de Rueil » en 45, que dans un livre de 65 « Les fleurs bleues » Queneau travaille sur des possibles narratifs à partir d’une même origine. Ce qui l’interesse vraiment c’est la variation rhétorique à partir d’une donnée originelle de la fiction, « Les exercices de style ». Il y a de la part d’Italo Calvino qui a fait partie du groupe de l’Oulipo un travail de ce type dans son roman « Si par une nuit d’hiver un voyageur ». C’est une succession de possibles narratifs à partir d’un même début, un jeu de constructions et de variations. Queneau dirige la bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard, il entre à l’académie Goncourt et entre au collège de pataphysique qui rend hommage à la mémoire d’Alfred Jarry, Alfred Jarry ayant créé le mot pataphysique pour se moquer des institutions et des académies. Cette ambivalence de Queneau et le sérieux qu’il accorde à cette fantaisie à laquelle il travaille est intéressante. Il y a de sa part la volonté anti académique de rendre, d’accueillir la langue orale, héritage de Céline, la langue parlée, dans l’écriture et la littérature. C’est très sensible dans « Zazie dans le métro » et Queneau écrit beaucoup sur la volonté de rendre la langue réellement parlée et lui laisser une place dans la littérature parce que cette langue réellement parlée lui paraît aussi, du point de vue des inventions verbales, des enchaînements de sonorités, plus foisonnante que la langue académique. Par ailleurs, c’est un auteur de dialogues, de scénarios de films. Il a écrit un roman dialogué « Le vol d’Icare » 68, plein d’humour sur un romancier qui crée un personnage qui sort de son texte et qui lui est donc volé. Toute la fantaisie poétique, assez onirique dans certains de ses textes s’associe à une très grande rigueur et à une très grande contrainte du point de vue formel et du point de vue rhétorique. Cet art oulipien s’apparente à l’art des grands rhétoriqueurs du XVIe siècle qui opposent au lyrisme un travail formel rigoureux.
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Bonjour Barbara lebol Je n’ai lu d’Anne Garréta que Sphinx. Le succès à sa sortie fut immédiat. Anne Garréta ne pouvait que séduire les oulipiens dont le travail cherche à expérimenter toutes contraintes littéraires nouvelles. La contrainte dans le roman Sphinx est très subtile. En effet il est impossible de connaître le sexe des héros. L’énigme reste irrésolue le livre refermé. Anne Garréta se détourne du réalisme, son roman n’est pas un roman traditionnel. L’atout majeur de ce livre est un style brillant au vocabulaire recherché, éminemment riche. C’est le travail de style qui porte et soutient le livre, c’est ce que je perçois tout au long du roman. Je vous suis tout à fait dans votre réflexion. Ce roman, comme dans l’ensemble des romans Oulipiens, est un exercice de style. Votre ntervention m’encourage à lire d’autres ouvrages d’Anne Garréta à laquelle je ne m’étais pas attachée lors de la sortie de Sphinx. Dans l’étude que je propose j’ai porté mon choix sur Queneau et Pérec parce qu’ils sont les représentants les plus éminents du groupe.
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L’OuLiPo Queneau–Pérec. Cette incapacité à inventer, à produire du roman qui nous fasse participer à une histoire, qui finalement satisfasse un désir d’histoire, est revendiquée par un autre groupe, le groupe des oulipiens. Comment le nouveau roman et le roman oulipien sont des propositions de créations différentes à des questions communes ? On peut considérer que l’œuvre de Raymond Queneau, et l’œuvre de Georges Perec ensuite, se détournent des mêmes choses que celles qu’avaient refusé et dont s’étaient éloignés les nouveaux romanciers : du sérieux et en particulier du sérieux de l’engagement de l’humanisme, d’une littérature à idées pour ne pas dire d’une littérature à thèses. Ils se détournent du réalisme, de l’intérêt qu’il y aurait à rendre compte de la réalité, d’un référent extérieur au texte et se détournent aussi de l’idée que la création puisse être le produit d’une inspiration ou d’une génialité, c’est-à-dire le produit ou le fruit d’un sujet intéressant du point de vue de ses émotions, de ses sentiments et de ce qui nourrirait son œuvre. Loin du sérieux du nouveau roman choisi par Robbe-Grillet, les oulipiens choisissent la fantaisie, c’est-à-dire une certaine forme d’arbitraire. Robbe-Grillet, Ricardou, Queneau ou Pérec choisissent aussi de considérer que l’écriture est une aventure c’est-à-dire un exercice, un jeu et que l’espace littéraire est un espace autonome par rapport à la réalité. Il y a une filiation certaine entre l’esprit du surréalisme, la volonté de ludisme du surréalisme, de liberté du surréalisme et le jeu sur la matérialité du langage, et non pas la référence à une réalité intratextuelle, il y a une filiation certaine entre le surréalisme, la revendication des nouveaux romanciers et les revendications des oulipiens en particulier. Cette filiation est tout à fait vérifiable par la fréquentation et la familiarité que Queneau entretient jusqu’en 1929 avec André Breton. Dans les années où l’oulipo est créé, dans les années 60, cela fait déjà un certain temps que Queneau s’est éloigné du surréalisme. Mais sa première curiosité va au surréalisme, c’est-à-dire une aventure littéraire qui n’est pas une aventure narrative mais une aventure poétique.
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Le dépassement de la chronologie, le contournement de la chronologie est rendu de façon privilégiée par le participe présent qui permet d’évacuer la question de la personne et d’évacuer la temporalité, c’est-à-dire de contourner les contraintes majeures de l’écriture du roman. Il renvoie toujours à cette indécidabilité de la source du sens puisque le mode est impersonnel donc la subjectivité est toujours associée à la méconnaissance et la temporalité. D’une certaine façon la béance de la temporalité et de la subjectivité est mise en histoire, en récit, au centre même de La route des Flandres, au centre même du roman, alors que précisément dans un roman traditionnel, au moment de l’attaque allemande que Georges subit on s’attendrait à un récit de cette attaque, là, le personnage s’évanouit. Dans la narration il y a un blanc, un vide qui reste au cœur du texte. Il y a de la part de Claude Simon une reconnaissance très humble de son incompétence romanesque. Claude Simon a toujours dit qu’il était un capable d’inventer, ce qui explique aussi que le matériau soit définitivement repris, retravaillé et réélaboré, un matériau biographique et personnel. L’incompétence de l’invention, l’incapacité à inventer une histoire, pouvait diriger Claude Simon vers la peinture d’abord, et ensuite diriger le roman simonien vers la description. C’est la raison pour laquelle dans le texte simonien on trouve infiniment de descriptions et en particulier une œuvre assez intéressante à cet égard qui s’appelle « Tentative de restitution d’un retable baroque » qui bien sûr peut difficilement se faire par la narration. C’est davantage un geste descriptif qui pourrait en rendre compte, et en même temps ce geste descriptif est toujours voué à l’échec ou en tout cas à l’insuffisance d’une tentative de restitution de retable baroque. L’adjectif baroque, sans doute, caractérise l’écriture de Claude Simon et de Nathalie Sarraute même si elles sont évidemment différentes. Il s’agit toujours d’une écriture qui évolue en boucle et même en spirale, toujours ouverte et toujours inachevée. Cette restitution cette tentative de restitution de retable baroque ou d’un roman familial est toujours ouverte est toujours inachevée. Il y a dans l’œuvre de Simon des traits communs à un certain nombre de nouveaux romanciers. Il y a des soupçons et des interrogations, une matière très personnelle, extrêmement intime, beaucoup plus que dans les autres œuvres des nouveaux romanciers, et en même temps une interrogation sur l’histoire et sur le rapport du sujet à l’histoire. Claude Simon est sans doute, à sa façon bien sûr, pas sur le mode sartrien, le plus engagé des nouveaux romanciers par rapport à l’histoire, mais cette histoire croisant un destin individuel et un destin collectif .
