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satinvelours

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  1. Toute existence est cernée par ces deux mystères. Il ne tient qu’à nous, soit de faire de notre existence un enfoncement dans les ténèbres, soit de l’illuminer par quelque chose. Pour G. Marcel c’est Dieu qui va pouvoir nous éclairer, ne pas nous laisser dans les ténèbres et nous allons peu à peu récupérer la lumière divine. Si nous ne voulons pas de cette solution, il y en a d’autres. Que pouvons-nous retenir de cela ? Nous ne pouvons nous dispenser de l’être qui confère intelligibilité à toute chose mais comprenons que par rapport à l’être ou par rapport à ces essences, au sens platonicien du terme, l’existence des phénomènes, les phénomènes étant des manifestations de choses existantes, ne peuvent constituer que des dégradations de cet être, autrement dit des altérations (Platon- Le sophiste. La république- Heidegger). Platon va nous expliquer que si les choses que nous appelons sensibles ont pour nous un certain degré d’existence, c’est parce qu’elles ne sont que le reflet, à des degrés variables, de ces essences. Il faut se reporter au mythe de la caverne (République- fin du livre VI-509- et début du livre VII) où Platon explique deux choses qu’il nous faut absolument croiser. Si nous n’y prenons pas garde et si nous n’éduquons pas notre âme par le moyen de la philosophie, nous allons rester prisonniers d’un préjugé, d’une croyance et d’une illusion, les trois choses en même temps. Ce préjugé, cette croyance et cette illusion sont que l’existence réelle c’est l’existence matérielle et sensible des choses, c’est-à-dire que pour nous les choses n’existent que sous leur forme matérielle, leur matérialité. Pour nous, le monde sensible est le monde existant, et nous sommes comparables à ces malheureux prisonniers enfermés dans une caverne, enchainés, qui ne voient que des ombres défiler sur les murs de la caverne, qui ne sont que des ombres projetées de gens réels qui défilent dans cette caverne et qui sont éclairés par un feu qui brûle derrière eux mais dont ils ne connaissent rien, puisqu’ils ne peuvent pas tourner la tête. Dans cette situation ces ombres constituent la réalité. Que se passe-t-il si quelqu’un vient délivrer un prisonnier ? Il va lui permettre de renverser les choses. Le prisonnier va découvrir qu’il y a des gens véritables qui marchent sur un petit chemin de la caverne, que ces ombres projetées qu’il voyait et qu’il croyait être la réalité, la vérité, ne sont que des ombres. Mais cela il ne peut le savoir que lorsqu’il a vu le feu qui éclaire les véritables personnes. Il comprend que ce qu’il pensait être la vérité n’est qu’une ombre, un reflet. Si on le traine dehors il va voir que ces gens qu’il voyait très mal parce que le feu ne jette pas une lumière très puissante dans cette caverne, quand il arrive à l’extérieur, il est complètement ébloui, il va peu à peu découvrir l’existence du monde extérieur illuminé par le soleil. Il va voir que ce qu’il croyait être la réalité dans la caverne ne l’est pas. Dans la caverne il est dans un monde d’ombres et de reflets d’un monde extérieur qui est beaucoup plus vrai et beaucoup plus réel. A un certain moment celui qui va délivrer le prisonnier va, par les cheveux, lui tirer la tête le contraignant à regarder un moment le soleil. Il y a alors une analogie feu-soleil, le prisonnier va comprendre qu’il pouvait voir des ombres parce qu’il y avait le feu, cause, qui éclairait les personnages, de la même façon, il y a de la lumière qui vient du soleil qui éclaire toutes choses. Là enfin le monde bascule. Il faut attendre tout cela pour que les choses soient totalement renversées. La métaphysique est un renversement des choses. Ce que nous prenons au départ pour de la réalité n’est pas. Le monde sensible et le monde matériel ne sont que des reflets d’un monde beaucoup plus vrai, beaucoup plus réel, et ce monde vrai et réel qui confère une existence absolue à ces choses-là, nous ne le trouvons pas dans le sensible, nous le trouvons dans l’intelligible. A partir de ce moment le prisonnier comprend que ce qui permet d’éclairer toute chose, de rendre visible les choses, c’est le soleil. C’est le mythe du sens du vrai, du bien dans le domaine éthique.
