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Dompteur de mots

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Tout ce qui a été posté par Dompteur de mots

  1. Peux-tu à tout le moins nous dire à quel problème s’intéresse Ellul ? Ah bon. Et de la même manière, je suppose que nous pourrions dire que si la vie n’a pas de sens – de sens objectif s’entend, alors il n’y a pas vraiment lieu de vivre ? Lorsque je lis un philosophe, je cherche quelque chose, mais ce quelque chose n’est certainement pas une interprétation vraie, mais bien plutôt ma propre interprétation, puisque l’idée est précisément de me faire réfléchir, de développer ma propre pensée. Que diable ai-je donc à faire d’une interprétation vraie ? Et encore, cherche-je vraiment quelque chose ? Il y a certains philosophes que je lis pour m’instruire sur des sujets précis, mais il y a d’autres philosophes faisant partie de mes lectures « sérieuses » que je lis sans motif précis. Ou alors, en vertu d’une vague intuition, à savoir l’intuition qu’il puisse y avoir là une occasion de me reconnaître ou encore, pour les philosophes qui me rebutent, l’occasion de délimiter mon miroir. Me reconnaître afin de donner du relief à ma pensée et donc à ma vie, au lieu d’avoir le regard rivé au reflet difforme renvoyé par l’onde fluctuante de la masse. Or il n’est pas utile d’assimiler cette intuition ou cette volonté de reconnaissance à la vérité. Je te dirai que ce lecteur n’est pas vraiment à la recherche d’une interprétation vraie. On peut plutôt penser que la lecture du texte donné lui inspire une intuition qu’il a peine à décrire par les mots, une intuition qui peut-être est celle précisément que voulait lui inspirer l’auteur, mais peut-être pas non plus – l’essentiel est qu’en aucune façon ce lecteur n’est tenu de s’efforcer à reconstituer une intuition originale, qui serait supposément la vraie, puisque si un tel effort s’avérait, alors le lecteur ne serait qu’un futur dogmatiste. D’autre part, on ne provoque pas une intuition : c’est elle qui se manifeste et il nous appartient de savoir la capter lorsqu’elle passe. On ne peut que déployer des conditions qui favorisent l’estompement momentané de nos acquis de conscience et qui nous poussent dans un univers d’appréciations étrangères. Notre lecteur a donc lu le texte et quelque chose le chipote – une intuition quelconque disions-nous. Alors il relit et relit, réfléchit et réfléchit, fait tourbillonner les mots en son esprit afin de refaire surgir l’élan intuitif à chaque fois, dans l’espoir que sa teneur se précisera, dans l’espoir que lui viendront les mots qui lui permettront de figer cette intuition, d’en fixer le levier qui pourra à l’avenir l’activer à volonté – bref, dans l’espoir que cette intuition pénétrera tout son être plutôt que de ne rester qu’au rang d’impression fugace et improductive. On voit ici qu’il y a quelque chose de corporel, de vital, et donc de personnel dans tout ce processus, par opposition à une volonté de reconstitution d’une intuition supposément vraie, qui court-circuiterait au fond l’élan vital. Si cet être s’obstine à essayer de reconstituer une interprétation qui serait supposément vraie, alors du coup il travestit ce qui l’anime, il travestit ce pourquoi son être vibre et sourit, à savoir cette arrivée nouvelle, cette naissance imminente en son esprit, ce que nous appelons l’intuition. Un texte philosophique est une occasion de réfléchir, d’approfondir son rapport au monde – l’occasion, comme je le disais plus tôt, de favoriser l’estompement momentané de nos acquis de conscience et de nous pousser dans un univers d’appréciations étrangères – et non pas le réceptacle d’une quelconque vérité qu’il s’agirait d’atteindre. Si je lis un bouquin de Bergson, je ne dois rien à Bergson. C’est pour moi que je le lis. Ce qui n’empêche pas que je puisse me sentir animé par le respect de l’auteur et de l’œuvre. – Je lance cette remarque comme ça : pourquoi se jeter dans un univers d’appréciations étrangères, si ce n’est parce que l’on se sent étranger à soi-même, et que l’on a besoin de se donner un nouveau pays pour apprendre à se redécouvrir ? Mais poursuivre une interprétation vraie ? Ce serait se donner un nouveau pays dont le territoire serait déjà cadastré, donc conditionné, donc pas vraiment nouveau. *** D’un point de vue plus académique, lorsque l’on demande à un étudiant d’interpréter un texte philosophique, il ne s’agit pas vraiment d’interprétation ou du moins, pas au sens où je l’entends; il s’agit plutôt de manipulation logique. Qu’est-ce qu’on attend de la dissertation d’un étudiant ? Essentiellement, qu’elle