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Il y a à la fois une reconnaissance de centrage sur soi et l’impossibilité d’échapper à soi qui nous caractérise tous, et d’autre part l’impossibilité de dire quelque chose qui soit absolument vrai. La part de fiction, y compris dans un travail autobiographique, est incontournable. [ Je reviens sur le soupçon. A propos du soupçon qui pèse sur la mémoire et à propos de ce que se souvenir veut dire. Est-ce que cela veut dire avoir stocké des images emmagasinées telles qu’en elles-mêmes et que l’éternité ne changera pas, ou bien être travaillé de l’intérieur par des images ou des scénarios qui finalement sont réélaborés par le sujet à travers la distance qui sépare un mouvement vécu du moment tel qu’il est remémoré ? Toute cette réflexion sur la part d’imagination qui serait consubstantielle à la mémoire est menée par Pinget. J’ai évoqué Pinget et L’Inquisitoire dans la première partie du nouveau roman. L’Inquisitoire n’est pas du tout un roman autobiographique mais il offre une réflexion sur ce qu’est l’invention, l’imagination et la mémoire. C’est un roman entièrement dialogué. Il met en scène un personnage d’un vieux domestique sourd qui n’entend pas ce qu’on lui demande et un groupe de personnages, des messieurs qui restent toujours anonymes, qui l’interrogent sur le mode d’un interrogatoire inquisitorial, d’où le terme que Pinget est allé rechercher dans la langue médiévale. Pinget a une formation d’avocat. On soupçonne que quelque chose s’est passé dans cette maison et le domestique est sommé de se souvenir. Il ne peut pas se souvenir : soit il couvre ses patrons, soit il est sourd et n’entend pas ce qu’on lui demande. Pinget propose une approche du souvenir, de ce que souvenir veut dire, qui est assez proche de la conception que s’en font les auteurs d’autobiographies nouvelles. Ce qu’on se rappelle n’est jamais que de la fiction, du bricolage qui a été élaboré dans notre tête, qui s’appelle le souvenir, mais qui est en fait un fantasme. Toute cette incongruité des autobiographies néoromanesques est relative à ce soupçon qui porte sur la mémoire et au soupçon en général qui porte sur la subjectivité. ] L’œuvre de Simon est une œuvre très difficile. Dans la manière simonienne il y a d’une part l’absence de ponctuation, c’est-à-dire la volonté d’épouser un flux, le flux du temps quand bien même l’œuvre reste achronique. Cette absence de ponctuation il ne l’invente pas, il renvoie régulièrement à Faulkner. Il s’agit de mettre sur le même plan, sans rupture et sans hiérarchisation, des phénomènes qui sont des objets, soient des descriptions, soient des narrations. Puis il y a quelque chose qui s’est considérablement raréfié qui était symptomatique dans la manière des années 60, c’est la pratique du participe présent en particulier dans La route des Flandres. Cet usage est extrêmement intéressant de la part de Claude Simon car le participe est un mode impersonnel. Or comme on ne sait jamais dans ses romans qui parle, qui se souvient, Georges ou un narrateur extérieur à l’histoire, le participe comme mode permet à Claude Simon d’évacuer la question de la voix qui est une question centrale du roman et une des questions affrontées par le nouveau roman. Il utilise très symptomatiquement le participe présent. Le temps présent permet d’évacuer une construction chronologique de la reconstruction historique et de rendre une forme de simultanéisme de la conscience. Même lorsque un texte est au passé, même lorsqu’un récit est au passé, ce qui est le cas de La route des Flandres, le passé de la narration permet de renvoyer à une antériorité par rapport au geste d’écriture, ce qui est raconté, et en même temps ce passé est actualisé par le participe présent. Comme si au moment même de la narration, au moment même où le geste d’écriture accouche de l’histoire, l’actualisation à la conscience était rendue par le participe présent.
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Le père, et c’est vrai dans tout le nouveau roman, n’est plus une figure d’autorité, n’est plus garant de quelque système de valeurs. Toutes les figures d’autorité emblématisées par le père se trouvent réduites à des figures de victimes. L’œuvre n’est pas pathétique car la rhétorique de Claude Simon n’est pas une rhétorique pathétique, mais il y a une dimension compassionnelle sur cette histoire qui broie des générations les une après les autres. La fragmentation, la décomposition, l’atomisation sont relatives à cette expérience de la boue, la répétition du même, du piétinement du temps. La matière de l’œuvre de Claude Simon est profondément biographique. Bien sûr ce n’est pas assumé comme tel. On finit par comprendre que la matière biographique est nodale dans l’écriture du roman mais elle est recouverte par la mise à distance que représentent les descriptions des cartes postales. On voit aussi un autre trait de l’écriture, cette tendance paroxystique à la description, à une permanente continuité. On ne peut jamais donner un compte rendu précis, exact et définitif d’une image. La matière personnelle ou biographique, Claude Simon ne l’exhibe pas, mais elle est là, à la fin de l’œuvre. Dans le début ce qui est essentiellement lisible c’est la quête, l’effort vers une origine de soi-même, et dans les derniers romans « L’Acacia, le Jardin des Plantes et Le Tramway » la dimension autobiographique est de plus en plus évidente. Tous ces nouveaux romanciers on fini par écrire leur autobiographie. Robbe-Grillet «Les Romanesques » 85, Nathalie Sarraute « Enfance » 83, et Claude Simon « L’Acacia » 89. La mise entre parenthèses du sujet et la vie personnelle qui allaient de pair avec une méfiance à l’égard de la psychologie, correspondaient à un refoulement et ce refoulement à un moment est levé par tous ces auteurs qui, bien sûr inventent un geste d’écriture autobiographique nouveau, mais néanmoins prennent en charge la dimension personnelle de chacune de leurs existences. Ce qui est nouveau dans le geste, c’est précisément que l’autobiographie se présente toujours comme une auto fiction ( Doubrovsky). Tout ce qui a rapport au moi, à la famille est là, mais toujours présenté soit sous le titre de Romanesques, soit sous l’appellation de roman chez Simon. L’idée est de présenter la mémoire comme grevée par l’oubli donc forcément suspectée puisque se souvenir c’est inventer. Le terme d’autofiction peut assez bien correspondre à ce geste autobiographique des nouveaux romanciers, geste auquel a priori ils n’étaient pas destinés (si l’on en croit leurs déclarations de principe des années 50).
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« La route des Flandres » est un roman de 1960 dans lequel Claude Simon réutilise une interrogation sur le réel, sur l’histoire, sur le rapport du sujet à l’histoire telle que cette interrogation a pu l’habiter lui-même en 39 « Qu’est-ce qu’on fait là ? ». L’histoire, l’intrigue mobilise aussi, en dehors de la débâcle de l’armée française, un personnage d’un capitaine qui s’est suicidé avec toute une interrogation sur les motivations de ce suicide. Dans l’œuvre de Claude Simon l’instinct de vie et l’instinct de mort se répondent. Il y a une très grande importance accordée à la morbidité, à la tentation de la mort et en même temps une très grande importance accordée à la sexualité comme instinct de résistance à l’instinct de mort. Il y a un personnage, Georges, qui est en partie responsable de l’histoire, en partie narrateur. Puis à d’autres moments du récit il y a un narrateur extérieur au personnage, ce qui est extrêmement déroutant. On passe de la première à la troisième personne et de la troisième à la première personne. Les repères sont très difficiles à trouver sur la source de l’histoire et la source de l’énonciation de cette histoire. Qui raconte cette histoire ? L’idée qu’il y a derrière étant justement que cette source est indécidable. La voix est inassignable à une origine qui puisse être définitivement repérable. Il y a une lecture lacanienne du nom Georges choisi pour son personnage « je hors je ». Un personnage dans l’intériorité, donc la narration à la première personne d’un épisode historique qui peut être suggéré par le choix de la première personne, et en même temps cette intériorité est l’objet de la narration d’un autre, on est hors de cette intériorité. Cela rend compte de la difficulté de lecture liée à ce flottement énonciatif. La mémoire de cette histoire qui est en même temps collective interroge aussi l’énigme d’un retour du même. Cette débâcle rappelle la première guerre mondiale et donc les différentes figures d’officiers se juxtaposent les unes aux autres. L’histoire est éminemment énigmatique puisqu’elle est à la fois nouvelle, c’est une nouvelle de guerre, et le retour éternel d’un désordre déjà connu. C’est très sensible et plus visible dans l’Acacia parce qu’il y a juxtaposition de la guerre de 14, la guerre du père, et la guerre de 39 la guerre du fils. Il n’y a toujours pas de linéarité, on jongle avec les dates mais on sait quelle est la guerre dont il est question. Ce sur quoi insiste l’œuvre c’est précisément sur la répétition du même, c’est-à-dire une dimension préhistorique de l’histoire. Il n’y a aucune progressivité du temps, aucune construction au fil du temps. Même si globalement les nouveaux romanciers font chorus pour ne pas se charger de l’histoire, Claude Simon fait néanmoins exception. Les deux guerres sont très présentes dans son œuvre mais aussi la guerre d’Espagne (Le palace). L’inscription de l’histoire contemporaine dans le roman de Claude Simon est avérée, mais cette histoire qui se répète donne l’impression d’un enlisement, d’un piétinement toujours dans la boue. Cette histoire est collective, déclinée en deux temps 14 et 39, et donne l’occasion à l’écrivain de travailler à une sorte de roman familial. Ce roman familial c’est-à-dire la quête d’une origine a laquelle Claude Simon ne cesse d’entreprendre mais qui est inachevable, puisqu’aucune réponse sur le couple qu’était ses parents ne pourra jamais lui être donnée, cette quête est permanente. Dans « Histoire » à travers l’image du têtard, le roman s’interroge sur ce « moi » qui est le dernier mot du texte. Et toute l’histoire du roman cherche à reconstituer une image de ce père absent et surtout de ce père volé. Le père a été dérobé au fils et l’envoi du fils en 39 fait revivre un scénario de la vie du père et, d’une certaine façon les deux figures se confondent. Le père est par définition absent, et la figure d’adulte est par exemple l’oncle qui est le plus proche du père dans La toute des Flandres. (Je souligne les très belles pages de description de chevaux pataugeant et s’enlisant dans la boue ).
