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Tout ce qui a été posté par satinvelours
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Dans l’ultime section d’Ostinato il y a une réflexion de des Forêts sur l’importance du dépassement du doute et en particulier l’importance du retour à l’invention, à l’imagination, à la fable comme résolution des apories auxquelles nous condamne le doute. On trouve des termes tout à fait familiers à Beckett, la confusion qu’est la vie, le chaos, l’impossibilité de trouver un point d’appui, cela pourrait définir une esthétique beckettienne. Pour sortir de cette impasse il y a une déviation possible qui est de retourner vers la fiction, l’imaginaire et la puissance fabulatrice de l’imaginaire. L’invention devient une source possible de vérité. On est sorti de l’impasse où la vérité s’oppose au mensonge. L’invention serait du côté de la fable, de la fiction, ce que l’on ne peut pas prendre au sérieux, ni accréditer, alors que dans le texte de des Forêts cela se vérifie dans une philosophie qui est celle de Sylvie Germain : l’invention devient puissance de vérité et l’imagination devient puissance de vérité. Dans les années 80 ce qui est symptomatique en France c’est une relégitimation de l’irrationalité et donc l’invention fait partie de ce programme de l’irrationalité, une relégitimation de l’intuition, de l’expérience religieuse et, intellectuellement, l’invention, la fiction deviennent porteuses de vérité. Au lieu d’être les puissances trompeuses de Pascal, l’invention, la vision, la transmutation deviennent source de vérité. C’est un revirement spectaculaire. On est sorti du cadre du rationalisme qui est arrivé au bout de sa logique, au bout de sa vie. Ce qui caractérise la fin du XXe siècle c’est cette nouvelle respiration qui, issue d’autres choses que du discour logique, de la question de la vérité et du mensonge, du jeu de construction et déconstruction néoromanesque ou oulipien, a à voir avec la spiritualité. Dans les années 80 s’observe du point de vue philosophique comme politique cette relégitimation du phénomène religieux ou spirituel.
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Il y a un deuxième temps de l’œuvre qui est le versant le plus pathétique c’est le pan qui concerne non pas l’enfant qu’il fut mais l’enfant qu’il a perdu, c’est-à-dire son deuil pour un enfant. La question de la langue est accordée à celle de la possibilité de dire une pareille souffrance. « Ce visage prodigieusement lointain, toujours visible et vigilant, sans cesse questionné et qui semble à chaque question renvoyer la juste réponse. Étrange va-et-vient qui fait de chacun le porte-parole d’un mort passionnément aimé. » Au-delà du texte de commémoration et de deuil il y a une sorte de présentation du phrasé, de cette parole la plus juste possible comme ascèse et comme discipline à la fois pour essayer de dire avec le plus possible de justesse cette souffrance et en même temps donner la mesure de cette souffrance par l’indicibilité qui la caractérise. Il parle du passé infatigable à propos de cette mort et de ce deuil. La puissance de la langue à figurer un passé mort et son impuissance à coïncider avec une souffrance aussi ravageuse que ce deuil qui est au cœur du texte, et la tentation du silence ne cessent d’entrer en compétition avec la tentation du bavardage. Cette pulsion à dire, à parler et à continuer à écrire, à livrer des textes qui étaient restés inédits pour des raisons d’intimité, et d’autre part la tentation du silence et la rétention que les mots ne répondent plus à l’appel de la langue donc la tentation de la discrétion est en permanente rivalité avec celle de la parole. Ce volume est construit sur cette tension douloureuse. Ce qui caractérise certaines sections d’Ostinato c’est qu’après avoir dit dans Le bavard qu’il ne s’agissait pas de dire la vérité ni de vanter les mérites de l’invention, de la fiction. À la fin d’Ostinato toute la crise de la pensée, à propos de Beckett, l’emprise du scepticisme qui ne permet à quiconque de dire quoi que ce soit sans remettre en question ce qui peut être pensé ou écrit, cette crise de la pensée finit par mettre en péril le doute lui-même. Le doute s’autoabolit.
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Le texte de 1997 « Ostinato » est un volume qui reprend des écrits qui ont été publiés de façon dispersée et propose des textes jamais édités. L’ensemble de la composition est assez hétérogène. Il y a des textes prévus pour des revues, des inédits qui forment des ensembles, des sous-section à l’intérieur d’Ostinato. L’ensemble du volume lorsqu’il est paru a suscité beaucoup d’intérêt, en particulier dans la mouvance de la pensée de Blanchot. Sur le plan formel ce qui caractérise ce volume c’est la forme très fragmentaire. C’est une écriture de moraliste très aphoristique. Cette écriture est caractérisée aussi par le fait qu’il y a très peu de verbes. C’est la difficulté à trouver la langue qui a traversé le sujet depuis sa mémoire jusqu’au texte. Ces souvenirs se déclinent en deux temps. Premier temps : ce sont les souvenirs de l’enfant que fut des Forêts mais qui sont mis à distance par un procédé de fictionnalisation. Aucun usage n’est fait de la première personne, l’enfant est désigné par « il », troisième personne. Toute la réflexion qui accompagne cet accouchement de souvenirs d’enfant est une réflexion sur la mémoire et sur le caractère trompeur de la mémoire. La mémoire ne peut compter que sur la langue pour ressusciter quelque chose de ce qui fut. « Non pas cela fut, cela est qui ne demandait qu’un peu de temps et l’abandon au courant de la langue pour refaire surface ». La langue est assortie d’une capacité maïeutique de faire remonter le passé, et en particulier l’enfance, à la surface et en même temps cette mémoire est lacunaire. La langue est en quête d’un foyer qui est le sujet et la mémoire du sujet dont elle a la charge. Elle ne produira que des traces qui n’ont à répondre en aucune façon à la question de la vérité ou du mensonge. Il n’y a aucune prétention à dire quelque chose qui soit vérifiable et attestable. Cela c’est pour ce qui concerne l’enfant que fut Louis René des Forêts.