reformule les termes logiques d’un texte et les applique à des exemples donnés, ou qu’elle compare un texte avec un autre. C’est un travail essentiellement géométrique, si je puis m’exprimer ainsi, un travail de découpage et de redistribution. Il n’y a pas là grand-chose de corporel ou de vital. Mais ici par contre, l’étudiant a certainement un devoir de fidélité par rapport à la construction conceptuelle de l’auteur étudié, autant que l’étudiant en géométrie a un devoir quant à la rigueur des angles ou des longueurs qui font sa matière. Or, peut-on appeler ce devoir ou ce souci un souci de vérité ? Ma foi, si l’on parle de pommes et que l’un se met à parler d’oranges, lui dit-on qu’il déroge à la vérité ? Non : on lui dit qu’il est impertinent, inefficace, hors-sujet, etc. Ou on lui dit qu’il a tout faux, mais cela en un sens restreint, un sens pratique qui s’apparente à celui de l’impertinence, et non au sens ontologique de la Vérité (à la rigueur, au sens de vérité objective d’Habermas, dont j’ai parlé plus tôt). De la même manière d’ailleurs que l’on peut parler du « rien » en un sens pratique : « il n’y a rien dans le réfrigérateur » - qui sous-entend qu’il n’y a pas ce que l’on veut y voir, mais qu’on ne peut parler d’un Rien au sens théorique, car il n’y a nul néant. *** Alors, ton lecteur qui est face à un texte, quelle est sa situation au juste ? Doit-il rencontrer des exigences académiques ? Est-il tenu de manipuler les composantes logiques du texte ? Ne cherche-t-il qu'à s'instruire d'une instruction "géométrique" ? Ou alors s'expose-t-il au texte dans toute la nudité et l'épaisseur de sa vie ?
  2. À mon tour de te critiquer Anna ! Il me semble que tu commets ici le péché d'évaluer l’intellectualité de la femme à partir de celle de l’homme, comme si celle-ci constituait un référent absolu. Ainsi, plutôt que d’affirmer que la femme acquiert ce que l’homme a pour disposition naturelle, j’affirmerais volontiers – et je pense que Tison sera d’accord avec moi – que la femme développe une intellectualité qui lui est propre, qui a ses caractéristiques singulières et qui lui est donc innée, tout autant que l’intellectualité qui est propre à l’homme lui est innée (encore que nous parlions ici d’un archétype d’intellectualité tout à fait fictif). Car il n’y a pas seulement un type d’intellectualité ou un type de rationalité; on peut les décliner de toutes sortes de façon. Par exemple, on pourrait affirmer que la rationalité typique de l’homme moderne est celle que l’on peut qualifier d’instrumentale. Et d'ailleurs, l'intellectualité n'est pas seulement le fait de la rationalité. De même que je n’affirmerais certainement pas que l’homme est davantage prédisposé à l’action. Si disposition il a, nous pourrions dire que c’est pour un certain type d’actions, et de même pour la femme. La femme n’a pas par défaut une prédisposition à l’inaction tout de même. Et à l’inverse, je ne pense pas non plus que l’harmonie de l’homme avec sa nature première est inférieure à celle de l’homme, mais qu’elle est plutôt différente, puisque sa nature est différente. Ainsi ton propos, même s'il la cache par des manoeuvres tout à fait perfides, il n'en manifeste pas moins encore cette impression d'infériorité de la femme, que critiquait à juste titre Tison.
  3. Oui. C'est une thèse avec laquelle je me sens beaucoup plus à l'aise que celles des morales rationnelles ou a priori. Soit dit en passant, j'ai repensé hier sous la douche à ce que tu disais à propos de la Généalogie et la morale et il me semble que tu te fais aussi, si je puis me permettre, quelque peu réducteur à l'endroit de Nietzsche. La critique du moustachu auteur ne se limite pas au christianisme et il me semble qu'à cet effet, les thèses qui concernent l'origine du bon ou du bien tels qu'édifiés par ces "hommes d'airain" fondateurs des sociétés humaines, puis les thèses de la formation de la morale aristocratique puis de la morales des faibles, des hommes du ressentiment, ont une portée qui dépasse de loin le seul christianisme. Ça n'empêche pas que le christianisme soit bien l'objet d'étude principal de Nietzsche et que par suite, son propos demanderait sans doute à être modulé pour s'appliquer à d'autres cultures mais quand même ! D'ailleurs, Bergson, aussi génial soit-il, a le désavantage sur Nietzsche de ne pas prendre en compte l'immoralité fondamentale qui est à l'origine de la morale. C'est vraiment drôle que tu en parles: je suis présentement inscrit à un cours de Mark Hunyadi et le module actuel traite précisément de la philosophie de Habermas. D'ici peu, je serai donc un expert sur la question.