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Cette entrée en littérature s’associe à une immobilité contemplative et méditative, contemplation et regard sur le réel et méditation d’ordre mémoriel. À partir du « Sacre du printemps », 54, très vite le classicisme encore observable dans Le tricheur s’estompe. La phrase s’amplifie, s’allonge et devient tout à fait démesurée. Dans certains romans comme « Histoire » il n’y a même plus de ponctuation. Dans La route des Flandres il y a quelques points assez rares. Pour définir l’œuvre de Simon il faut voir la question –de l’écriture de la mémoire puisque toute l’œuvre peut être lue comme une quête mémorielle, –un travail sur la façon de dire ( Sarraute empruntait à Stendhal son idée sur le génie du soupçon « le génie du soupçon est venu au monde », Simon emprunte à Stendhal une phrase qui est « le sujet surpasse le disant » c’est-à-dire le moyen de dire, il y a un effort et une recherche sur le moyen de dire) – et enfin l’importance de la description. Pour entrer dans l’œuvre de Claude Simon qui est difficile il vaut mieux commencer par la fin de l’œuvre et remonter dans le temps. « L’acacia » publié en 89 aux éditions de minuit–collection minuit double–est un roman magnifique, structuré en séquences. Le roman est totalement acrologique mais il y a des chapitres qui correspondent à des moments datés de l’histoire. On comprend tout le travail sur la mémoire par l’écriture de Claude Simon. Cela permettra ensuite de lire des textes plus difficilement lisibles comme « Histoire », alors que la matière du roman est la même : cette réflexion sur l’origine et en particulier l’origine familiale. Ce qui caractérise, même lorsque le roman est construit, comme dans le cas de L’acacia, en chapitres, avec des dates, une datation très précise qui permet de savoir s’il est question de la première guerre, de la deuxième guerre –première guerre faite par le père – deuxième guerre faite par le fils–, ce qui caractérise même dans ce cas là l’écriture de Claude Simon, c’est la traversée du temps, la dimension achronique. Les scènes s’emboîtent, elles n’épousent pas la linéarité successive de l’histoire ou du temps. Les enchaînements se font davantage soit par emboîtement d’images et sur un fonctionnement analogique, une image suscite une autre image, soit par résonance c’est-à-dire par effet de sonorités. C’est la dimension poétique de l’oeuvre. Dans le discours de Stockholm en 86, Claude Simon dit que le mot est un carrefour de sens mais c’est aussi un carrefour de sons. Dans cette perspective l’écriture est une écriture de la signifiance, de la sonorité des mots et de la musicalité de la langue. Ce fonctionnement, soit par résonance sonore, soit par emboîtement d’images, perturbe la construction linéaire du récit qui cesse d’être linéaire.La perturbation correspond à la définition que lui-même donne du réel : le réel est un magma confus. Il y a une métaphore envahissante, la boue. L’image de la boue, et pas seulement dans les Flandres dans laquelle s’est enlisée l’armée française, la boue qu’est la vie, l’existence en général, est tout à fait récurrente. Ce caractère informe de la boue est suggéré par le caractère non linéaire et non organisé d’un point de vue logique du réel. On retrouve cette idée que tout est chaotique et que ce chaos est un désastre, un charnier, dans toute l’œuvre de Simon.
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Claude Simon est un prix Nobel de littérature obtenu en 1985. Il partage avec ses camarades du nouveau roman un certain nombre de conceptions à l’égard de la réalité de l’histoire, de la subjectivité. Dans « Le miroir qui revient » Robbe-Grillet donne une définition du réel « Le réel est comme du fragmentaire, du fuyant, de l’inutile, si accidentel même et si particulier que tout événement y apparaît à chaque instant comme gratuit, et toute existence privée de la moindre signification unificatrice. L’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte, le réel discontinu, formé d’éléments juxtaposés sans raison, d’autant plus difficile à saisir qu’ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire ». On peut d’emblée poser que l’écriture de Claude Simon peut se reconnaître comme une écriture de nouveau romancier précisément parce qu’on voit dans son travail cette décomposition, cette fragmentation, cette discontinuité dont parle Robbe-Grillet, et plus précisément dans son œuvre romanesque des années 60. L’œuvre actuelle de Claude Simon des années 80 et 90 a dépassé cette fragmentation au profit d’une recomposition. Le premier mouvement d’atomisation et de décomposition des souvenirs, des fragments de réalité qui sont présentés par le roman simonien sont recomposés dans une vision unificatrice. On peut considérer que l’exemple de Proust, c’est-à-dire le travail de décomposition que se livre d’abord Proust avant de recomposer toute une vie et toute une œuvre, peut servir de modèle au trajet de l’œuvre de Simon. La biographie de Claude Simon est une matière fondamentale de son œuvre. Il naît en 1913 à Madagascar d’un père officier, issu d’une famille rurale, entré à Saint-Cyr et tué en 1914, et d’une mère issue d’un milieu bourgeois. L’alliance voire la mésalliance des parents est un thème qui revient dans son œuvre, bien qu’il ne soit pas traité sur le mode de la mésalliance. Sa mère meurt en 1924 et Claude Simon est à 11 ans un enfant orphelin. Il bénéficie des rentes que lui assurent les propriétés de sa famille du côté maternel, en particulier des vignobles. Il mène une vie de dandy au cours de sa jeunesse et fréquente en particulier l’atelier d’André Lhote, un peintre cubiste mais figuratif. L’importance du regard chez Claude Simon, donc des descriptions suscitées par ce regard, la décomposition à laquelle sont soumises ces descriptions peut être mise en rapport avec un apprentissage du regard pictural formé par le cubisme. Dans les années 30 il parcourt l’Europe. Il s’intéresse, mais sans s’engager, à la cause des républicains espagnols à laquelle il est favorable. Le soupçon pèse de la part des nouveaux romanciers sur l’engagement et sur l’abdication de la liberté que peut impliquer l’engagement. Pour Claude Simon c’est la perception de la lutte fratricide qu’il y a entre les communistes et les anarchistes à Barcelone en 37. En 39 sa vie de dandy cesse puisqu’il est engagé dans un régiment de dragons et mêlé à la cacophonie et au chaos de la guerre où il se bat à cheval contre les blindés allemands. C’est le moteur, cette image de l’incongruité de la stratégie française, du roman « La route des Flandres » en 60. Il est fait prisonnier, s’évade et à la fin de la guerre commence sa carrière d’écrivain avec en 45 un premier roman, qui est encore relativement classique dans le sens où la chronologie est respectée, « Le tricheur ». À partir de 51 Claude Simon doit rester alité, il fait une expérience d’ordre physique, assez proche de l’expérience proustienne. Il découvre l’importance de la vision et du regard que l’on porte sur les choses, l’importance du souvenir et de la tentative de reconstitution d’un souvenir. Le noeud sans doute de l’œuvre de Claude Simon étant la tentative de restitution de l’image du père qu’il n’a jamais connu.