  2. Ce dessaisissement de soi commence avec Montaigne. Montaigne montre que si nous ne pouvons pas supporter le dessaisissement de soi, nous pouvons nous attacher à construire le monde. L’écriture repose sur un plan strictement existentiel, celui où nous essayons de reconstruire une partie de nous pour trouver une cohérence et une substantialité. Toute vie humaine, même la plus réussie, est vouée à cet aspect chaotique, elle va nécessairement tout induire d’un point fixe, ce que traditionnellement on appelle l’être. [Qu’est la réussite ? Est-ce quelque chose qui est défini socialement d’abord ? « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » Luc Ferry. La réussite est une notion qui est une valeur, et comme toute valeur la question est : d’où nous évaluons ?]. Ne cédons-nous pas à la même tentation, poursuit G. Marcel, lorsque nous pensons comprendre Cézanne ou Van Gogh au prétexte que nous avons vu une exposition qui a rassemblé les toiles de l’artiste, c’est-à-dire l’œuvre. Or, les pages qui suivent nous mettent aux prises avec un paradoxe incontournable, que nous vivons tous, et que G. Marcel appelle le mystère. Ce paradoxe sur lequel toute existence humaine repose, à partir duquel toute existence humaine est faite, nous pouvons le résumer de la façon suivante : D’une part nous devons vivre notre vie, la dérouler dans le temps, essayer de la constituer comme œuvre, ne pas la juger, elle n’est pas forcément belle, bonne. Au sens nietzschéen si nous prenons conscience que notre vie est notre œuvre, essayons d’en faire une belle œuvre. Essayons de faire de cette existence une œuvre au sens plastique, esthétique. Voilà d’un côté quelle est la contrainte qui attend toute vie humaine, ce que justement nous appelons l’existence, la vie n’est que le processus biologique qui porte l’existence. L'existence est ce qui est traversé par la signification, la connaissance, la créativité. D’autre part, paradoxe, nous constatons tous que l’œuvre n’est pas la vie, que la vie échappe à l’œuvre, et que par définition aucune œuvre ne saurait jamais totaliser une existence. L’existence refuse absolument d’être synthétisée, unifiée. C’est bien pour cela encore une fois, que nous sommes voués à vivre dans un double mystère. Ce double mystère est le mystère même de l’existence puisque toute existence est sous-tendue à ce paradoxe, et met en œuvre ce paradoxe, à la fois cette volonté de codifier, pour peut-être la contempler, la connaître, parce qu’une œuvre se donne aussi à contempler, c’est la première chose, mais en même temps le constat que tout le monde fait, sous une forme, ou sous une autre, est qu’aucune œuvre n’est de nature à totaliser notre existence. Ce mystère de notre existence propre va être redoublé par ce que G. Marcel appelle le mystère de l’Être, sauf que l’Être lui-même est un mystère.