  4. Habermas distingue 3 types de vérité, et cela pourrait éclairer considérablement le débat: - Vérité objective - portant sur les objets des sens, et étant encadrée par un protocole de validation, comme par exemple dans les sciences de la nature; - Vérité normative - portant sur les préceptes moraux; - Vérité subjective - portant sur des appréciations personnelles. Je lance ceci à titre informatif car je ne me sens pas positionné par rapport à cette idée. Mais je me soupçonne d'être porteur d'une vision plus radicale.
  5. Que penses-tu de la thèse des deux sources de la morale de Bergson ? Je plussoie. Comme tu dis Tison: l'extraordinaire prégnance de la morale...
  6. C’est la réalité : nous échangeons informations et visions par le langage (et l’intuition, forcément). Par la suite, le concept de vérité s’inscrit comme un mode parmi tous les rapports qui s’installent entre visions différentes. C’est-à-dire que les hommes ne s’entendent ou ne s’entendent pas entre eux, argumentent, se combattent, forment des alliances – bref tout ce brouhaha que l’on peut qualifier de « phénomènes moraux » - c’est-à-dire de rapports de domination diverses. Une doctrine morale consiste précisément à établir et à élever l’un de ces modes de domination, et une telle doctrine repose sur une vérité. La science n’échappe pas à ce schéma : elle repose sur des évaluations, sur une doctrine morale d’appréciation des phénomènes vitaux. Non pas que, par exemple, la théorie de la gravité ait une implication morale, mais plutôt que l’appréciation qui tend à rendre le regard humain scientifique, qui tend à donner aux hommes une attitude scientifique, qui tend à élever cette attitude au dépens d’autres attitudes possibles, bref cette appréciation constitue bien une doctrine morale, au sein de laquelle se dépose une vérité, laquelle n’est pas nécessaire au fonctionnement opérationnel de la science, mais qui n’en est pas moins portée par tous les esprits scientifiques qui fanfaronnent quant à la prétendue supériorité de leurs vues , dès lors qu’ils se placent sur le plan du vital, de la vie, de ce qu’il convient de faire et de penser, dès lors qu’ils donnent à la science une extension qui dépasse sa stricte optique d’instrument causal au service de la patte humaine. Ce n’est pas ce que l’intuition nous dit – ou, pour faire preuve de politesse, je vais dire « me dit ». Tout d’abord, la réalité n’est pas statique : elle est mouvante, dynamique. Le monde change, évolue, et nous avec. Si nous évoluons et que les objets évoluent, alors notre relation à ces objets évolue elle aussi certainement. Et voilà : ta « réalité en soi » se trouve déchiquetée dans le tordeur de la mouvance perpétuelle de la réalité. C’est une perspective d’homme-rocher. Car la « réalité en soi » n’a pour fonction que d’expliquer que la connaissance des choses puisse évoluer. Non, ce n’est pas suffisant. Une convention ne constitue pas une vérité. Ou plutôt, la volonté d’en arriver à un accord n’est pas identique à la volonté de vérité.
  7. Plus que cela: l'assise des droits de l'homme a carrément une teneur rationaliste, puisque ses principes fondateurs - par exemple que l'homme a une dignité inhérente à sa nature ou qu'il est l'égal de ses semblables - sont des principes issus de la raison pure, c'est-à-dire qui ne tiennent à aucune considération empirique. D'un autre côté, les droits de l'homme sont-ils nécessaires pour intuitionner que la femme n'est pas nécessairement moins intelligente que l'homme ou que les noirs ne sont pas nécessairement moins intelligents que les blancs ou qu'un homosexuel n'est pas un malade ? Réponse: ils ne sont pas nécessaires pour tout ce qui sait réfléchir par soi-même, mais ils sont par contre nécessaires pour faire pénétrer dans l'esprit commun de telles intuitions.