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Les personnages sont toujours dans un réflexe permanent de défense par rapport à l’agression potentielle d’autrui. C’est l’impossibilité de se passer de l’autre, la recherche de la communication, la recherche d’autrui, en même temps la hantise d’être exclu, d’être le paria, celui qui n’a plus le droit de parler et en même temps l’exclusion de l’autre. L’autre est là à la fois toujours invité et toujours éconduit. Cette ambivalence, c’est tout à fait fondamental pour Nathalie Sarraute. Elle thématise le fait d’avoir transformé la sous conversation en conversation théâtrale. Elle thématise et elle théorise au colloque de Cerisy en renvoyant aux analyses et au travail sur le cerveau de Jacques Monod. Se référant à Monod elle dit « On constate en effet que la partie du cerveau qui ne peut fabriquer du langage enregistre beaucoup mieux les sensations, les formes, les dimensions ». Elle tente d’établir une communication entre ces deux parties du cerveau, celle qui enregistre les sensations, les formes, les dimensions et celle qui peut se servir du langage de façon que le langage soit mis au service de cette sensation. C’est une œuvre d’une très grande liberté, parce qu’elle refuse les formes convenues, les préjugés. Poser la question du terrorisme du goût, qui revient naturellement à poser la question du terrorisme social, est assez courageux. Elle ne prend jamais la position cuite, de celle qui a raison, de celle qui a trouvé. Elle met en scène des drames, des rapports de force, des rapports d’exclusion ou des rapports d’agression, mais elle-même ne détient jamais la vérité absolue. C’est une œuvre de liberté sur ce plan là, antiterroriste, et c’est aussi une œuvre anti religieuse au sens très large du terme. Elle s’est toujours battue contre toutes les formes de mythifications, et en particulier elle entre en croisade sur la mythologie du bonheur. Dans « Tu ne t’aimes pas » elle démonte le non-sens du cliché « nager dans le bonheur ». Elle prend des stéréotypes de langue pour dénoncer une ineptie dans un premier temps, et ensuite une forme de mythification qui nous enferme dans un devoir être heureux et une nouvelle culpabilité. C’est pour cette raison qu’elle ne s’est jamais laissée séduire par la littérature engagée. Elle avait toutes les raisons de s’engager, de cautionner la littérature engagée mais ne l’a jamais fait précisément en considérant que l’engagement pouvait être aussi une forme de mythification et pouvait ne pas être au service de la liberté. « La littérature engagée à délaissé la réalité inconnue qu’elle a choisie pour la morale et a finalement délaissé la découverte du monde invisible qui constitue l’essence de la littérature ». D’une certaine façon la morale ou la mythologie du bonheur, ou la question du goût, ce sont autant de risques pour la pensée et de risques pour la liberté qu’elle n’a cessé de dénoncer. C’est un écrivain anti systématique. Il est clair qu’il y a un système dans son œuvre qui est une œuvre très cohérente, mais un système contre les systèmes de pensée, de représentations, les systèmes de croyance.
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« Elle est la–Isma–C’est beau » sont des titres qui en réalité renvoient à une situation de communication. La fable même qui est mise en scène dans le théâtre renvoie à une situation de communication. « Elle est là », le « elle » désigne la vérité. Il s’agit d’une sorte d’interrogatoire entre un personnage masculin et un personnage féminin. Le personnage masculin veut absolument convaincre le personnage féminin qu’il a raison. Il tente de l’intimider, d’insinuer à tout prix la vérité à laquelle il croit. C’est une pièce sur le terrorisme intellectuel. « Elle » désigne la vérité à laquelle tout le monde doit se plier. La pièce renvoie à cette situation de langage qui est une situation rhétorique que l’on peut d’abord envisager comme une situation de conviction ou de persuasion, puis finalement d’intimidation et de terreur. « Isma » est une pièce qui expose l’intolérance des personnages à un tic phonétique d’un couple qui n’est pas là, mais dont tout le monde parle. Ce tic phonétique exaspère tous les autres qui, en la présence du couple, ne disent rien mais qui se déchaînent sur cette manie phonétique dès qu’ils sont absents. « C’est beau » met en scène trois personnages, un père, une mère et le fils. Nathalie Sarraute choisit l’objet –ça peut être n’importe quoi– là il s’agit d’une œuvre d’art que l’on ne voit jamais. Le drame relationnel qui, en l’occurrence, est un drame de génération, consiste dans le fait que le fils ne veut pas dire devant une toile que ses parents admirent « c’est beau ». Il consent à dire « c’est assez chouette » mais cela ne satisfait absolument ni le père ni la mère. C’est encore une pièce sur le terrorisme, sur la façon dont on veut forcer l’autre à consentir à son propre goût et à son propre jugement. Le roman « Les fruits d’or » est composé de tous les discours critiques à la fois légers ou plus dévastateurs, ou plus autorisés, autour de cette œuvre. Nathalie Sarraute revient très souvent sur la question du goût. Quelle valeur a ce goût pour l’œuvre, la question du jugement esthétique et la question normative du jugement et de l’imposition du jugement à autrui. Dans Les fruits d’or, dans C’est beau c’est une question centrale. Cela se retrouve aussi dans le tropisme 7. Il est question d’une autre forme d’indécence qui consiste à parler devant quelqu’un–ce n’est jamais dit mais que l’on peut reconstituer comme un personnage qui n’a pas eu accès à la culture– à parler d’Utrillo, de Van Gogh et à l’éclabousser de sa propre culture. « Pour un oui ou pour un non » représente une sorte d’accomplissement majeur théâtral parce que Nathalie Sarraute réussit à faire commenter (c’est le même trajet dans Tu ne m’aimes pas) par un des deux personnages l’intonation qui a causé la rupture entre deux amis d’enfance. Elle réussit à faire rejouer au moment même où la pièce se déroule, où la rencontre entre les deux amis qui ont rompu a lieu, l’énonciation qui a causé de façon non dite leur rupture. Deux amis de très longue date qui ne se sont jamais perdus de vue essaient de se voir. Ils sont désignés par H1et H2 pour éviter toute identification psychologique. Celui qui fait irruption chez l’autre, qui est le premier à prendre la parole sera désigné par H1. Il vient demander des explications sur ce silence et cette rupture. H2 répond qu’il ne comprend pas ce qui s’est passé puisqu’il n’y a pas eu de mots entre eux , et l’autre dit précisément « c’est des mots qu’on n’a pas eu ». H2 restitue au bout d’un certain temps ce qui a causé le drame relationnel et cette rupture non dite. H1 lui a dit, alors qu’il s’était vanté d’être invité à faire une conférence quelque part, « c’est bien ça ». On retrouve là le préverbal, tout est dans l’accentuation, l’intonation, l’étirement du dire dans le « bien ça », c’est-à-dire dans l’antiphrase. H2 à pensé que l’autre se moquait et s’est senti offensé. Elle réussit à faire passer la sous conversation comme matériau de la conversation théâtrale.
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J’ai parlé jusqu’à présent de ce qui occupe le roman, c’est-à-dire la sensation suscitée par un drame relationnel qui remplace l’intrigue arrivant à un personnage dans le roman traditionnel. Cette sensation est souvent suscitée dans le cadre d’une conversation. Dans « Planétarium » le personnage converse et ce que l’on peut entendre dans le salon c’est la conversation parfaitement lissée et polissée. Ce que va forer et fouiller Nathalie Sarraute c’est ce qui se passe à l’intérieur de chacun des locuteurs de cette conversation. C’est ce qu’elle appelle, dans L’Ere du soupçon, la sous conversation. Il y a une forme particulière de tropisme qui est la catégorie du préservable, tout ce qui sera présenté comme intonation, débit rythmé sur la parole et tout ce qui échappe au contrôle de l’esprit quand on parle : les mimiques, les gestes, le travail du rythme et le ton qui est fondamental. Avant même qu’elle n’empiète sur un terrain où on ne l’attendait pas en 83, celui de l’autobiographie, forme assez convenue, elle commence plutôt à empiéter sur un terrain, même si elle n’a pas été à l’initiative de la chose où on ne l’attendait pas non plus, c’est le théâtre. La matière préverbale qui occupe les romans peut très difficilement être envisagée comme parole dramatique dans une pièce de théâtre. Elle le fait quand même. La phrase initiale d’Enfance « alors tu vas vraiment faire ça ? » peut servir de passage du roman au théâtre. Elle a conscience que ce à quoi elle se consacrait nécessite une écriture qui puisse être une écriture de la décomposition. Et l’écriture de la décomposition sur scène atteint vite ses limites. Elle répond d’abord « non » lorsque Bernard Spitz la sollicite pour écrire des pièces radiophoniques. Puis elle accepte et crée deux pièces destinées à une audition radiophonique, se prend au jeu écrit six pièces. Elle change de genre. La réception de l’œuvre passe par d’autres canaux, néanmoins elle tient à la parole et arrive à faire glisser la sous conversation sur scène, ce qui est de l’ordre du prodige. : « Pour un oui pour un non » pièce très connue. Mais les premières pièces de Nathalie Sarraute renvoient très clairement à la situation de communication, aux contraintes d’une situation de communication et aux règles qui la codifient, même si elles sont implicites et intériorisées. « Le Silence » pièce dans laquelle le silence d’un personnage créé un malaise conversationnel tel que cela finit toujours par une mise à mort symbolique, c’est assez tragique. « Le Mensonge » met en scène une traque d’un mensonge dans la parole d’un des personnages de la pièce. Puis elle choisit des titres qui feront moins référence à la communication.