  3. L’une des possibilités c’est précisément d’essayer, de mettre un peu d’ordre, d’introduire de la signification. Il faut penser le monde. Il va falloir enfermer toutes ces qualités, tous ces milliards de chatoiements qu’ont les choses, ne serait-ce que sur le plan affectif, les faire rentrer de force dans des cadres constitués que nous appelons les concepts. Si nous ne faisons pas cela, nous ne faisons rien du monde. Nous ne pouvons pas penser, nous ne pouvons pas transformer, nous ne pouvons pas vivre, tout simplement. Cette tentation est celle-là même du journal. Nous aurions envie de nous poser un moment et de dire ma vie a été invraisemblable, essayons d’écrire tout cela et j’y mettrai de l’ordre. Quand je relis, toutes les notes accumulées sont reprises, retravaillées pour donner quelque chose qui est autre que la vie réelle. G. Marcel dit je cède à cette tentation de faire un peu d’ordre, synthétiser, unifier les choses, et quand je me ressaisis de ce qui est ce matériau, d’abord je ne me souviens de rien, la trahison de la mémoire est cette image chaotique, de sorte que je me retrouve avec une chose qui même passée par l’écriture, ressemble davantage « comme un amoncellement de déchets », qu’autre chose. Cela sert-il de tenir un journal ? se demande G. Marcel « Dès lors ne suis-je pas tenu de m’appliquer à découvrir ce qui demeure malgré tout, ce qui ne se laisse réduire ni à une fumée ni à un rebut ? » Il nous laisse sur cette question, c’est-à-dire cette espèce de nostalgie de l’Être que nous avons tout le temps dans le moindre repli de notre existence. A la fois, il faut l’assumer comme un flux, un kaléidoscope où toutes les qualités sans cesse se remplacent mutuellement l’une l’autre. Ceci est une expérience qui est davantage de l’ordre de la perte que de l’ordre de la saisie de soi (littérature contemporaine : Blanchot, Bataille…ne cessent de dire ce dessaisissement de soi et cette perte.)
  4. Ce qu’opère Beckett au niveau général de la littérature c’est un décloisonnement des genres. Jusqu’ici le théâtre est toujours associé au dialogue, un échange dialogal parotique, et le récit à la narration de fiction avec la présence et l’activité d’un narrateur. Beckett bouscule tout cela et relance l’idée en interrogeant la spécificité de chaque genre, en interrogeant Aristote et la poétique classique. Il a toujours signalé qu’elle était la nature de ses œuvres. Il donne des titres à ses textes de théâtre, même lorsqu’ils sont très narratifs, qui annoncent bien qu’il s’agit de théâtre, et que ce sont toujours des dérisions. Il indique le genre pour mieux signifier le bouleversement auquel il s’adonne. Autre élément matriciel dans Mercier et Camier c’est la présence des objets. Mercier et Camier se donnent rendez-vous pour faire un voyage qu’ils ne feront jamais. Ils restent chez eux, tournent en rond. L’éternel itinéraire chez Beckett consiste soit quitter la ville pour aller dans la lande, soit laisser la lande pour revenir vers la ville, il n’y a que cet espace là. Ils tournent en rond autour de la ville, ne sachant où aller sous peine de désastre, et ils bavardent. Ils ont les mêmes accessoires–sac, chapeau, bicyclette–que l’en retrouvera dans certaines pièces. Le monde est réduit et raréfié à deux personnages et quelques objets dans un espace complètement symbolique. Les personnages de Mercier Camier donnent lieu à la trilogie de Molloy. Les personnages de son œuvre deviennent alors les personnages de ces personnages. Cela rejoint l’idée qui traverse toute son œuvre à savoir que l’homme est condamné à se raconter des histoires. « Ce dont j’ai besoin c’est des histoires pour meubler le néant ». Le roman beckettien est très difficile, c’est une épreuve, cette absence de respiration par rapport au théâtre où la parole circule. Dans le roman il n’y a qu’un personnage qui s’invente des histoires pour supporter la solitude, est incapable de savoir si ce qu’il a inventé il l’invente complètement ou si c’est un souvenir. Il est incapable de dire qui est ce « je » en lui qui invente l’histoire. Cela donne un texte qui ne cesse de progresser et de reculer. C’est une épreuve par rapport à nos attentes habituelles de lecteur qui fait que les phrases sont censées progresser vers davantage d’informations, le long d’une ligne logique qui reste pertinente et cohérente. Là quand une phrase propose justement une proposition, la phrase suivante la relativise ou l´infirme, tant et si bien que ce qu’on avait cru prendre au sérieux à la phrase 1, il n’est plus possible de le croire à la phase 2.