  8. Je sais Déjà ! Je manque de temps ces jours-ci !
  9. Que peux-tu nous dire de Jacques Ellul qui concerne le présent sujet ? L’expérience et la réflexion individuelle, opposées à la bovine acceptation des conditionnements qui nous cernent. Non parce que je voulais mettre en évidence que l’idée de réalité ou de vérité cachée peut avoir du bon. L’allégorie de la caverne de Platon est par exemple centrée sur cette idée et est excellente pour susciter une certaine curiosité et, de façon concomitante, une certaine méfiance à l’égard de tout ce que nous prenons pour acquis. Mais il est certaine que l’image du soleil de la vérité qui perce au sommet de la caverne n’est pas sans artifice et sans illusion, car elle est la promesse de quelque chose qui ne s’avère pas. Je me rappelle clairement d’un sujet de discussion que tu as initié un jour, il y a longtemps, à propos de la vérité sous-jacente aux œuvres artistiques. Il s’agissait de se demander si l’on peut parvenir jusqu’à une interprétation vraie d’une œuvre, jusqu’à l’interprétation même de l’artiste. J’avais répondu par la négative en arguant que l’interprétation dialectique d’une œuvre est déjà un travestissement de l’intention initiale de l’auteur, qui est avant tout de nous faire vivre une expérience qui est de l’ordre du ressenti, et que par conséquent toute interprétation est valide, en tant qu’elle se fait le reflet de notre ressenti. Peut-être cela peut-il s’appliquer aux mythes ? Mais je suis d’accord en ce qui concerne la contradiction. Les films qui m’ont fait le plus réfléchir sont ceux qui sont habités par de grandes contradictions. Un exemple frappant qui me vient en tête est celui de The Shining, le film de Stanley Kubrick. À la toute fin, la caméra fait un long zoom sur une photo datée de 1921 sur laquelle apparaît Jack, le personnage principal du film, que l’on voit pourtant évoluer dans les années 80, exactement comme si l’hôtel avait absorbé Jack dans sa propre temporalité, ce qui est assez extraordinaire. Cela stimule la réflexion. Y a-t-il un message caché à trouver là ? Ou plutôt : faut-il qu’il y ait un message caché pour que la contradiction – ou, pour mieux le dire, pour que le paradoxe fasse réfléchir ? Pas le moins du monde. Un paradoxe n’est pas une sorte de chemin de traverse pour atteindre quelque vérité cachée, mais plutôt une ouverture de l’esprit, une brèche dans la trame rationnelle que nous nous tissons pour bien nous situer dans le monde. Je ne crois pas qu’il y ait de message particulier dans le film de Kubrick, mais plutôt que la manœuvre du dernier plan vise à faire s’écrouler les dernières références du spectateur afin de plonger celui-ci dans un état intuitif, dans un état sub-rationnel où il ne pourra que soupeser tout ce qu’il a vu dans les deux heures qui précèdent à l’aune d’une sensibilité différente, délié des repères spatio-temporels habituels, et où le spectateur aura à puiser dans des ressources plus profondes de son intuition pour se faire une idée. Le réalisateur refusait d’ailleurs de fournir quelque interprétation que ce soit à propos de ses films parce, disait-il, cela briserait l’expérience du spectateur. Certes, certes, certes. Cela semble aller dans mon sens également. Mais où est la nécessité de faire intervenir le concept de vérité ici ? Au contraire, si le paradoxe a une vertu inspiratrice, qu’il pousse l’individu à explorer les limites de sa pensée, de son esprit, il me semble justement qu’il est alors nécessaire que la vérité n’ait pas part à ce processus. Non je ne me méprends pas, pour la bonne raison que je n’ai pas pensé une seconde que telle pouvait être ton aspiration. Je parlais de manière générale, sans faire référence à ton propos, voilà tout. Je considère comme une insulte que tu aies pu penser que j’aie pu penser ceci à ton propos – c’est sous-entendre que j’aie pu avoir été aveugle à toute la curiosité, l’esprit de questionnement et la nuance dont tu puisses faire preuve.