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Cette obsession on la retrouve de façon tout à fait humoristique dans le tout début d’Enfance. C’est écrit sur la représentation d’un dialogue intérieur de l’auteur qui, arrivé à un âge très avancé, décide d’écrire ses souvenirs d’enfance et parle à son double. Et le double veut vérifier que ce n’est pas parce qu’elle est devenue complètement sénile qu’elle en vient à écrire son autobiographie Tout le monde écrit sa biographie, c’est un convenu total et Nathalie Sarraute a toujours refusé le convenu. Le double joue l’avocat du diable. À la fin le double explique pourquoi elle craint que l’autobiographie ne soit un retour à la convention, c’est-à-dire une trahison totale du programme d’écriture de Nathalie Sarraute. La question est de savoir comment on peut raconter un souvenir d’enfance et en particulier raconter la petite enfance. « Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas… » Là-bas désigne à la fois l’enfance et toute la littérature à laquelle elle a travaillée. Là-bas représente l’univers singulier de Nathalie Sarraute par opposition à ce que serait l’autobiographie. Elle a l’obsession du cru par rapport au tout cuit. Dire le tropisme c’est aller à la quête d’une écriture du cru, qui sauve la vie de la sensation. Cela suppose la fragmentation, la discontinuité, cela suppose de très nombreuses métaphores qui, elles-mêmes, se reprennent pour s’assurer que l’on épouse le dynamisme de la sensation qui est vivante. L’œuvre s’accompagne d’un autre drame qui est le drame contre le langage.Il y a le drame de l’intériorité et de la relation à autrui, il y a le drame du langage. Et c’est une des questions majeures posées par l’œuvre, la question du rapport à la parole. La parole est la façon dont un sujet s’approprie la langue qui est à sa disposition. Nous sommes tous francophones, mais nous ne parlons pas la même parole à partir de cette francophonie. La parole inscrit la marque du sujet et le rapport du sujet à sa langue. Comment sauver la vie, le mouvement, l’authenticité par la parole, de ce qui peut être menacé par la langue au sens où la langue est un ordre d’organisation de diction. Ce drame permanent est mis en scène dans l’œuvre. L’arme qu’elle va choisir contre l’obstacle du langage c’est la métaphore contre la pensée conceptuelle, la métaphore pour exprimer le ressenti, l’éprouvé, le sensoriel, contre la pensée conceptuelle. C’est là qu’il y a une grande différence entre le monologue intérieur classique où l’on peut considérer encore que défile dans la pensée quelque chose qui a à voir avec le réfléchi, et les images des tropismes qui n’ont plus rien à voir avec le concept, ou la pensée, mais avec le sens. C’est une œuvre très exigeante. Sartre a souligné très tôt l’importance de cette recherche en préfaçant « Le portrait d’un inconnu », avant-guerre, mais l’œuvre reste très confidentielle et il faut attendre la fin des années 50 pour que cette œuvre s’impose. Personne ne nie maintenant l’importance assez vertigineuse de cette écriture.
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« Tu ne t’aimes pas » de 93 est l’exposition d’un sujet qui se parle à soi-même. Il est décomposé en une pluralité d’instances qui parlent, il est une myriade à lui tout seul. Nathalie Sarraute projette ce qui l’intéresse dans la création de ses personnages qui sont des chercheurs de tropismes. Le tropisme est un terme qui appartient, à l’origine, à la biologie. Il définit une réaction d’orientation ou de locomotion causée par des agents physiques ou chimiques. Nathalie Sarraute va utiliser ce terme précisément parce qu’il n’appartient pas à la psychologie pour désigner une réaction élémentaire, un acte réflexe très simple. Une réaction, surtout pas une réflexion, sensorielle, élémentaire et réflexe. Le tropisme remplace l’intrigue. Il n’arrive rien, au sens romanesque, aux personnages. Les drames qu’il leur restent à vivre sont des drames invisibles, souterrains, relationnels, toute cette agitation grouillante à l’intérieur d’eux-mêmes qu’elle appelle le tropisme. Le contenu de ce terme va remplacer le contenu dévolu à l’intrigue dans le roman conventionnel. Elle s’explique de ce terme « Ce terme tropisme était un pis aller. Je cherchais pour mon premier livre un titre qui puisse évoquer tant bien que mal toutes ces sensations indéfinissables. Je pensais qu’il pouvait s’appliquer à des sortes de mouvements instinctifs qui sont indépendants de notre volonté et qui sont provoqués par des excitations venant de l’extérieur ». C’était un pis aller en 1938, mais il s’est imposé et est entré dans la langue française, il fait partie maintenant du champ sémantique du mot. C’est ce qui se passe à l’intérieur de nous-mêmes, en face des autres, qui est résumé dans le tropisme. Dire le tropisme pose exactement le même type de problème que dire la timidité. Puisque le tropisme est une réaction, un réflexe inconscient, involontaire de l’ordre du corps comment le langage va dire sans la trahir cette substance bruyante, indéfinissable et inconsciente sur laquelle je n’ai jamais prise, où ma volonté n’a pas d’action. Elle choisit les tropes, c’est-à-dire les figures de rhétorique, essentiellement la métaphore, pour dire ces sensations indéfinissables, instinctives et élémentaires. Aucun mot ne peut les désigner dans la mesure où elles sont restées jusqu’ici invisibles, innommées. Le caractère métaphorique de l’écriture de Nathalie Sarraute est relatif à cette réalité qu’elle cherche à dire, et qu’on ne peut pas approcher en utilisant un vocabulaire abstrait, le vocabulaire de la psychologie. Cela ne relève pas de la réflexion de la psyché. Il faut chercher à maintenir vivante cette sensation. Le caractère énumératif de ses phrases qui cherchent à aller vers la diction du tropisme, sans tuer le tropisme, s’explique par la volonté d’exactitude et surtout par une forme de vitalisme. La hantise de Nathalie Sarraute c’est de tuer par le langage ce dont on parle, en le figeant. Elle choisit une écriture qui sauve la vie, mais l’écriture ne peut sauver la vie qu’en étant en perpétuel mouvement, en obéissant à une perpétuelle dynamique.