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Le nom de Louis-René des Forêts est un nom assez peu connu, plus obscur que celui de Blanchot. Il est associé d’une part à la fin des années 40 et à l’année 97 pour ce qui concerne l’écriture narrative. Par ailleurs il a publié des nouvelles et des poèmes. Il y a dans les années 40 deux textes de Louis-René des Forêts qui imposent un ton et seront très marquants pour le nouveau roman : « les Mendiants » en 43 et « Le Bavard » en 46. Le bavard est un discours à la première personne, une sorte de logorrhée verbale adressée aux lecteurs et des Forêts en profite pour poser aux lecteurs la question de ce qu’est le plaisir de lire, en quoi consiste le plaisir de lire. Ce qui l’intéresse avec beaucoup de malice dans ce texte là, c’est la question de l’articulation entre la vérité et la fiction. Ce roman a eu une influence considérable pour les jeux de construction ou de déconstruction de Robbe-Grillet. Le bavard est un personnage qui ne peut pas s’empêcher de parler et se laisser séduire par le vertige de ses propres paroles et le plaisir de séduire l’autre. Des Forêts manipule, à travers le « je » qui parle, le paradoxe du menteur. Un mensonge est dit mais on ne sait à quel moment ni quel est le référent de ce mensonge. La réflexion porte sur le rapport entre la fiction et la narration, entre le vrai et le faux. Le bavard déploie devant le lecteur une série de postures qui sont aussi bien des impostures. On ne sait jamais quel est le degré de véridicité, c’est l’enjeu du texte, de ce bavardage. Ce que dit des Forêts c’est que la lecture est à la fois une certaine forme de voyeurisme pour l’auteur et pour le lecteur. Dans ce jeu de bavardage, ce jeu logorrhéique, on retrouve un plaisir de l’oralité, un jeu de chat et de la souris engagé avec le lecteur qui n’est pas étranger au jeu que Beckett engage avec son propre lecteur dans ses récits. Le bavard est un peu antérieur aux romans de Beckett écrits directement en français. C’est un texte sur la jouissance de la parole et sur la jouissance de la séduction de la parole, c’est-à-dire de la capacité de retenir l’attention, de susciter l’intérêt, la curiosité. C’est aussi un texte sur la frustration qu’est la lecture, c’est-à-dire l’impossibilité de satisfaire le désir du lecteur, toujours déçu. Il y a aussi une certaine désinvolture, une certaine irrévérence à l’égard des lecteurs qui rappellent le ton XVIIIe siècle. Ce texte est beaucoup plus un récit qu’un roman puisque le contenu de la fable est complètement évacué. Le bavard ne raconte rien il nous entraîne dans sa jubilation à lui et la séduction de sa propre parole. Cela annonce l’évacuation de la fable que portera à son comble le nouveau roman. Le personnage n’est plus que le locuteur d’un discours donc l’énonciateur d’une parole. Il n’a plus d’autre existence que celle d’être ce bavard. C’est un texte important sur l’echiquier littéraire au mi-temps du siècle.
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Je reviens sur L’occupation des sols qui, pour moi, est un petit bijou. C’est un texte extrêmement bref, c’est plutôt une nouvelle. C’est la destruction d’un immeuble, en particulier d’un mur sur lequel était représenté à destination publicitaire l’effigie d’une jeune femme vantant un flacon de parfum. On comprend que cette jeune femme est morte et la destruction du mur correspond à la définitive mise à mort de cette jeune femme puisque toute image d’elle disparaît à jamais pour ceux qui restent, le veuf et le fils. L’écriture d’Echenoz est une écriture que la critique appelait minimaliste et que l’on pouvait en tout cas appeler économiste et elliptique. Il parle en terme d’objet et non pas de sujet. Au depart du texte on ne sait pas de quoi il sera question. Ce qui est intéressant dans le début de la nouvelle c’est que dans l’énumération « Comme tout avait brûlé – la mère, les meubles et les photographies de la mère –... » aucune distinction ne soit effectuée entre les choses et la mère elle-même. Le deuil est aussi dit après les cendres. Le sujet, l’affectivité et l’émotion sont escamotés au profit de l’incendie et de la nécessité matérielle, de la difficulté matérielle de reconstituer quelque chose qui pourrait s’apparenter à un foyer, ou en tout cas un logement où l’on puisse convertir les pièces au gré des besoins : acheter un canapé convertible et permuter le salon en chambre. Cet univers de la permutation, de la combinaison où ce sont les choses et la fonctionnalité des choses qui prennent le pas sur les affects, sur les émotions, est tout à fait caractéristique du roman echenozien. De ce point de vue là il s’inscrit dans l’héritage du nouveau roman. Le sujet, l’émotion et l’affectivité se vengent au fur et à mesure que la nouvelle avance et à mesure que le mur est détruit. La destruction de la chose permet de ressusciter le souvenir d’une souffrance et permet au fils d’opérer une sorte de catharsis par rapport à ce deuil.
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Ce que la critique appelle minimalisme est perceptible dans « L’occupation des sols ». L’occupation des sols raconte le deuil, donc le retour du sujet, de l’émotion, du refoulé, d’un jeune homme qui ne garde d’image de sa mère que sous la forme d’une image publicitaire qui recouvre la façade de l’immeuble où elle vante un dentifrice ou un savon. L’effigie de la mère est détruite au moment où un bulldozer rase l’immeuble. Cette mort n’a jamais été mise en mots et le deuil n’a jamais été fini ni par le mari ni par le fils. C’est au moment de l’occupation des sols, au moment où on abat l’immeuble et avec l’immeuble le mur sur lequel figure l’image ultime de la mère, qu’a lieu le deuil du fils. On peut parler d’impassibilité car il n’y a aucun pathos, aucune émotion. Les choses sont dites en termes de choses, d’éléments matériels. Néanmoins c’est un texte sur le deuil et sur le retour de cette figure maternelle, et d’une douleur, et d’une perte qui n’ont jamais été dites et qui n’ont jamais été accomplies. C’est plus riche que simplement minimaliste ou impassible. Echenoz est un romancier assez symptomatique de la fin du millénaire. Il y a aussi dans ses romans l’importance de la question du temps. On peut dire qu’il y a un retour au roman, retour à l’imaginaire, retour au romanesque, à l’histoire, mais ce qui est déboussolé dans ses romans c’est le temps. Les personnages ont une relation au temps totalement flottante, leur présent est infini. Les personnages ressemblent assez aux personnages du nouveau roman. Par exemple dans « Je m’en vais » les personnages sont en état de désinsertion virtuelle. Ils déambulent beaucoup, ils ne sont pas animés par l’énergie ni par l’ambition. Ils sont bien des personnages postérieurs au nouveau roman, ils n’ont pas de rapport au temps. D’ailleurs dans L’occupation des sols on voit bien que le rapport au temps n’a pas été effectué, ainsi que le rapport à la mort, sauf au moment où c’est dans l’espace que se lit le rapport au temps, au moment où le mur est abattu dans l’espace, où il y a une disparition spatiale de la figure de la mère. À ce moment-là le temps fait retour et le sentiment de la perte aussi. Cette primauté de l’espace sur le terrain c’est ce qui caractérise le roman de la fin du XXe siècle. Il y a un travail sur le simultanéisme tel qu’il apparaît dans le roman d’Olivier Rolin « L’invention du monde ». Le passé n’est pas refusé, il n’est pas aboli, on n’en fait pas table rase, mais il est diluée. Et on ne peut pas se projeter vers l’avenir parce que le monde n’offre pas suffisamment de repères pour que l’on se projette vers lui. Ce qui reste c’est une sorte de dispersion dans l’espace et une sorte de vertige de la vision planétaire. Quand Echenoz écrit L’équipée malaise ou Le Méridien de Greenwich, les titres indiquent bien l’importance de l’espace et de la vision planétaire. L’espace a remplacé le temps, et avec cette substitution et l’importance accordée à l’espace, la question se pose de la place du personnage et donc de la place du sujet. La multiplication des moyens de communication et en particulier d’Internet, c’est-à-dire d’une communication virtuelle n’importe où dans le monde et à n’importe quel moment, transforme la relation au temps et à l’espace. Les romans de l’extrême contemporain, ceux qui paraissent depuis 1990, à leur manière, rendent compte de cette forme, à la fois mise à la disposition du monde entier, et du sujet, par rapport à la situation dans ce monde entier prétendument à sa disposition. La question du statut du sujet est très différent chez un écrivain comme Echenoz qui se situe dans la mouvance de Robbe-Grillet et du nouveau roman, et dans l’admiration pour Pérec, et le statut de sujet chez d’autres écrivains qui suivent.