  10. Je pense que c’est dans Le crépuscule des idoles que Nietzsche s’exprime le plus clairement, bien que ce soit Par-delà le bien et le mal qui m’ait inspiré précédemment. Le deuxième ouvrage est plus délicat, plus nuancé – c’est d’ailleurs mon ouvrage philosophique favori, alors que le premier est plus… polémique. Voici donc l’extrait que je te propose : Ma foi, il est bien certain que Nietzsche s’attaquait à la vérité dans sa conception traditionnelle et platonicienne. Depuis, le concept a été redéfini fréquemment comme a) l’article de foi mais néanmoins subjectif de l’individu – en ce sens, chacun aurait sa propre vérité; b) comme une espèce d’idéal inatteignable mais qui n’en constitue pas moins l’élément moteur de la raison. Dans les deux cas, j’y vois une sorte de travestissement dangereux du concept original, une confusion qui peut prêter à toutes sortes de dérives. Il est fort possible – ou plutôt, puisque je crois pouvoir me permettre ici de professer quelque peu du haut de mon expertise, il est certain que le moustachu auteur devait alors parler de la raison telle qu’elle conçue encore une fois dans la philosophie traditionnelle platonicienne. Je ne citerai pas un autre passage – nous en avons déjà bien assez avec celui que j’ai collé là-haut – mais je me permettrai de dire que dans le même Crépuscule des idoles, Nietzsche allait jusqu’à parler de la raison en l’affublant de guillemets, en une manière de porter l’affront sur la place publique : la « raison ». Je me doute bien que tu n’es pas le premier dogmatiste venu Leo. Cela dit, quel intérêt y a-t-il à continuer d’appeler « vérité » ce que tu appelles « vérité », sinon pour entretenir une confusion morale quant à la teneur de ta démarche réflexive ? Cette idée de réalité cachée est bonne à intriguer, à donner l’intuition au vulgaire que les vues dont il a naturellement hérité masquent la richesse de la vie individuelle. Mais soit dit entre nous, entre esprits éclairés que nous sommes assurément, ne savons-nous pas fort bien qu’il n’y a rien de tel qu’une dimension cachée ni dans le monde ni dans l’esprit ? Que tout se tisse selon un lent travail, selon un long et pénible dérèglement des sens et des habitudes ? Que rien ne se révèle, mais que tout se construit patiemment ? Que nous butinons gaiement d’une erreur à l’autre, d’une apparence à l’autre; que pour vivre, le vrai nous importe peu et que nous ne demandons finalement qu’à être séduits ? Que nous sommes des penseurs trop intrépides pour aspirer à la sainteté de l’ordre de la vérité, et encore moins pour nous faire des martyrs en son nom ? Ne savons-nous pas que la vie est si fugace qu’il faut s’entraîner les mollets de façon à pouvoir s’offrir les lestes bonds qui seuls permettent de capter les pensées les meilleures ? Celles qui passent, si rapidement, et que l’on perd trop souvent de vue dans la bruine des distractions quotidiennes, dans tous ces petits suicides quotidiens et banals, lourdauds que nous sommes, avides de lourd, prêts à nous laisser glisser impavidement sur la rivière, comme des cadavres, pour apercevoir ne serait-ce qu’un remous de cet océan d’éternité, chimérique océan d’éternité, malades d’éternité que nous sommes.
  11. C'est une intervention intéressante, mais je ne suis pas encore satisfait avec cette définition de la vérité comme étant "ce que l'on accepte de considérer comme étant la solution de". Un problème récurrent que j'observe au sein de ce débat, c'est que l'on pose la vérité d'emblée, comme si elle était un concept tout naturel, sans s'interroger sur les conditions d'apparition de la vérité au sein du discours humain. Qu'est-ce que le concept de la vérité apporte comme éclairage inédit sur le discours en général: voilà la question qu'il faut se poser. Il existe des représentations sensorielles dont le statut spontané diffère des représentations qui font l'objet d'une élaboration intellectuelle: fort bien. Mais le concept de vérité n’est pas requis pour dénoter un tel schéma : il me suffit de considérer que la réalité n’est pas fixe, mais qu’elle est plutôt mouvante, de par l’agitation matérielle qui y règne, mais aussi par l’agitation des volontés qui y évoluent, y compris les volontés humaines. Je puis aussi considérer que la réalité se crée elle-même, que des possibles viennent s’y jeter comme des vagues, des possibles qui sont comme les fines protubérances de la réalité. Le monde est donc mouvant, c’est un endroit où les volontés affluent et se frappent, comme se frappent les rochers et les vagues, le vent et les feuilles des arbres, la pluie et la terre sèche. Ce n’est donc pas cela que la vérité dénote. Ce qu’elle dénote, c’est la croyance qu'il existe et que l'on doive poursuivre un dénouement objectif et universel aux discussions, que les entrechoquements des volontés en présence doivent être ordonnés par des critères objectifs et universels. Une fois cela dit, il reste à se demander, avec Nietzsche, « quelle partie de nous-mêmes tend à la vérité ? » Qu’est-ce que cela peut bien signifier pour l’homme, pour une philosophie de l’homme, d’aspirer à dénouer les intrigues de la réalité à l’aide d’un dénouement objectif et universel ?