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Le tropisme 9 est représentatif de ce qui intéresse Nathalie Sarraute. Elle a dit qu’elle ne voulait absolument pas désigner le personnage féminin, « elle », un pronom, par l’adjectif substantivé « la timide », ou utiliser le mot timide. Elle travaille sur les symptômes de la timidité dans le face-à-face avec autrui, et le tropisme se présente comme une succession de fragments très brefs. Le texte se présente comme le récit d’un face-à-face inconfortable entre une timide, le mot n’est jamais prononcé, et le personnage masculin qui lui-même est toujours dans le malaise de la timidité de l’autre. Il se joue un drame relationnel sans que jamais le vocabulaire de la psychologie soit utilisé. C’est l’intériorité d’un sujet, en l’occurrence le malaise de la timide, c’est la façon dont la timidité est exposée par le corps qui génère un malaise relationnel avec un autre personnage. C’est un exemple emblématique de ces drames relationnels. « Un moderne ne nomme pas ce qu’il décrit ». Elle se présente elle-même comme une moderne, c’est-à-dire quelqu’un qui cherche une forme et une nouvelle façon de dire. Elle ne nomme pas une timide, c’est à nous de reconnaître cette timidité. « Un moderne ne nomme pas ce qu’il décrit. Il décrit un système de rapport sans qu’on sache de quoi il s’agit » . Ce système de rapport c’est d’abord le rapport à l’autre et tout ce qui est induit par la difficulté du rapport à soi, puis la difficulté du rapport à l’autre qui finit lui-même, s’il n’est pas timide, par se sentir mal à l’aise. « Un moderne doit rendre cet innommé ». L’idée est que dès que je nomme la chose ou l’affect, je suis à côté de ce dont je parle. Ce qui l’intéresse c’est de parler de sensations réelles, physiquement éprouvables, ressenties par tout le monde, sans utiliser un vocabulaire préconçu, un vocabulaire du sentiment psychologique. À une sensation aucun aucun mot ne convient. Cela donne un travail d’approximation. Je ne vais pas mentionner ce dont je parle pour maintenir la sensation vivante et pour faire sentir ce qu’est le drame de la timidité. Je ne vais pas mentionner de vocabulaire abstrait, mais un vocabulaire corporel, sensoriel, et une mise en scène du corps pour essayer de conserver l’authenticité de ce dont on parle. Ne pas tuer par le langage un vocabulaire qui est déjà à ma disposition et qui rabat la sensation en la supprimant. Ce que le vocabulaire de la psychologie a le moins nommé est tout ce qui est de l’ordre de ce que Dostoïevski appelait la psychologie des profondeurs, et tout ce que Nathalie Sarraute va appeler les drames invisibles qui se jouent à l’intérieur de nous-mêmes sans que nous en ayons nécessairement une claire conscience. Ce sont ces drames, souterrains, invisibles qu’elle cherche à promouvoir. « Des drames invisibles se nouent entre les personnages à propos de n’importe quoi et de préférence autour de quelque chose de bien visible, de solide, une maison par exemple, ou un fauteuil ou une œuvre. Des mouvements se développent, se propagent, augmentent à dose subtile. Des mouvements qui existent mais qui n’ont pas encore été montrés en tant que tels ». Ils ne seront là que pour déclencher un drame invisible. Elle veut poursuivre le travail qu’avait entamé Dostoïevski. « Dostoievski avec ses contorsions bizarres, ses invraisemblables gesticulations s’est approché de cette trame invisible de tous les rapports humains » . La modernité c’est aller au-devant d’une réalité qui préexiste mais qui n’a pas encore été mise en mots. Il faut trouver les mots pour la dire, c’est aller au-devant d’une relation interindividuelle. Le sujet est toujours envisagé dans une situation de communication, il ne sait pas vivre la situation, une situation, une substance anonyme et non pas un personnage. Elle remplace la notion de personnages par la notion de drame souterrain. « L’art ne restitue pas le visible il le rend visible », phrase du peintre Paul Klee. Nathalie Sarraute cite cette phrase avec l’idée que l’expression langagière est la matière verbale, qui est la matière de la littérature, ne doit pas restituer une chose visible mais rendre visible, faire apparaître à la surface, par des mots quelque chose qui ne l’était pas ce qui ne veut pas dire que cela n’existait pas. Il s’agit d’attribuer au verbe une puissance de révélation d’une chose enfouie et découverte. Par opposition au personnage de Beckett qui est un personnage par défaut, le personnage de Nathalie Sarraute, il ou elle, est un personnage par excès. Il y a dans cette entreprise d’exploration, de forage, de l’ordre de l’archéologie, la création de personnages qui sont en excès.
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Nathalie Sarraute à publié en 56 un essai « L’ère du soupçon » dans lequel elle reprend des articles parus dans « Les temps modernes » à la NRF. Dans cet essai elle définit quels sont les points fondamentaux qui lui semble caractériser le soupçon qui pèse sur le roman, et donc la charge qui incombe au romancier actuel. Elle définit aussi quelles sont les très grandes figures de romanciers qui ont donné l’exemple et ont ouvert la voie au travail d’exploration qu’elle continuera, parmi d’autres. Et parmi ces phares elle cite Proust. Naturellement Proust ne renonce pas à la psychologie, mais il invente une nouvelle psychologie romanesque. Elle cite également Joyce au nom du monologue intérieur, Virginia Woolf toujours pour le monologue intérieur et Kafka. Elle dit de ces écrivains qu’ils ont déjà modifié le centre de gravité du roman et que déjà chez Kafka ou Proust, comme chez Woolf ou Joyce, le personnage n’est plus le personnage romanesque, ni l’intrigue associée au personnage. Le personnage était modelé par l’intrigue dans le roman traditionnel, ce qui n’est plus le cas. De ces romanciers là, Proust-Joyce-Woolf- Kafka, elle fait des inventeurs de la modernité qui dénoncent l’illusion référentielle propre au réalisme. L’illusion réaliste qui conduit le lecteur à reconnaître le modèle du réel. Elle partage avec les autres nouveaux romanciers l’idée que l’épreuve de l’écriture est de l’ordre du laboratoire, de la recherche, de l’exploration. On retrouve l’idée d’un travail de type scientifique. Ces romanciers sont très éloignés de penser que l’écriture puisse avoir affaire à une muse, une inspiration de type romantique. L’écriture est un travail, le roman une mise à l’épreuve d’une aventure particulière d’écriture. Ricardou avait suggéré qu’il fallait substituer à l’idée que le roman était l’écriture d’une aventure, l’hypothèse que le roman soit l’aventure d’une écriture. Il y a une dimension poétique dans cette littérature. Ce qui guide ces écrivains c’est la volonté d’approcher avec des outils adéquats la réalité actuelle, la réalité du sujet. Avec Sarraute et Simon la dimension de la subjectivité est omniprésente dans leur quête et leur recherche, il faut repenser autrement le rapport au réel. Elle oppose en 84 le réalisme conventionnel des zélateurs , des copieurs, de ceux qui continuent à imiter les stéréotypes du réalisme, et qu’elle appelle des formalistes -au sens justement où ils recopient une forme -, et les oppose aux réalistes que sont les nouveaux romanciers. Elle dit « Ce que j’appelle réaliste c’est toujours du réel d’abord qui n’est pas encore pris dans les formes convenues ». Cette hantise, cette phobie de la convention, du préjugé, du préformé, du prêt à penser et du prêt à dire du cliché est très aiguë chez Nathalie Sarraute. Elle ne cesse de déjouer aussi bien les pièges de l’opinion que les pièges du stéréotype verbal, pour essayer d’approcher d’une réalité qui est pour l’instant masquée par le préjugé ou par le préformé. Son hypothèse initiale c’est qu’il existe une réalité (les romanciers ne vont pas inventer quelque chose, ce ne sont plus des génies de l’invention), qui n’a pas encore été dite, qui est encore innommée et il faut trouver le moyen de la dire. Dire une réalité nouvelle jusqu’ici ignorée ou dédaignée. Mais une réalité nouvelle n’est pas une réalité inventée. C’est une réalité qui préexiste et que l’auteur va tenter d’approcher. Ce qui l’intéresse au premier chef c’est la psychologie, en redonnant un contenu différent au mot. Autant elle ne consacre rien à la psychologie typifiante du XIXe siècle, autant l’intéresse l’intériorité de la personne et le mystère qu’à soi-même toute personne. Il faut envisager de substituer le terme de psychologie, qui est un peu piégeant, par le terme d’intériorité. Le réalisme de Nathalie Sarraute est un réalisme de l’intériorité, ce qui explique son admiration pour Proust et Virginia Woolf. Un autre point important de la façon dont elle appréhende la psychologie est que cette intériorité n’est jamais une intériorité d’un personnage considéré comme un ego, c’est-à-dire un personnage qui existe, qui soit tout seul. Ce qui l’intéresse c’est le rapport au drame relationnel, drame au sens étymologique de l’action, de ce qui se joue dans une relation humaine, de mouvant, de dynamique dans une relation humaine. Cette intériorité ne l’intéresse pas au sens où il s’agit de faire atteindre à un point culminant l’introspection, elle l’intéresse dans la mesure où chacun est aux prises avec l’autre, ou le face-à-face avec l’autre nous oblige à nous positionner nous-mêmes et à nous repenser comme sujet. Intériorité plutôt que psychologie au sens traditionnel du terme, et intériorité exposée à autrui.