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Dans l’œuvre d’Echenoz il y a un phénomène que l’on peut mettre en rapport avec Les choses de Pérec et certain Robbe-Grillet qui correspond à une écriture de notre contemporain : c’est l’importance des objets. Il y a beaucoup d’objets dans les romans d’Echenoz, une sorte d’excès d’objets. Ce qui l’intéresse en particulier ce sont les objets manufacturés qui envahissent notre univers, et les lieux de la « surmodernité » ( Marc Augé) c’est-à-dire les lieux inhabitables du genre les aires d’autoroute, les supermarchés, les aéroports où l’humain n’a pas sa place, où il n’est pas prévu que l’humain trouve sa place. Le Clézio interroge ces lieux ou ces objets là en essayant de figurer le contemporain dans son roman. Dans les romans d’Echenoz il y a très peu de place pour la psychologie. La critique a tenté, autour des écrivains actuels de minuit, de créer une nouvelle école ou un nouveau mouvement. On a parlé à propos de gens comme Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, d’écriture minimaliste ou d’écriture impassible, une écriture où serait absente toute émotion ou réduite au strict nécessaire. Echenoz ne se reconnaît pas dans ce minimalisme parce que son univers lui semble être habité de façon excessive par des objets. Ce qui caractérise le minimalisme d’Echenoz viendrait du fait qu’il ne cherche aucun effet rhétorique, son écriture est très économique, très elliptique. C’est dans ce sens une écriture minimaliste que l’on pourrait aussi dire classique. Ce qui est caractéristique c’est un jeu avec les modèles romanesques intérieurs. Pour revendiquer une ouverture de l’imaginaire, ou pouvoir déployer une ouverture de l’imaginaire, il dit ce qu’il a cherché à faire dans certains de ses romans. Dans« L’équipée malaise » la question qui se pose est comment écrire un roman d’aventure à la fin du XXe siècle, « Ah non » comment décrire un roman réaliste, un roman d’éducation à la fin du XXe siècle. Ce qui est typiquement classique dans la façon de poser le problème est qu’il reconnaît que son écriture est une réécriture à partir de modèles auxquels il rend hommage. Il s’agit de poser la question sur l’actualité possible à la fin du XXe siècle du roman d’aventure ou du roman réaliste. C’est classique au sens ou d’une certaine façon il prend un topo du roman, roman d’aventure, roman policier, ou roman sociologique et il l’actualise. C’est une variation contemporaine sur la possibilité du roman réaliste ou la possibilité du roman d’aventure. Il n’y a pas beaucoup d’imagination singulière. Il dit lui-même qu’il travaille à partir d’enregistrements, d’éléments dans la vie qui lui paraissent avoir une pertinence romanesque. L’idée qui est intéressante par rapport à Blanchot de l’extinction du sujet, du neutre, c’est que l’auteur revient entre le lecteur et le texte et il compte aussi sur le « romanesque intérieur de son lecteur ». Il y a un retour à l’imaginaire. Par rapport à Echenoz la critique s’est engagée sur la voie du minimalisme impassible et a du mal à se détourner de ce malentendu. Comparé à d’autres auteurs de nouvelles fictions, on parle de nouvel imaginaire. C’est mots là ne signifient pas que les fictions sont nécessairement inouïes, mais que l’écriture de fiction est redevenue possible, et dans le cas d’Echenoz à partir de modèles reconnus qui ne sont pas tournés en dérision.
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Jean Echenoz est un écrivain des éditions de minuit. Il a subi cette « interdiction d’écrire du roman », c’est-à-dire la terreur du structuralisme de la pensée de Foucault, Derrida, Deleuze, ceux qui régissaient la scène intellectuelle, tout en étant nourri par le désir d’écrire du roman. Echenoz, lorsqu’il parle de son œuvre, fin des années 70, la pose en terme de problème stratégique. Comment réussir à la fin des années 70 à écrire du roman alors que le roman est complètement interdit ? Comment réussir à récupérer une autorité, une légitimité et surtout un plaisir du romanesque lorsque la plus grande suspicion pèsent sur le roman ? C’est un écrivain qui a réveillé le roman en étant parfaitement conscient du travail que cela représentait et de la façon dont il devait imposer ou réimposer quelque chose. Son premier roman est « Le Méridien de Greenwhich » en 78 et le dernier dernier s’appelle « Envoyée spéciale » en 2016. Le Méridien de Greenwich répond à la question : comment retrouver l’autorisation pour écrire du roman, comment reconquérir le droit d’écrire une histoire, c’est-à-dire le plaisir du récit et non pas du texte ? Étant donné le contexte il choisit une contrainte, donc de récupérer quelque chose du programme oulipien pour pouvoir retrouver le territoire du roman. La contrainte du Méridien de Greenwich est que d’un chapitre à l’autre on observe un changement de situation. C’est la contrainte d’écriture initiale, et l’objectif que doit subir le narrateur est que, à terme, cela constitue un roman. L’éclatement, la fragmentation, l’atomisation du nouveau roman sont là. On change de situation à chaque chapitre donc on a bien une écriture éclatée, fragmentaire. Echenoz dit qu’il « a osé franchir le pas grâce à Le Clézio ». Le Clézio a réussi à partir d’un premier roman en 63, « Le Procès-verbal », qui est encore très marqué par le nouveau roman, à se déplacer et à reconquérir le territoire du roman, du roman d’aventure, du roman de quête y compris le roman de quête spirituelle, qui est aux antipode de l’oulipo et du nouveau roman. Dans les années où le roman est étouffé par la théorie kafkaïenne ce qui se développe pour satisfaire l’envie de roman c’est la bande dessinée et le roman policier, c’est-à-dire la paralittérature qui n’a pas la noblesse de la littérature. Et à la fin des années 70 l’enjeu est que le roman puisse se réécrire en récupérant ce qui a fait la fortune du policier et de la bande dessinée, c’est-à-dire du romanesque à travers un jeu de contraintes ou de constructions. Echenoz renvoie à l’exemple de Le Clézio, et aux paralittératures qui avaient bénéficié d’une liberté, la liberté des marginaux dont personne ne s’occupait.