  5. Cette nécessité, cette tentation de dépasser les pures apparences et de nous réfugier dans ce que nous appelons traditionnellement de l’être pour justement unifier, synthétiser, arrêter d’une certaine façon ce flux dont nous ne pouvons nous repérer, G. Marcel l’a illustré dans l’exemple du journal intime. En effet nous retrouverions la trace de cette conception dans nos quêtes multiples et personnelles, où nous manifestons à certains moments de notre vie, le désir d’essayer un peu de nous comprendre. Évidemment nous comprendre nous amenant à cette idée d’arrêter de nous défaire dans le temps, mais au contraire de nous reconstituer, c’est-à-dire de nous constituer une deuxième fois solidement. Allons-nous pouvoir dans nos vies respectives dégager une unité, une permanence ? La tentation que beaucoup ont connue, c’est la tentation du journal intime, tentation qui résumerait cette possibilité que je veux me donner, résumer ma vie, la transformer en objet que je pourrai ainsi contempler comme de l’extérieur. Mais ces multiples cahiers qui sont censés contenir ce que j’appelle mon existence, que je contemple devant moi, sont évidemment des choses nulles et non avenues. « Ce journal que je relis avec la masse de détails qu’il renferme, dégage pour moi une impression chaotique. Ma vie a-t-elle été ce chaos ? Si vraiment elle a été cela je ne puis absolument plus rien en dire. Ce n’est plus qu’une sorte d’amoncellement, de déchet » Nous nous retrouvons devant une impasse et une aporie. Nous le comprenons sur le plan logique. Pour ressaisir quelque chose qui passe nous avons besoin d’un point fixe. L’être assure la logicité du monde. Si le monde est pensable, c’est à ce prix-là, et nous allons nous arranger pour qu’il le soit. La pensée elle-même est une sorte de coup de force. Les féministes des années 70 disaient la logique est une affaire d’homme. Il y a là un acte guerrier, on donne assaut au monde qui est un chaos d’enchevêtrement dans lequel il n’y a aucune signification et encore moins du sens, mais il faut bien faire avec ce monde pour tenter d’y vivre.
  6. À partir des années 20, après avoir circulé à travers l’Europe et s’être beaucoup intéressé à la peinture, il arrive comme lecteur à l’ENS de la rue d’ULM avec cette thèse consacrée sur Baudelaire, fréquente Joyce et entre dans son intimité. Entre 34 et 45 Beckett écrit des poèmes en anglais puis des nouvelles : « Bande et sarabande » traduite en français tardivement, censurée par l’église catholique irlandaise. Il est très marqué par cette censure. À partir de 46 il écrit en français et sera son propre traducteur. Avec « Mercier et Camier » il choisira la langue de l’exil. Pendant les années de guerre il entre en résistance. De 42 à 45 il sera retranché à Roussillon après avoir échappé à une rafle de la Gestapo. Pendant ces trois années il écrit pour se faire la main. C’est une sorte de discipline, d’exercice, tous les jours sans aucun projet éditorial, et c’est à ce moment que prend forme « Mercier et Camier ». Il y a en germe dans ce texte deux développements : le développement dramatique et le développement narratif. « Molloy » paraît un 51, c’est le premier de la trilogie « Malonne meurt » puis « L’Innommable » en 53 publiée par Jérôme Landon aux éditions de minuit. Cette œuvre romanesque produit un effet sidérant sur le monde de l’édition. Il se trouve dans la prose de Beckett un certain nombre de questions qui sont vite récupérées par l’étiquette nouveau roman que Robbe-Grillet suggère à Jérôme Lindon pour un certain nombre de romanciers que l’on n’arrive pas à classer. L’étiquette de nouveau roman va fédérer tous ces romanciers. Mercier et Camier représente d’emblée la triple crise qui caractérise le roman de Beckett. –La disparition de l’histoire : le roman ne raconte plus rien –La crise du sujet : le héros est totalement défait et n’est même plus un personnage –La crise de la pensée C’est trois crises seront fondamentales dans l’œuvre de Beckett et dans l’ensemble du nouveau roman. Il y a un narrateur qui raconte une histoire qui n’en n’est pas une, au sens romanesque du terme, et ces deux personnages–Mercier et Camier–comme ils ne font rien puisqu’ils n’ont pas d’histoire, passe leur temps à parler pour se dire qu’ils ne savent plus comment poser les questions. On a l’invasion du récit par le dialogue, et