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Le nouveau roman Deuxième partie : Nathalie Sarraute - Claude Simon Nathalie Sarraute et Claude Simon sont à distinguer de l’ensemble du rassemblement des nouveaux romanciers parce que leur œuvre représente une singularité absolue, et sans doute une singularité qui aura une postérité plus grande et plus riche que celle de Robbe-Grillet ou Butor. Nathalie Sarraute a une œuvre qui présente la caractéristique d’être à la fois d’une très grande rigueur, d’une très grande cohérence et en même temps d’une prodigieuse créativité, c’est-à-dire qu’elle tente d’explorer des formes, d’inventer des formes nouvelles, de travailler des formes anciennes mais de façon nouvelle, et ce, jusqu’à la fin de sa vie. Le dernier livre qu’elle ait publié date de 1997 « Ouvrez » dont on peut parler pour montrer l’originalité absolue de cet écrivain. « Ouvrez » est un texte composé comme les « Tropismes », c’est-à-dire de façon fragmentaire, par séquences courtes, et met en scène d’une façon totalement drôle des dialogues de mots. Cela donne le ton et l’idée que le mot sera la recherche sur le mot, l’expression et la parole au centre de l’œuvre. Le titre Ouvrez est dû au fait qu’elle imagine, ce qui est expliqué dans un avant texte, qu’il y a une paroi qui sépare les mots autorisés, qui ont droit de cité, ceux qui peuvent circuler dans la conversation, dans la communication, des mots qui sont des parias donc interdits de paroles et de circulation. Et l’écrivain donne la parole aux parias, à ceux qui ne savent pas se conduire en société et commentent les aventures de langage qu’ils entendent au-delà de la paroi, aventures de langage qui arrivent entre mots tout à fait policés, tout à fait bien élevés, tout à fait comme il convient. Le mot est bien sûr compris comme personnage. Tout le livre porte sur ce que parler veut dire, ce que l’on est autorisé à dire dans une société humaine, dans la convivialité, ce que l’on peut oser dire, ce que l’on n’osera jamais dire. Ce livre est tout à fait singulier. Il donne la mesure de la recherche permanente de Nathalie Sarraute depuis qu’elle a commencé à écrire dans les années 30 jusqu’en 1997. Pour parler plus généralement de l’œuvre de Nathalie Sarraute il faut préciser qu’elle a d’abord historiquement parlant était une romancière, puis à répondu dans les années 60/70 à des commandes de radio Stuttgart, écrit un théâtre radiophonique sur commande puis, se prenant au jeu, écrit six pièce de théâtre. Au-delà de l’écriture de ces pièces elle s’est consacrée à un type d’écriture particulier, l’écriture dialogale, mais en quittant le terrain du théâtre, c’est-à-dire en proposant une autobiographie dialoguée dont figure le début « Enfance » en 83, puis en 93 un roman dialogué « Tu ne t’aimes pas », qu’elle appelle roman et qui ne contient pas une ligne de narration, jusqu’à « Ouvrez », un dialogue de personnages. C’est une exploratrice. Elle est mue par une énergie qui est l’énergie de l’exploration, de la découverte. Une énergie qui se réfère à un imaginaire de type scientifique pour essayer de trouver la façon la plus exacte de dire ce qu’elle veut dire. Elle s’est trouvée associée à son corps défendant dans la catégorie des nouveaux romanciers. C’est leur originalité ou leur singularité qui fait qu’ils se sont trouvés réunis mais sans consentir consciemment à la chose. Elle s’est donc trouvée associée au nouveau roman au nom des refus : - de l’intrigue, au sens romanesque du terme - du personnage, de la psychologie du personnage - de l’engagement. Sur le répertoire des refus elle ne peut donner que son consentement à l’adhésion quelle accorderait au nouveau roman, mais elle a toujours répété qu’elle était très éloignée de Robbe,Grillet, qu’elle a rencontré très tard, donc pas du tout au moment où l’on parle du groupe. Il faut diviser en quatre le travail de Nathalie Sarraute : - Envisager d’abord la question du réalisme - Voir ce qu’elle appelle les Tropismes, le mot qui sert de titre au premier ouvrage - Voir aussi ce qui se passe lorsqu’elle passe du roman au théâtre, c’est-à-dire d’un genre à un autre - Le passage de la sous-conversation à la conversation dans l’épreuve de la scène théâtrale.
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Michel Butor est un romancier dont le premier roman, primé, « La Modification », 57, a pour particularité d’être à la deuxième personne du pluriel. Le pacte de lecture proposé c’est le pacte de lecture qu’on présente aux enfants dans les livres interactifs. Vous êtes le héros, ou plutôt l’antihéros de cette histoire qui n’en sera pas une. Le vous de La Modification est un personnage qui prend le train à Paris pour Rome, croit qu’il va rejoindre sa maîtresse, quitter sa vie conjugale ennuyeuse et Paris. Et le temps que dure le trajet il reconstitue l’histoire de sa liaison avec sa maîtresse, les raisons pour lesquelles il veut quitter la vie conjugale et finalement le renoncement à cette décision de quitter sa femme et de rester à Rome. Donc la modification n’en n’est pas une puisqu’il va revenir, mais l’histoire en fait a été vécue par vous. C’est intéressant sur le plan de la technique narrative parce que l’impplication du lecteur qui est déjà grande dans un roman à la première personne puisque l’identification est favorisée par le je, est là plus grande encore parce que vous êtes le personnage à qui arrive cette histoire, qui n’en n’est pas une, et nous renvoie éventuellement à nos vies ordinaires. Dans « Passage de Milan », 54, Butor veut reconstituer la vie d’un immeuble parisien pendant douze heures. Il y a toujours une unité très étroite du temps et une volonté d’épuiser une situation : la décision de quitter sa femme ou la description de ce qui se passe dans un immeuble parisien pendant douze heures, entre 7h du soir et 7h du matin. Le roman de Pérec « La Vie mode d’emploi », avec une structure oulipienne, remplit un peu ce même pari. Robert Pinget est un dramaturge et romancier qui n’a pas occupé la scène comme Robbe-Grillet. « L’Inquisitoire », 62, est un roman intégralement dialogué, de commande, à la demande de Jérôme Lindon. Le roman est déclenché par une phrase de Lindon « oui ou non, répondez ». Se met en place un dialogue entre des personnages interrogés et un interrogateur tout à fait mystérieux. Veine d’abord fantaisiste, puis veine plus sombre très proche de Beckett. Le thème de la voix, de l’identité, est essentiels chez Pinget. Son œuvre semble dépasser les limites historiques et sociales du nouveau roman.
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Serait-ce un « pari » réussi ? Tu commences la lecture de Proust. Je suis ravie de t’avoir amené à cela.
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Personnage intéressant de la littérature Robbe-Grillet est aussi cinéaste. Ces romans sont envahis de description d’images, c’est pour dire sa propre fascination pour le présent de l’image. Lorsque Robbe-Grillet publie le script de « L’année dernière à Marienbad » en 60, il explique que l’image l’intéresse parce qu’elle est toujours au présent. « Que sont en fait toutes ces images ? Ce sont des imaginations, c’est-à-dire une imagination si elle est assez vive est toujours au présent. Les régions lointaines, les rencontres à venir, les épisodes passés que chacun arrange dans sa tête en en modifiant le cours à loisir, il y a là comme un film intérieur qui se déroule continuellement en nous-mêmes dès que nous cessons de prêter attention à ce qui se passe autour de nous. Mais à d’autres moments nous enregistrons au contraire, car tous nos sens sont en éveil, ce monde extérieur qui se trouve bel et bien sous nos yeux. Ainsi le film total de notre esprit admet tour à tour et au même titre les fragments réels proposés à l’instant par la vue et par l’ouïe et des fragments passés lointains ou futurs ou totalement fantasmagoriques ». Toute image est une imagination, c’est-à-dire toute image s’impose au présent, à la conscience, qu’il s’agisse d’une image mémorielle ou d’une image sensorielle. L’appartenance à un temps donné des images dans l’année dernière à Marienbad est problématique, comme dans beaucoup de romans de Robbe-Grillet mais aussi de Simon et Duras, et renvoie à une réflexion sur l’imagination même. C’est la capacité de fabriquer une image qui est toujours au présent sur l’écran de l’esprit. Il y a aussi un voyeurisme certain chez Robbe-Grillet. « Le voyeur » en 57, et en particulier toute une veine des années 70 postérieure aux romans « Dans le labyrinthe, Projet d’une révolution à New York, Topologie d’une cité fantôme, Souvenirs du triangle d’or », qui sont des livres de voyeurisme sexuel éventuellement sadomasochiste. Ce n’est pas de la littérature pornographique car il y a toujours cette dimension critique. Robbe-Grillet joue exactement comme il joue avec le mythe d’Oedipe dans Les gommes. Il joue avec les images qui sont consécutives à la libération sexuelle. Tout le propos de Robbe-Grillet c’est de fonder son œuvre, et la littérature, sur la société. À la société de consommation qui est une société d’objets, correspond la disparition du sujet et l’invasion du roman par les objets, par les choses, par la description. À une société de libération ou dite de libération sexuelle correspond une prolifération d’images sexuelles que l’on trouve partout sur les affiches publicitaires. Robbe-Grillet joue avec ce que l’on peut appréhender comme des fantasmes qui lui sont propres, mais aussi comme des images collectives culturelles qui appartiennent à l’imaginaire collectif, en dénonçant la dimension stéréotypique de l’imaginaire. Ce voyeurisme qu’on lui a reproché pour des raisons morales évidentes, c’est toujours un voyeurisme critique parce qu’il s’agit d’attirer l’attention sur la dimension et l’aliénation stéréotypiques de l’imaginaire.