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L’hypothèse selon laquelle le sujet est neutre et impersonnel favorise la disparition du personnage et l’obsession de la mort, et l’idee que toute nomination est une mise à mort favorise l’asphyxie, voire le coma, de la matière romanesque qui est fondée en général sur l’hypothèse que la vie est possible. Il y a de la part de Blanchot une sorte d’étouffement du roman, c’est la raison pour laquelle il appelle récits ses propres textes. Il y a aussi l’idée que dans l’acte littéraire ce qui compte c’est le jaillissement de la parole et la profération. C’est une conception de la littérature plus proche de la poésie que du roman. On ne peut pas dissocier dans ces années là, qui sont des années de grande théorisation, la critique toute puissante pour comprendre une forme d’asphyxie du roman. Il a fallu beaucoup de force et beaucoup d’énergie de la part d’écrivains, comme Le Clézio qui écrit au début des années 60, dont l’œuvre est très évolutive, pour s’affranchir de ces interdits, de ces anathèmes, et retrouver le souffle du roman.
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La Nausée, dont tu as posté un extrait plus haut, et ses descriptions variées de la rencontre avec les choses, est une façon de nous manifester l’être-là des choses qui deviendra l’en-soi opposé au pour-soi. La conscience est par définition ne jamais pouvoir être de l’ordre des choses. C’est donc se saisir non pas sur le mode de l’en-soi, mode des choses, mais sur le mode justement opposé qui sera le mode du pour-soi. Le pour-soi se saisit comme conscience en activité qui n’existe pas en dehors de son activité propre. On peut dire que c’est une des raisons qui va donner ce sentiment de nausée Roquentin. La nausée se produit non pas simplement et uniquement au travers de notre absence de fondement, cela c’est une des raisons première de la nausée, mais il y en a une seconde qui est liée à l’intentionnalité de la conscience. C’est dire que je n’existe que pour autant que j’ai conscience d’exister. Cela exige donc que je me fasse exister littéralement. L’existence est le produit de l’activité de ma conscience, la conscience est toujours en activité sauf dans le sommeil, le coma ... Ma conscience ne peut pas sortir d’elle-même. C’est là le paradoxe, elle ne peut pas sortir d’elle-même elle est ce mouvement positionnel qui est l’intentionnalité. À la fois ce mouvement est incessant, c’est pour cela que j’existe, et en même temps, parce que cette existence est d’abord la saisie d’un mot interne qu’on appelle la transcendance de la conscience, cela donne une espèce de vertige. La conscience pour se saisir est obligée de poser quelque chose d’extérieur à elle-même. Quand le « je » de la conscience pose comme objet le « moi », la flexibilité, je ne sors pas de cette configuration. Chez Descartes le point de départ est le même. Il y a la découverte de cette réalité de la conscience « je pense donc je suis », je suis d’abord une pensée, je ne peux pas dissocier les deux choses. Mais là où chez Descartes on en infère l’idee que la pensée est une substance, chez Sartre au contraire on va récuser cette notion de substance comme induisant l’idée d’essence. Si ma pensée est de l’ordre de la substance alors toute mon essence qui est de penser va constituer mon essence propre. C’est ce que dit littéralement le cartésianisme, je ne suis qu’une chose qui pense. Toute mon essence réside en cela, je ne suis qu’un roseau pensant
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Blanchot reprend une question de Mallarmé en 1890 « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit intégralement se retranche ». Cette conception mallarméenne du poète ou de l’écrivain comme retranché, exilé du monde, délibérément retranché, exilé du monde explique que Blanchot s’est rarement laissé prendre en photo. Sa mort a été annoncée de façon absolument confidentielle par rapport bien sûr à l’ampleur de sa pensée. Ce retranchement va de pair avec l’idée que développe Blanchot que toute écriture requiert une « relation anticipée avec la mort ». Le thème de l’extinction, qui n’est pas seulement une extinction singulière, est aussi une pensée qui est d’abord traversée par la philosophie allemande, la phénoménologie et par l’holocauste. Cette pensée sur l’extinction, la relation anticipée avec la mort aboutit à ces notions d’impersonnalité ou de neutralité. Chez Blanchot il y a l’idée que la personne est neutre c’est-à-dire anonyme, impersonnelle et substituable. Il y a une réflexion d’ordre esthétique et une réflexion d’ordre éthique. La personne est neutre, le sujet est neutre et impersonnel. Il y a dans cette idée l’hypothèse que la relation anticipée à la mort nous destitue à l’avance de toute singularité. Nous devenons le lien vide ou s’annonce l’affirmation impersonnelle. Évacuation du sujet, évacuation de la personne. Il faut admettre cet anonymat, cette impersonnalité, cette neutralité qui sont des manières de rentrer en relation d’une façon anticipée avec la mort. Il y a un prolongement éthique dans la mesure où Blanchot a pratiqué, a fréquenté l’œuvre de Heidegger. Il y a l’idée que puisque toute personne est anonyme, neutre et impersonnelle, toute personne est aussi substituable, c’est-à-dire que la responsabilité de chacun n’est pas avérée puisque chacun est personne. Il y a une réflexion de nature éthique importante. Sur cette question qui est directement reliée à la responsabilité face à l’Histoire s’engage un dialogue avec Emmanuel Levinas dont la pensée dominera les années 80. La pensée de Blanchot domine les années 60 et la pensée de Levinas qui réinscrit la responsabilité, l’impossibilité de se substituer à qui que ce soit, caractérisera les années 80. L’importance de la réflexion éthique dans les années 80 sous les auspices de Levinas ou de Paul Ricoeur est déterminante. Mais dans les années 60/70 c’est Blanchot qui tient le discours le plus audible ou le plus entendu avec ses idées d´impersonnalité. La conséquence sur le plan de l’écriture du roman est que l’auteur disparaît, le sujet etant neutre, impersonnel et anonyme, cela favorise l’hypothèse du structuralisme, hypothèse selon laquelle un texte n’est jamais qu’un système de faits linguistiques sans auteur.
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Du roman au récit Blanchot–Des Forêts. Maurice Blanchot est mort en 2003 et son décès a suscité une émotion certaine parmi un petit nombre de ses lecteurs peu nombreux et très religieux. Le nom de Blanchot est peu connu puisqu’il a choisi délibérément de se retrancher de la scène sociale, mais son nom dans les années 60 a marqué toute la littérature et a eu autant d’impact sur l’écriture, la production littéraire que le structuralisme a pu en avoir. La pensée de Blanchot n’est pas réductible au structuralisme mais les deux conjugués on fait que pour que Le Clézio, Modiano et autres puissent écrire du roman il fallait vraiment en avoir envie. Le soupçon ou le dogme, aussi bien du structuralisme que de la pensée neutre, était très puissant. Blanchot écrit des récits déjà dans les années 40 dont la pensée sera importante à travers les essais sur la littérature qu’il publie, beaucoup plus qu’à travers les récits. Ses romans ou ses récits ont moins d’impact sur la production littéraire que sa pensée critique. Ce qui se dit dans sa pensée critique se lit dans les récits qui sont déjà marqués dès 42, (« Thomas l’obscur ») par l’obsession de la mort, de la dispersion, du silence, de l’incommunicabilité, du vide. C’est un trait de la littérature blanchotienne. Les personnages sont évanescents. Ils apparaissent et disparaissent ipso facto et le roman se consacre plutôt à l’absence, au vide et à l’énergie d’être. La pensée critique de Blanchot a élu un certain nombre d’écrivains sur lesquels ses textes font autorité parmi lesquels il y a Kafka mais avant il y eut Mallarmé, Dostoïevski, Proust et Beckett, et le travail de Blanchot sur Beckett est tout à fait conséquent. Donc des écrivains pour lesquels l’incommunicabilité, le caractère énigmatique du monde ou de l’être, l’obsession de l’isolement et de la solitude, l’obsession de la mort, toutes ces obsessions sont communes. Il y a un thème de Blanchot qui est récurrent, c’est l’accompagnement. Il y a toute une réflexion sur ce qu’est communiquer, ce que communiquer veut dire, ce qui n’empêche pas l’obsession de la solitude. Ce qui caractérise la figure et l’impact de Blanchot c’est ce qu’il retient de Mallarmé, c’est-à-dire l’idée selon laquelle toute nomination est une mise à mort. Le signe se fonde sur l’absence de référent, sur l’absence de la chose et toute apparition par la parole est une disparition de l’objet.