des dialogues entre les personnages comparables aux dialogues que Beckett attribue à Vladimir et Estragon de En attendant Godot. Ce sont les mêmes dialogues avec les mêmes questions : l’impossibilité même de poser une question. Plus d’histoire, plus de sujet. Le roman s’achemine de plus en plus vers une forme dramatique théâtrale qui est le dialogue. Et dans le théâtre plus tardif de Beckett, dans les années 70/80, il n’y aura plus de dialogue. Les personnages qui sont des voix et qui tiennent la réplique sont des voix de narrateur. Le roman s’ouvre à quelque chose qui n’a rien de narratif, le dialogue, qui prend une place considérable au détriment du récit. Le théâtre deviendra de plus en plus narratif sans échange, sans dialogue au fur et à mesure que l’œuvre se construit.
  7. La métaphysique pose l’être comme un principe, comme une nécessité, une nécessité logique qui va assurer la pensabilité des choses. Donc l’être est un requisit, une nécessité d’abord d’ordre logique, puis épistémologique, c’est-à-dire qui va concerner l’existence des sciences, puis gnoséologique qui va concerner la possibilité même de la connaissance. L’être est cette catégorie première. Platon va poser l’être comme cette catégorie absolument nécessaire pour penser quelque chose, puis connaître toute chose. L’être va être représenté par les essences, les idées ou les archétypes. En dégageant la nécessité absolue de l’être, particulièrement de ses essences, le beau, le bien, le vrai, Platon manifeste une ambiguïté fondamentale: l’ambivalence du langage. Le langage véhicule de la pensée, est pris dans les rets du devenir puisque parler, produire un discours, c’est nécessairement enchainer selon l’antérieur et le postérieur, comme dit Aristote, des éléments du discours, des mots, des outils grammaticaux qui permettent de les articuler. Parler atteste de mon devenir. Je suis un être qui, y compris dans mon discours, est voué au devenir. Si je veux comprendre une phrase je suis obligé d’en passer par le début, le milieu, la fin. Le langage m’enracine dans le devenir, montre que tout en moi est devenir y compris ma pensée. Mais de la même façon, d’où son ambivalence, le langage révèle et dévoile qu’à l’intérieur même des mots, qui finalement épousent le devenir mais aussi la multiplicité des choses, des phénomènes, se lit l’exigence de quelque chose qui échappe à ce flux, à ce devenir, à cette multiplicité. L’existence, le cheval, la pluie, la terre sont autant de termes génériques, même si nous n’en n’avons pas toujours conscience. A l’intérieur même du langage, sans que nous nous en rendions compte, nous avons deux choses : 1°) La tentative des mots d’épouser la labilité, la fluctuance, le devenir auquel tout phénomène et nous-mêmes sommes soumis. 2°) L’emploi constant de termes génériques, même quand nous n’en n’avons pas la pleine clairvoyance, nous montrons que nous avons cette exigence de poser de l’être, c’est-à-dire de poser une essence. Il faut que le cheval existe, que la pluie existe. Il faut que dans mon esprit je puisse recourir à l’existence d’un concept, d’une essence au moyen desquels ensuite je vais pouvoir comparer les choses, les identifier, donc me les approprier, les saisir, les comprendre et dans un deuxième temps les connaître. Comprendre n’est pas forcément connaître. Nous pouvons comprendre une chose sans la connaître, et la connaître sans la comprendre. A chaque fois ce sont des opérations différentes mais possibles. Platon l’a bien compris. La métaphysique est l’aveu de la compréhension de cette nécessité, une nécessité humaine, qui ne nous dit pas ce que sont les choses, mais ce qu’est l’âme humaine, ce qu’il lui faut pour qu’elle puisse fonctionner. On comprend qu’il devient nécessaire de poser l’être, se confondant chez Platon avec les pures essences. Pour que le changement, le multiple, le variable me soient compréhensibles, en tant que tels, il me faut disposer de quelque chose qui soit permanent et identique c’est-à-dire l’être. Cette trace on peut la suivre dans toute l’histoire de la métaphysique, mais on la retrouve aussi dans les philosophies existentialistes, d’abord dans l’existentialisme chrétien qui est beaucoup plus attaché à la métaphysique que l’existentialisme athée, particulièrement G. Marcel « Le mystère de l’Être » (Ed. Présence- chapitre Ma vie p.172).