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Ce nouveau roman est un roman phénoménologique, un roman qui présente l’homme jeté dans le monde, projeté, exposé dans le monde mais sans moyen d’y participer et de le comprendre. C’est une lecture de la phénoménologie. Le monde est exposé devant un regard de quelqu’un qui déambule. Chez Marguerite Duras par exemple, il y a quelque chose de très sensible dans l’écriture. C’est le fait qu’il n’y a plus d’outils de subordination ou de coordination. Les phrases s’enchaînent de façon juxtaposée sans qu’il y ait un effort d’intelligibilité et de logique, de mise en rapport causal ou consécutif des choses entre elles. Cela participe à un effort d’exposition. Une chose est, une autre chose est, la syntaxe disparaît derrière la juxtaposition des phrases. La narration tend à disparaître derrière la description, mais la description a ceci de très particulier qu’elle est totalement envahissante, en rupture totale avec la mission qu’elle occupe dans le roman traditionnel, le roman réaliste, naturaliste. Dans le roman réaliste ou naturaliste la description est là pour produire un effet de réel, pour donner une représentation du réel. Or, dans le nouveau roman, l’enjeu n’est pas de parler du réel au lecteur, mais de lui faire sentir qu’il n’est pas possible d’en parler d’une façon crédible et justifiée. La description devient déréalisante. C’est symptomatique des romans des années 1950 /60. La description devient tellement prépondérante dans le texte, tellement soumise à de multiples reprises et répétitions qu’elle finit par déréaliser l’objet d’où elle partait. Non seulement le sujet est remplacé par l’objet, mais même la description qui est faite de l’objet finit par diluer cet objet. Il reste, non pas l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture (Ricardou). C’est-à-dire qu’il reste une écriture plus proche de la composition musicale sérielle, ou de l’écriture poétique où le référent a très peu de place. Il y a des descriptions car les objets apparaissent devant un regard et ce regard est lui-même subjectif. Il peut reprendre les descriptions vitam éternam puisqu’elles n’épuiseront jamais l’objet. Finalement la description produit une sorte de vertige hypnotique. C’est l’effet d’hypnose qui remplace l’illusion. Dans un roman traditionnel la description est là pour créer l’illusion d’un objet, et le lecteur est censé croire au simulacre, là, la description produit un effet d’hypnose. L’objet lui-même se dilue, et d’autre part c’est le vertige même du texte en train de se construire, de se combiner, de permuter des éléments qui l’emporte. Le lecteur n’est plus aliéné par le libéralisme bourgeois, ni par l’idée qu’il puisse nous arriver des aventures palpitantes, ni par le fait que l’individu a une profondeur et une intériorité, mais il est requis de lui en tout cas qu’il se laisse aliéner par cet effet d’hypnose, sinon il faut fermer le livre tout de suite. Ce type de lecture ne fonctionne que si on se laisse aller à la fascination. Il est difficile de tenir un discours critique sur du Simon ou du Duras, parce qu’on fait du sous-Simon ou du sous-Duras, à cause de cet effet d’hypnose. Il y a aussi un effet de fragmentation infini puisque les descriptions diluent l’objet et que l’on va de description en description, sans que jamais rien ne soit construit.
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Dans Les gommes (1953), Robbe-Grillet réécrit le mythe d´Œdipe en croisant le mythe et l’écriture du roman policier. Un personnage, Wallace, vient enquêter sur une mort et sur un mort qui n’a pas encore été tué et qu’il tuera lui-même à la fin du livre. Le personnage sera l’enquêteur et le meurtrier, comme Œdipe dans la tragédie de Sophocle. Robbe-Grillet s’amuse avec des codes, avec des images culturelles, des mythes avec lesquels il jongle. Dans La jalousie il présente des personnages qui n’ont pas de noms, ils sont représentés par des initiales. L’on comprend que le narrateur est le mari jaloux qui observe sa femme et son amant à travers une jalousie. Le titre du roman joue sur les deux sens du mot : le sentiment passionnel et ce volet a claire-voie qui permet de voir sans être vu. Il ne se passe rien. L’obsession de la jalousie est signifiée par la description récurrente de la tache sur le mur. La littérature objectable chez Robbe-Grillet est une fascination pour des phénomènes, des apparitions, des images et une dimension très ludique en ce qui concerne Les gommes. Il ne cesse de jouer avec les attentes du lecteur. Là où on attend Sophocle, il mélange le roman policier et la tragédie de Sophocle, là où on attend du roman on va avoir de la mémoire, là où on attend de l’intrigue, il n’y en aura pas. Il ne cesse de déformer les attentes du lecteur en présupposant que c’est une façon d’obliger le lecteur à collaborer à l’œuvre, encore faut-il être lu, et de rendre la lecture active. Cela est vrai si on se laisse séduire par ces jeux de combinaison, de permutation qui sont brillants. Cette dimension critique par rapport à l’illusion romanesque a permis un rapprochement pertinent entre le roman critique des années 50 à l’égard de la convention qui consistait à raconter une histoire destinée à être crue par le lecteur est le roman du XVIIIe siècle en particulier celui de Diderot. Des rapprochements ont été faits au nom de cette ironie, de ce scepticisme pas rapport à une pratique. Diderot ne cesse de renvoyer le lecteur à cette attente de savoir ce qui est arrivé à Jacques (Jacques le fataliste), et ne le saura pas. Robbe-Grillet fait un peu la même chose et l’attente de l’histoire est toujours déçue. Il y a une ironie dans le roman du XVIIIe siècle par rapport au roman précieux et picaresque, et dans le nouveau roman il y a une ironie par rapport au roman psychologique, post naturaliste. Puisque le sujet n’a pas de mémoire, qu’il est apparemment irresponsable et n’a guère de désir on ne voit pas en quoi il s’engagerait. Donc refus de l’engagement. Ce refus de l’engagement est, pour Robbe-Grillet, associé au fait, au refus de l’humanisme. Dans Un nouveau roman il dit qu’on ne peut plus croire en l’humanisme, on est sorti du temps de l’humanisme et donc on ne peut plus s’engager. Le monde est là, mais il est là comme une surface, sans profondeur, sans intériorité. Il n’y a pas de solidarité possible. On ne peut pas penser de solidarité entre l’homme et le monde. L’univers de R.G est non tragique. On est là pour personne et le monde n’a rien à nous dire. C’est une vision du monde tranquille. L’absence de profondeur, l’absence de solidarité, le refus du tragique, le refus de tout questionnement métaphysique, c’est vrai pour robe Robbe-Grillet, moins vrai pour Beckett et pour Simon. Même si le mode de l’engagement pour Claude Simon ne se fait absolument pas sur le mode de l’engagement existentialisme, il est indéniable. Il faut voir que le refus de l’engagement est un refus de l’engagement tel qu’il est proposé par la littérature existentialiste. C’est une exposition de choses ou d’être qui sont contingents, qui sont non nécessaires, qui sont aléatoires.