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L’idée de Pérec est d’établir une sorte d’encyclopédie par le roman, d’encyclopédie du contemporain. Il y a une volonté qui renoue avec le réalisme, au roman, au personnage, à la totalisation romanesque mais en étant passée par la construction, la permutation, la combinaison. Cette œuvre là est symptomatique d’une déconstruction du roman consécutive à l’oulipo et à toutes les critiques qui ont pesé sur le roman d’une construction, d’une refondation, ou d’une relégitimation du roman sur les ruines qu’avait laissé l’oulipo ou le nouveau roman. Encyclopédie du contemporain toujours avec l’idée que le réel est un ensemble de signes ou de symptômes, symboles ou rites. On retrouve là toute la pensée et tout l’arrière plan des sciences humaines derrière Pérec. Dans un dernier récit de 80 « Récits d’Ellis Island » Pérec interroge, dit-il, l’errance, la dispersion, la diaspora. On retrouve à la fois l’effacement, la dispersion et la méditation sur le simulacre, sur le signe comme simulacre et sur l’intertextualité. L’appartenance à la littérature et l’hommage à la littérature deviennent des données de l’écriture du roman. Avec Pérec on peut donc observer un glissement des années 60 aux années 80 qui est tout à fait représentatif du glissement qui se confirmera dans les années 80 et 2000. Ce déplacement renvoie bien à une sorte de retour au réel, de retour au sujet mais mis à distance et filtré par le discours des sciences humaines dénonçant la part de simulation propre au roman et aux œuvres de fiction dans le fonctionnement social. Pérec rend hommage à un art du roman comme construction et à un désir de roman : écrire pour l’auteur, lire pour le lecteur.
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Pérec s’explique de cette disparition en disant que le souvenir d’enfance ne pourra restituer l’image des parents morts « Une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps ». Et finalement dans cette impossibilité de remonter à une figure des parents disparus Pérec lie le destin collectif de la communauté européenne. Il fait de l’impossibilité de faire revenir à la surface ce souvenir des parents disparus, le souvenir d’un devenir collectif, c’est-à-dire une extinction que l’Europe a portée. Et toute notre culture selon Pérec est consacrée à porter un culte aux choses faute de sujets. « Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture il est ce qui bien avant l’a déclencée); je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes ». Cette neutralité, cette blancheur ce sont des mots qui sont dans la mémoire littéraire de ces années-là attachés à la figure de Blanchot. « La vie mode d’emploi » en 78 est un roman à contraintes avec un jeu de constructions et de citations. C’est une totalisation de différents petits romans : sentimental, policier, sociologique qui se se passerait à l’intérieur d’un immeuble. L’unité du roman vient de l’unité de lieu. Il y a toujours un certain classicisme dans l’oulipo. Le prétexte de l’intrigue est qu’un peintre veut peindre la vie d’un immeuble parisien. Chaque pièce de l’immeuble est une case dans un système de correspondance. Voilà la contrainte : « 21 fois 2 séries de 10 éléments qui sont ainsi permutées et qui déterminent les éléments constitutifs de chaque chapitre » . On retrouve l’obsession de la construction, de la combinaison, de la permutation mais en même temps cette permutation accueille un matériau romanesque. L’ensemble du roman représente une sorte de somme romanesque possible sur le contemporain.
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L’écriture de Pérec illustre un peu cette dimension-là et en même temps son œuvre excède cette dimension, c’est-à-dire qu’elle n’est pas réductible à un moment contemporain de la pensée. L’exercice le plus brillant de la littérature oulipienne est, je l’ai déjà mentionné, La Disparition, roman à contraintes. C’est un exercice brillant d’une très grande virtuosité. Mais il y a une autre partie de l’œuvre tournée vers soi, vers le sujet Pérec et vers la mémoire de Pérec qui annonce qu’il quitte le terrain privilégié de l’oulipo, de la littérature à contraintes et d’une conception de la littérature comme travail artisanal de combinaison, de classement, de permutation, vers un travail sur soi. À la fin des années 70 et au début des années 80 il ressuscite le souvenir de sa famille morte en déportation donc consacre plusieurs œuvres à se souvenir. Ce sont des œuvres d’orientation autobiographique mais qui sont travaillées depuis les origines littéraires de Pérec. Dans « Je me souviens » Pérec énumère l’ensemble des éléments culturels de son enfance, c’est-à-dire les panneaux publicitaires, les slogans, les objets, les vedettes connues au moment de son enfance, les produits nouveaux, les discours politiques : c’est toujours une application littéraire des Mythologies de Barthes. C’est un ouvrage de mémoire subjective: je me souviens mais en même temps cette mémoire subjective renvoie au monde des choses et des objets qui entourait cette enfance. Le souvenir de l’enfance avec ce qu’il peut avoir de tragique est exclu de Je me souviens. En revanche il revient sur ce souvenir dans « W ou le souvenir d’enfance ». C’est un livre qui est une combinaison d’un roman intitulé W qu’aurait écrit l’enfant et un souvenir d’un récit rapporté à l’enfant de ses parents disparus. Un souvenir indirect de ses parents disparus. Le malaise que suscite l’œuvre est qu’un roman écrit par un enfant mettrait en première place l’aventure physique et le récit des souvenirs fragmentaires des parents disparus. Tout ce que contient la partie W du souvenir d’enfance rappelle de façon évidente le discours nazi sur le corps, le culte du corps et ce qui manque c’est la figure des parents disparus qui ne réapparaîtra jamais.