  12. Est-ce que toute représentation n'est pas déjà interprétation du monde ?
  13. Non : c’est par le langage (et par l’intuition) que l’on peut avoir accès à une réalité différente. La vérité n’intervient qu’à titre de phénomène moral secondaire. La réalité de chacun repose aussi sur un domaine de validité : notre existence est ainsi truffée de croyances qui conditionnent notre rapport aux choses et qui tissent la toile de ce fleuve d’habitudes que nous appelons « réalité ». Par la suite, les domaines de validité respectifs des individus peuvent être discutés par le langage, et la vérité peut alors intervenir à titre de phénomène moral secondaire. Cela est implicite : nous n’avons effectivement pas tous le même domaine de validité. Ce qui fait que la puissance du concept de vérité a dégringolé, et qu’on en parle souvent selon un axe relativiste, c’est que depuis l’ère moderne, les individus sont de moins en moins réceptifs aux composantes morales impératives qui se glissent dans les discours. Mais qu’est-ce que le concept de vérité explique exactement dans cet exemple ? Nous pourrions remplacer le mot « vérité » par celui de « réalité » et la signification n’en serait pas changée. Peut-être faut-il admettre alors que la vérité n’intervient ici qu’à titre de phénomène moral secondaire.
  14. Exact. Il y a une composante morale dans la vérité, qu’on ne retrouve pas dans la réalité. Pourquoi dis-tu que la vérité est plus dense ? Ce que nous estimons devoir faire son entrée dans la réalité humaine n’est-il pas justement toujours à découvrir, et donc à préciser ? Il y a plusieurs philosophes qui te diraient que la parole n’est que le médium qui rend possible la découverte et que la vérité ne peut être appréhendée que par l’intuition. Il n’y a d’existence possible et donc de réalité possible que dans un mode dialogique. L’homme est forcément engagé, qu’il le veuille ou non, dans le cours du monde. Même s’il est passif, il est néanmoins engagé dans cette passivité. Toutefois, l’épaisseur de la réalité varie selon les individus. Pour cet être désintéressé, indifférent, elle n’aura que l’épaisseur de l’apparence – comme chez Schopenhauer, dont la morale contemplative recèle l’image d’une réalité bidimensionnelle seulement. Pourtant, derrière la plate phénoménalité des choses, et par-delà son désintéressement, Schopenhauer ne peut faire autrement que de sentir qu’il est malgré lui engagé de par la Volonté qui l’anime, ne serait-ce, en l’occurrence, que l’engagement qui consiste à nier cette Volonté. La vérité manifeste en réalité (!) l’impatience du sujet à voir advenir ce qu’il considère qui doit être. Elle est le court-circuitage de l’œuvre de commensuration, de culture, de discussion qui lie les hommes par l’injonction, par l’impératif. Elle nuit à l’adhérence éthique et profonde des individus au profit d’une adhérence fondée sur un artifice.
  15. Tout dépend évidemment de la manière dont tu définis les deux concepts. L'ennui principal est que la définition même de la réalité est sujette à discussion et peut donc à ce titre être soumise à un principe de vérité. L'article wikipédia sur la réalité nous démontre éloquemment de ce que je dis: Que pourrions-nous dire ? Peut-être que la réalité correspond à l'expérience de nos sens hors de tout cadre interprétatif, alors que l'idée de vérité apparaît lorsqu'il y a concurrence entre plusieurs cadres interprétatifs. La réalité serait donc fondée sur notre disposition naturelle, sur notre habitude à l'égard de la chose, tandis que la question de la vérité apparaîtrait lorsque cette habitude est troublée. La vérité serait le concept qui subsumerait cette disposition de combat qui nous incite à modifier le cadre interprétatif qui est à la base de ce que nous appelons la réalité, mais qui en même temps aurait l'imprudence de s'assimiler à la chose elle-même.
  16. Pourtant, j'écris très rapidement. Ce qui m'est interminable, c'est le temps que je prends à mettre mes idées en place. J'essaie de m'interdire de réfléchir sur un mode purement dialectique, où il ne s'agirait que de mettre des informations en relation. J'aime que ce que j'écris ait à moi-même l'épaisseur d'un certain mystère. J'aime être surpris par ce que j'écris. Cela me demande de longs moments de rumination, de longs moments de méditation. Par exemple, entre chacune des phrases que j'écris présentement, je puis laisser perdre mon regard et mon esprit dans la contemplation de l'hydranger à tige ou du lilas japonais au travers de la fenêtre, pendant plusieurs minutes. Jusqu'à ce que j'aie pratiquement oublié le sujet en cause en fait. Et quoi ? Jusqu'à ce que je me sois perdu sans doute, et que je me sois par le fait même mieux retrouvé. Mais lorsque ça y est, la phrase est éclose, prête à être cueillie, et disposée au sein du bouquet. Je n'ai alors pas à me questionner sur le rythme à donner au phrasé, sur le style de la syntaxe ou sur le choix de l'adjectif.