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Les choses est reçu comme un roman sociologique car il fait un état des lieux des choses dans la société de consommation juste avant 68. On peut y voir une illustration, par le biais du roman, de cette théorie qui apparaît en sciences humaines et de la thèse que René Girard ne cessera ensuite de défendre. Le désir est impersonnel, il ne renvoie pas du tout à la subjectivité de celui qui l’éprouve, il renvoie bien davantage à l’ensemble des médiateurs qui se trouve entre le sujet et l’objet de son désir. Pérec a passé beaucoup d’écritures à dénoncer le conformisme. Dans deux autres textes « Espèces d’espaces et Tentative de description de quelques lieux parisiens » on trouve en dehors de la description ironique, du mimétisme, de l’inauthenticité, l’influence du structuralisme. Le structuralisme c’est le mode de pensée qui naît de la linguistique. C’est au moment de la première guerre mondiale que la linguistique se développe avec Saussure. Il pose, plutôt que de continuer à analyser la langue en termes de morphologie, de syntaxe et de sémantique, que la langue ait un système et une structure, et qu’à l’intérieur de cette structure des éléments fonctionnent, qui sont des faits linguistiques, et prennent sens par les relations qu’ils entretiennent entre eux. Le structuralisme naît de la linguistique, se développe avec l’ethnologie, et en particulier la pensée de Lévi-Strauss, et avec la psychanalyse lacanienne. Il est évident que le discrédit du roman est relayé par le discours des sciences humaines et par la mode du structuralisme qui consiste finalement, en ce qui concerne la littérature, à considérer le texte comme un système linguistique et littéraire, c’est-à-dire à remplacer, à éliminer la notion d’œuvre et la notion d’auteur et toute une critique que la Sorbonne incarnait. En linguistique pure pour Saussure la combinaison c’est l’acte de la phrase, l’acte syntaxique et l’acte de substitution, c’est ce qu’il appelle l’acte du paradigme, c’est-à-dire où l’on substitue un mot à un autre quand par exemple on élit un synonyme plutôt qu’un autre. Ce mode de pensée fait fureur dans les sciences humaines et dans la théorie littéraire . Il élimine une partie du romanesque, accrédite la thèse selon laquelle le roman ne doit plus être ce qu’il était et la mode du classement, qui se vérifie dans les textes de Pérec cités Espèces d’espaces et Tentative…, correspond à une mode intellectuelle contemporaine. Parallèlement au moment où les sciences humaines dans le champ intellectuel veulent se mesurer aux sciences exactes, c’est-à-dire veulent se soustraire à l’accusation qui pèse toujours sur elles, et a fortiori sur la littérature et le littéraire, accusation d’impressionnisme, le structuralisme paraît être une façon excellente de montrer la scientificité de l’écriture ou des analyses menées sur une écriture. Toute la modélisation qui existe en mathématiques, les mathématiques modernes, sert de modèle pour les sciences humaines et pour le structuralisme.
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Je reviens sur l’oulipo constitué des initiales première des trois mots, ouvroir de littérature potentielle. Le choix du mot ouvroir qui lance l’expression en 60, c’est le meuble utilisé par les couturières pour ranger leur matériel de couture. Il y a d’une part la dimension artisanale de l’écriture par rapport au génie, amplifiée par ce mot-là, et d’autre part le caractère de bâti que peut être chaque écriture. L’écriture étant un travail de variations, de combinaisons, de permutations c’est-à-dire de constructions. Le groupe est créé parce Queneau et François Le Lionnais. Dans ce groupe entre en 70 Pérec qui appartient à une autre génération. Il est né un 36 et meurt en 1982. C’est un écrivain, je l’ai dit, intéressant car son œuvre est variée, évolutive. Progressivement il évolue vers une sorte de somme romanesque avec « La vie mode d’emploi » dont le titre présente une ambition totalisante assez marquée, puis vers l’écriture autobiographique qui est, par définition, aux antithèses des choix et des options prises par les oulipiens. C’est une œuvre singulière mais c’est aussi un maillon dans la chaîne des générations. Pérec commence en littérature en écrivant un premier roman « Les choses », 65, reçu comme un roman de type sociologique qui présentait un inventaire des choses désirables pour un jeune couple d’enseignants dans les années 60 rêvant de partir en coopération. C’est un roman très flaubertien par le ton, très ironique avec beaucoup de style indirect libre. Pérec dénonce les désirs en ce qu’ils sont conformes et conventionnels et dénonce la facticité mimétique de ces désirs. Il dénonce une forme de facticité et surtout le fait que la chose n’est envisagée dans cette société que comme un signe d’appartenance sociale, et un signe de la situation du sujet dans le monde. L’idée étant que le désir des personnages est à la fois ce qui est censé correspondre à leur intimité et en même temps le signe de tout ce qui est conventionnellement désirable dans notre société. On trouve dans Les choses la panoplie de ce que Barthes énumère dans « Mythologies » et l’idée qui est théorisée à peu près en même temps par René Girard, en particulier dans un essai qui s’appelle « Mensonge romantique et Vérité romanesque » selon laquelle René Girard élabore sa théorie du désir triangulaire. Il propose l’idée, c’est un anthropologue, que le sujet humain n’a jamais de rapport immédiat avec l’objet de son désir. Le rapport à l’objet du désir est toujours médiatisé par un autre situé dans le ciel quand on vit dans une société qui croit encore au ciel, ou qui peut être l’ensemble des citoyens et l’ensemble des congénères d’une société laïque. Le désir humain est fondamentalement inauthentique, mimétique.
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Pérec a rendu hommage à Queneau mais ses textes ont une dimensions de volume et une dimension romanesque plus amples que l’oeuvre de Queneau. Il est très intéressant. Les textes de Queneau et des oulipiens en général, restent des textes brefs, courts, du fait de ce jeu de contraintes. Pérec a réussi à combiner dans le respect de l’oulipo le respect des contraintes et en même temps à donner à son œuvre une dimension romanesque et une dimension sociologique. La contrainte majeure que l’on connaisse qui donne lieu à un roman, dont le volume ait un volume de roman, est celle qui a produit « La Disparition » qui est écrite sans qu’une seule fois soit utilisée la lettre « e ». La contrainte qu’avait choisi Pérec, qui pour le français est une contrainte éminemment difficile, était d’éliminer le e. A ce livre fait pendant un autre « Les Revenentes », un clin d’œil, la réponse sous la forme d’une autre contrainte qui est le retour du e. Le talent de Pérec est tel qu’on peut lire La Disparition sans jamais s’apercevoir du poids de cette contrainte, sans jamais noter qu’il n’y a aucun e dans le récit, ce qui tient du prodige. Pérec a un intérêt marqué pour le classement. Cet intérêt pour le classement manifeste de la proximité entre les ouvrages de création, aussi bien des nouveaux romanciers que des oulipiens, et l’importance, comme l’appréhension du réel et de l’art, du structuralisme dans les sciences humaines. Cette manie du classement c’est-à-dire de la présentation du réel en système, système à l’intérieur duquel des objets prennent place et ne peuvent signifier que par la place qu’ils occupent à l’intérieur du système, ne peut pas se comprendre en dehors du structuralisme et du mode de pensée instauré par le structuralisme.
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L’ouvroir de littérature potentielle qui donne à l’Oulipo ses premières syllabes est créé en 60, avec l’idée de former un groupe qui partage cet engouement pour la rhétorique, et qui propose des procédés de production textuels. Il ne s’agit pas d’invention encore moins d’inspiration. L’inspiration est contestée, l’inconscient aussi. De la part de ce groupe et de la part d’écrivains formalistes, il y a la volonté de ne pas accueillir ce qui, du point de vue de la subjectivité et des réflexions contemporaines sur la subjectivité, pourrait faire dérailler le roman. Donc la technique, les contraintes et les procédés de production textuels permettent de laisser le champ libre à l’abri de l’imaginaire, du fantasme et de l’inconscient. Ce qui est important c’est la gratuité de la règle qui est arbitraire, qui n’a pas besoin d’être motivée autrement que par la démurgie de l’auteur, mais qui ensuite est impérative.
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Autre point commun à l’ensemble Breton, Robbe-Grillet et Queneau, l’admiration pour Raymond Roussel. Raymond Roussel est un auteur du début du siècle que Breton a découvert et porté aux nues en le comparant à Lautréamont, ce qui est une référence majeure pour le surréalisme. Il est connu pour deux textes qui datent l’un de 1909 « Impressions d’Afrique » dans lequel Roussel joue à réécrire Jules Verne, et joue avec les stéréotypes et les idées reçus sur l’Afrique, puis « Locus Solus » 1914, où un savant fou expose ses inventions plus délirantes les unes que les autres : une demoiselle volante, un diamant dans lequel évolue une danseuse qui, avec ses cheveux, fait de la musique et une vitrine dans laquelle des morts qui sont conservés dans la résurrectine, rejouent, dit Roussel, la scène majeure de leur vie. L’écriture devient un travail de rhétorique. L’idée est commune, aussi bien lorsque Ricardou dit que l’écriture ne raconte plus une aventure mais elle est elle-même une aventure, que lorsque Queneau créera en 60 l’Oulipo, l’idée que l’écriture est de la rhétorique, c’est-à-dire un exercice qui obéit à des procédés et qui connaît des techniques. À partir de cet engouement pour des procédés, des savoir-faire ou des exercices on peut comprendre que Queneau, qui est d’abord intéressé par la philosophie et les mathématiques, se mette à écrire des textes qui sont justement des variations rhétoriques Il est d’abord l’auteur de romans-poèmes « Le Chiendent » et a pour spécificité secondaire d’être démarqué du discours de la méthode de Descartes. L’idée est que ce roman refusera le romanesque. Il se choisit des contraintes, celle de Descartes, par exemple, d’un traité qui serait la matrice du chiendent. Et ensuite aussi bien dans « Loin de Rueil » en 45, que dans un livre de 65 « Les fleurs bleues » Queneau travaille sur des possibles narratifs à partir d’une même origine. Ce qui l’interesse vraiment c’est la variation rhétorique à partir d’une donnée originelle de la fiction, « Les exercices de style ». Il y a de la part d’Italo Calvino qui a fait partie du groupe de l’Oulipo un travail de ce type dans son roman « Si par une nuit d’hiver un voyageur ». C’est une succession de possibles narratifs à partir d’un même début, un jeu de constructions et de variations. Queneau dirige la bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard, il entre à l’académie Goncourt et entre au collège de pataphysique qui rend hommage à la mémoire d’Alfred Jarry, Alfred Jarry ayant créé le mot pataphysique pour se moquer des institutions et des académies. Cette ambivalence de Queneau et le sérieux qu’il accorde à cette fantaisie à laquelle il travaille est intéressante. Il y a de sa part la volonté anti académique de rendre, d’accueillir la langue orale, héritage de Céline, la langue parlée, dans l’écriture et la littérature. C’est très sensible dans « Zazie dans le métro » et Queneau écrit beaucoup sur la volonté de rendre la langue réellement parlée et lui laisser une place dans la littérature parce que cette langue réellement parlée lui paraît aussi, du point de vue des inventions verbales, des enchaînements de sonorités, plus foisonnante que la langue académique. Par ailleurs, c’est un auteur de dialogues, de scénarios de films. Il a écrit un roman dialogué « Le vol d’Icare » 68, plein d’humour sur un romancier qui crée un personnage qui sort de son texte et qui lui est donc volé. Toute la fantaisie poétique, assez onirique dans certains de ses textes s’associe à une très grande rigueur et à une très grande contrainte du point de vue formel et du point de vue rhétorique. Cet art oulipien s’apparente à l’art des grands rhétoriqueurs du XVIe siècle qui opposent au lyrisme un travail formel rigoureux.
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Bonjour Barbara lebol Je n’ai lu d’Anne Garréta que Sphinx. Le succès à sa sortie fut immédiat. Anne Garréta ne pouvait que séduire les oulipiens dont le travail cherche à expérimenter toutes contraintes littéraires nouvelles. La contrainte dans le roman Sphinx est très subtile. En effet il est impossible de connaître le sexe des héros. L’énigme reste irrésolue le livre refermé. Anne Garréta se détourne du réalisme, son roman n’est pas un roman traditionnel. L’atout majeur de ce livre est un style brillant au vocabulaire recherché, éminemment riche. C’est le travail de style qui porte et soutient le livre, c’est ce que je perçois tout au long du roman. Je vous suis tout à fait dans votre réflexion. Ce roman, comme dans l’ensemble des romans Oulipiens, est un exercice de style. Votre ntervention m’encourage à lire d’autres ouvrages d’Anne Garréta à laquelle je ne m’étais pas attachée lors de la sortie de Sphinx. Dans l’étude que je propose j’ai porté mon choix sur Queneau et Pérec parce qu’ils sont les représentants les plus éminents du groupe.
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L’OuLiPo Queneau–Pérec. Cette incapacité à inventer, à produire du roman qui nous fasse participer à une histoire, qui finalement satisfasse un désir d’histoire, est revendiquée par un autre groupe, le groupe des oulipiens. Comment le nouveau roman et le roman oulipien sont des propositions de créations différentes à des questions communes ? On peut considérer que l’œuvre de Raymond Queneau, et l’œuvre de Georges Perec ensuite, se détournent des mêmes choses que celles qu’avaient refusé et dont s’étaient éloignés les nouveaux romanciers : du sérieux et en particulier du sérieux de l’engagement de l’humanisme, d’une littérature à idées pour ne pas dire d’une littérature à thèses. Ils se détournent du réalisme, de l’intérêt qu’il y aurait à rendre compte de la réalité, d’un référent extérieur au texte et se détournent aussi de l’idée que la création puisse être le produit d’une inspiration ou d’une génialité, c’est-à-dire le produit ou le fruit d’un sujet intéressant du point de vue de ses émotions, de ses sentiments et de ce qui nourrirait son œuvre. Loin du sérieux du nouveau roman choisi par Robbe-Grillet, les oulipiens choisissent la fantaisie, c’est-à-dire une certaine forme d’arbitraire. Robbe-Grillet, Ricardou, Queneau ou Pérec choisissent aussi de considérer que l’écriture est une aventure c’est-à-dire un exercice, un jeu et que l’espace littéraire est un espace autonome par rapport à la réalité. Il y a une filiation certaine entre l’esprit du surréalisme, la volonté de ludisme du surréalisme, de liberté du surréalisme et le jeu sur la matérialité du langage, et non pas la référence à une réalité intratextuelle, il y a une filiation certaine entre le surréalisme, la revendication des nouveaux romanciers et les revendications des oulipiens en particulier. Cette filiation est tout à fait vérifiable par la fréquentation et la familiarité que Queneau entretient jusqu’en 1929 avec André Breton. Dans les années où l’oulipo est créé, dans les années 60, cela fait déjà un certain temps que Queneau s’est éloigné du surréalisme. Mais sa première curiosité va au surréalisme, c’est-à-dire une aventure littéraire qui n’est pas une aventure narrative mais une aventure poétique.