  17. Mais non justement ! Tout le problème de ce texte, du point de vue de l’auteur, consiste justement à se demander de quelle manière les mots peuvent le mieux servir le lecteur. C’est un acte de générosité ultime : « je suis faible et vulgaire » dit l’auteur – en l’occurrence moi, et mes mots ne sont que des pets. Tout ce qui est m’est personnel, anecdotique, tout ce qui sert la fanfaronnerie de mon Moi, tout le temps et l’attention que j’aspire à sucer hors de vos âmes par la danse hypnotique des mots – je veux que tout cela explose, je veux que la toile des mots explose, que la dialectique et que la logique ne soient que le support obligé d’un point d’appui mutuel, mais qu’il s’effrite dès le premier abord afin de révéler leur envers, et en faire émaner le suc le plus profondément celé du langage. Car ce qui tue toute entreprise de communication, c’est la complaisance des protagonistes à surfer sur la vague des mots, au lieu d’y plonger, autant de la part de l’auteur que du lecteur.
  18. Voir mon commentaire à ce sujet dans ma réponse à Poxy, et voir le topic de Savonarol sur le sujet.
  19. Il est difficile d’évaluer jusqu’à quel point on doit prendre en compte les éléments de la vie personnelle des penseurs afin d’évaluer leur philosophie. Cela entre autres parce que le propre d’un penseur de génie réside souvent dans son inactualité (pour utiliser le mot de Nietzsche), c’est-à-dire dans son originalité, dans sa nature antagoniste, subversive ou révolutionnaire avec la pensée de son époque. Pour cette seule raison, il en résulte souvent que ces âmes sont torturées. C’est qu’elles sont habitées par des intuitions immensément puissantes, qui de leur nature même aspirent à être exprimées. Et la recherche de la justesse de cette expression peut être le combat d’une vie. Kierkegaard n’a-t-il pas lui-même renoncé à Régine, l’amour de sa vie, afin de se consacrer à son travail philosophique ? D’un autre côté, il est certain qu’une idée est le reflet d’une existence réelle, et que cette existence est un facteur pertinent à examiner dans le cadre d’une analyse de l’idée. Seulement, il ne faut pas tomber dans le psychologisme. Cela dit, je ne suis pas non plus un disciple de Kierkegaard. D’ailleurs, il n’est pas question d’ « adhérer » à quelque philosophe que ce soit; il s’agit plutôt de réfléchir avec eux. Qui parle de s’enivrer ? On parle ici d’un liquide qui doit avoir pour vertu d’étancher la soif et de magnifier les sens, non d’une liqueur appelée à survolter les sens. Et qui parle de transmutation de la merde en or ? La merde reste merde, c’est le désespoir ou la complaisance qui sont à transmuter en disposition à travailler la merde. Je ne pense pas que nos discours diffèrent vraiment là-dessus. Mais justement, il a eu la décence de ne pas présenter ce secret intime sous une forme rationnelle, de ne pas l’objectiver, de ne pas le machiner et, bref, de ne pas le trahir. Ce qui intéresse Kierkegaard le philosophe, c’est la dialectique qui se tisse autour de ce secret intime – c’est également l’attitude que Tison et moi-même avons adoptée ici. En cela, il est honnête. Il ne se sert pas de l’attraction qu’exercent ces questions pour tramer quelque machination moralisante. La question demeure entière après la lecture de Kierkegaard, et je pense qu’elle demeure entière après la lecture de Tison et de moi-même. Parfait. Je ne pense pas qu’il faille à tout prix réfléchir sur Dieu. Il est difficile de discuter à propos du nihilisme, ne serait-ce que parce qu’on utilise ce terme à toutes les sauces. Si on définit le nihilisme comme la doctrine qui voudrait que le monde soit dénué de sens moral objectif, alors je suis certainement nihiliste. Dans mon intervention qui a suscité ta réaction, il me semble que j’avais en tête l’idée d’un nihilisme plus… viscéral. C’est-à-dire cet état existentiel d’une âme qui ne voit dans les choses que de l’absurdité, pour qui la vie n’a non seulement aucun sens moral objectif mais aussi aucun sens subjectif. Cela est une sensation typique dont chacun a certainement fait l’expérience dans sa vie. En littérature, cette sensation a été magnifiquement photographiée par des auteurs tels que Kafka (Le procès) ou Sartre (La nausée), ou alors discutée, tel que chez Dostoïevski (Les frères Karamazov). Or, je ne suis pas nihiliste en ce sens. La plupart des gens ne quitteront pas vraiment cet état, mais vont toutefois s’en détacher, et tenter de l’oublier en vivant selon une éthique que j’appellerais « du petit bonheur », sorte d’utilitarisme individuel, où il s’agit de maximiser la quantité de plaisir qui vient à soi, en dépit des contraintes inhérentes à l’existence. Peut-être est-ce à ceci que se rapporte ton désir de « jouir de toi-même » ? Quelle sont les alternatives alors ? Tison et moi avons esquissé la dialectique d’une telle alternative, pour ce qu’elle vaut. Soit dit en passant, je ne veux pas assimiler la pensée de Tison à la mienne, ni l’inverse, mais ces pensées ont certes leur ressemblance et je regroupe par souci de simplification.
  20. Ou par goût de la décontraction ? L’engagement profond dans une discussion philosophique suppose la tension… et rend difficile l’omniprésence de l’allègement humoristique. Il y a aussi – et surtout en fait – une idée d’échange intellectuel dans tout ceci. C’est une métaphore poétique. En langage commun, ça voudrait dire que je vais bien, mieux que jamais. Que j’aime ma vie. Et que je n’ai donc pas besoin de consulter, contrairement à ce que tu as pu grossièrement affirmer ailleurs. Tu as probablement relevé l’élément le plus insignifiant de mon argument contre ton idée d’esprit comme production du corps, en plus d’être probablement l’élément le plus insignifiant de ma longue intervention. C’est à peine une frioriture. Tu te contentes de revenir sur un seul point et c’est celui-là que tu choisis ? Philistin de la philosophie, va ! Tu me fais perdre mon temps.
  21. Je te suggère de relire le topic en entier, ligne par ligne, mot par mot. Parmi les intervenants qui ont tenté d'offrir une conception originale du concept de Dieu - en l'occurrence Tison et moi-même, il ne s'agit pas d'établir quelque thèse quant à la question de l'origine et de la destination, ni même de donner à la subjectivité une quelconque assise (puisque ce n'est finalement que la dénomination d'une assise qui existe déjà de toute façon, factuellement, mais qui n'a pas d'implication objective immédiate). Au contraire, il s'agit d'une dignification de ce que l'existence a de plus subjectif - il s'agit d'élever la pensée d'un sujet existant, à l'encontre d'une pensée objective qui se place dans une position désintéressée par rapport au sujet même qui la sous-tend et qui risque par conséquent de faire de l'existence une machination. C'est une célébration des paradoxes, des mystères et de la grandeur de l'existence subjective - une célébration qui trouve sa manifestation festive dans l'aspect polémique du concept. J'aurais envie de transformer ton questionnement sous cette forme: l'homme peut-il s'empêcher de diviniser ? "Diviniser", c'est-à-dire "mettre en lumière". Ne serait-ce que l'habitude ? Le nihilisme n'est-il jamais qu'un état provisoire ? Ou alors une posture polémique ?
  22. Il faut absolument ajouter à cette liste le vénérable Kierkegaard, dont la conception de la foi est inséparable du doute, non seulement rationnel mais aussi existentiel, au sens fort du terme : « […] le doute précède l’acte de foi comme sa condition nécessaire : pour que l’homme puisse vraiment choisir, il doit être délivré antérieurement de toute nécessité objective. Sinon son assentiment est déterminé par l’objectivité et ne peut plus être appelé un acte de la volonté. Aussi le doute précédant l’acte de foi n’appartient-il pas seulement à l’ordre intellectuel, mais, bien plus encore, à celui de l’action : c’est le doute concernant la possibilité d’un retour à Dieu. » (La dialectique de l’acte de foi chez Soeren Kierkegaard de Louis Dupré). D’ailleurs, en remettant le nez chez Kierkegaard, j’ai refait contact avec son concept de scandale, que j’avais oublié, et qui n’est pas sans lien avec mon concept de polémique, que j’ai utilisé dans mon pavé indigeste. Pour reprendre les mots du maestro, dans ses Miettes philosophiques : « Si le paradoxe et l’intelligence se heurtent dans la compréhension commune de leur différence, la collision sera heureuse… Si la collision n’a pas lieu dans la compréhension, alors le rapport est malheureux… : le scandale. »
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