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Le dépassement de la chronologie, le contournement de la chronologie est rendu de façon privilégiée par le participe présent qui permet d’évacuer la question de la personne et d’évacuer la temporalité, c’est-à-dire de contourner les contraintes majeures de l’écriture du roman. Il renvoie toujours à cette indécidabilité de la source du sens puisque le mode est impersonnel donc la subjectivité est toujours associée à la méconnaissance et la temporalité. D’une certaine façon la béance de la temporalité et de la subjectivité est mise en histoire, en récit, au centre même de La route des Flandres, au centre même du roman, alors que précisément dans un roman traditionnel, au moment de l’attaque allemande que Georges subit on s’attendrait à un récit de cette attaque, là, le personnage s’évanouit. Dans la narration il y a un blanc, un vide qui reste au cœur du texte. Il y a de la part de Claude Simon une reconnaissance très humble de son incompétence romanesque. Claude Simon a toujours dit qu’il était un capable d’inventer, ce qui explique aussi que le matériau soit définitivement repris, retravaillé et réélaboré, un matériau biographique et personnel. L’incompétence de l’invention, l’incapacité à inventer une histoire, pouvait diriger Claude Simon vers la peinture d’abord, et ensuite diriger le roman simonien vers la description. C’est la raison pour laquelle dans le texte simonien on trouve infiniment de descriptions et en particulier une œuvre assez intéressante à cet égard qui s’appelle « Tentative de restitution d’un retable baroque » qui bien sûr peut difficilement se faire par la narration. C’est davantage un geste descriptif qui pourrait en rendre compte, et en même temps ce geste descriptif est toujours voué à l’échec ou en tout cas à l’insuffisance d’une tentative de restitution de retable baroque. L’adjectif baroque, sans doute, caractérise l’écriture de Claude Simon et de Nathalie Sarraute même si elles sont évidemment différentes. Il s’agit toujours d’une écriture qui évolue en boucle et même en spirale, toujours ouverte et toujours inachevée. Cette restitution cette tentative de restitution de retable baroque ou d’un roman familial est toujours ouverte est toujours inachevée. Il y a dans l’œuvre de Simon des traits communs à un certain nombre de nouveaux romanciers. Il y a des soupçons et des interrogations, une matière très personnelle, extrêmement intime, beaucoup plus que dans les autres œuvres des nouveaux romanciers, et en même temps une interrogation sur l’histoire et sur le rapport du sujet à l’histoire. Claude Simon est sans doute, à sa façon bien sûr, pas sur le mode sartrien, le plus engagé des nouveaux romanciers par rapport à l’histoire, mais cette histoire croisant un destin individuel et un destin collectif .
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Il y a à la fois une reconnaissance de centrage sur soi et l’impossibilité d’échapper à soi qui nous caractérise tous, et d’autre part l’impossibilité de dire quelque chose qui soit absolument vrai. La part de fiction, y compris dans un travail autobiographique, est incontournable. [ Je reviens sur le soupçon. A propos du soupçon qui pèse sur la mémoire et à propos de ce que se souvenir veut dire. Est-ce que cela veut dire avoir stocké des images emmagasinées telles qu’en elles-mêmes et que l’éternité ne changera pas, ou bien être travaillé de l’intérieur par des images ou des scénarios qui finalement sont réélaborés par le sujet à travers la distance qui sépare un mouvement vécu du moment tel qu’il est remémoré ? Toute cette réflexion sur la part d’imagination qui serait consubstantielle à la mémoire est menée par Pinget. J’ai évoqué Pinget et L’Inquisitoire dans la première partie du nouveau roman. L’Inquisitoire n’est pas du tout un roman autobiographique mais il offre une réflexion sur ce qu’est l’invention, l’imagination et la mémoire. C’est un roman entièrement dialogué. Il met en scène un personnage d’un vieux domestique sourd qui n’entend pas ce qu’on lui demande et un groupe de personnages, des messieurs qui restent toujours anonymes, qui l’interrogent sur le mode d’un interrogatoire inquisitorial, d’où le terme que Pinget est allé rechercher dans la langue médiévale. Pinget a une formation d’avocat. On soupçonne que quelque chose s’est passé dans cette maison et le domestique est sommé de se souvenir. Il ne peut pas se souvenir : soit il couvre ses patrons, soit il est sourd et n’entend pas ce qu’on lui demande. Pinget propose une approche du souvenir, de ce que souvenir veut dire, qui est assez proche de la conception que s’en font les auteurs d’autobiographies nouvelles. Ce qu’on se rappelle n’est jamais que de la fiction, du bricolage qui a été élaboré dans notre tête, qui s’appelle le souvenir, mais qui est en fait un fantasme. Toute cette incongruité des autobiographies néoromanesques est relative à ce soupçon qui porte sur la mémoire et au soupçon en général qui porte sur la subjectivité. ] L’œuvre de Simon est une œuvre très difficile. Dans la manière simonienne il y a d’une part l’absence de ponctuation, c’est-à-dire la volonté d’épouser un flux, le flux du temps quand bien même l’œuvre reste achronique. Cette absence de ponctuation il ne l’invente pas, il renvoie régulièrement à Faulkner. Il s’agit de mettre sur le même plan, sans rupture et sans hiérarchisation, des phénomènes qui sont des objets, soient des descriptions, soient des narrations. Puis il y a quelque chose qui s’est considérablement raréfié qui était symptomatique dans la manière des années 60, c’est la pratique du participe présent en particulier dans La route des Flandres. Cet usage est extrêmement intéressant de la part de Claude Simon car le participe est un mode impersonnel. Or comme on ne sait jamais dans ses romans qui parle, qui se souvient, Georges ou un narrateur extérieur à l’histoire, le participe comme mode permet à Claude Simon d’évacuer la question de la voix qui est une question centrale du roman et une des questions affrontées par le nouveau roman. Il utilise très symptomatiquement le participe présent. Le temps présent permet d’évacuer une construction chronologique de la reconstruction historique et de rendre une forme de simultanéisme de la conscience. Même lorsque un texte est au passé, même lorsqu’un récit est au passé, ce qui est le cas de La route des Flandres, le passé de la narration permet de renvoyer à une antériorité par rapport au geste d’écriture, ce qui est raconté, et en même temps ce passé est actualisé par le participe présent. Comme si au moment même de la narration, au moment même où le geste d’écriture accouche de l’histoire, l’actualisation à la conscience était rendue par le participe présent.