  8. Un exilé volontaire Beckett Samuel Beckett naît en 1906 en Irlande dans une famille de garçons, un vendredi saint le jour où « le sauveur cria et mourut ». Chaque fois que Beckett parle de sa naissance cette mention apparaît. Il est très marqué par une culture protestante, par une culture biblique très sensible qui transparaît dans son œuvre. « En attendant Godot », les deux personnages, qui ne sont pas à proprement parler des philosophes, Vladimir et Estragon s’interrogent sur la cohérence qu’il y a entre deux Évangiles à propos des larrons, où un Évangile seulement dit qu’un des larrons a pu être sauvé. Cette interrogation renvoyant à une culture de la faute originelle est toujours omniprésente dans son œuvre, même dans la clownerie, comme il appelle lui-même, de En attendant Godot jusqu’au dernier texte de sa production. Sa mère est un personnage particulier par la façon dont elle marque son rapport à la vie. Elle considère que l’éducation tient davantage du dressage que de la formation. Lui-même dit, en dehors de l’unique question et de la façon dont l’imagination a été nourrie de la culture évangélique et biblique, qu’il a été contraint à une vie religieuse pratiquante. Le père en revanche est une figure plus aimante et plus proche du fils. Il est géomètre. Et souvent dans ses œuvres –Molloy et pièces de théâtre– les personnages se mettent à arpenter et à mesurer l’espace dans lequel ils se meuvent. Beckett très proche du père a une relation difficile avec sa mère et le sentiment de la faute d’être né l’emporte. « Nous passons notre vie à expier le crime éternel et originel d’être né » (ouvrage consacré à Proust ). Le sentiment de la faute, du péché d’être né et du péché qui il y a à exister est absolument ancré et enraciné dans son enfance et dans sa culture. C’est un étudiant brillant très intéressé par les littératures–Dante–Proust–Baudelaire–la littérature allemande. Il a une fascination pour les langues et pour le miracle des mots indépendamment de leur signification. La musique des mots le fascine, les formes, c’est-à-dire les phrases que l’on peut créer avec des mots et les figures que l’on peut combiner à partir des mots. C’est ce qu’il ne cessera de faire : combiner des mots dans des formes différentes du point de vue générique. Il écrit des poèmes, au début et à la fin de sa vie, du théâtre, de la narration et de la fiction. Ce sont toujours les mêmes questions qui reviennent et ce sont des combinaisons et des variations de mots autour de ces questions. Il aime les formes, les figures que l’on peut créer à partir des mots.
  9. L’existence comme participation à l’être (Platon). Platon hérite de ce problème que lui lègue Parménide. Il va tenter de répondre à ce problème par la théorie de la participation des choses existantes à l’être. Deux grandes résonances : Phédon et Parménide. Platon va nous montrer puisque nous ne pouvons renoncer à l’être, fondement de toutes choses, sans lequel rien ne serait pensable, mais qu’en même temps on ne peut confondre les choses existantes avec l’être, introduire dans l’être des choses compatibles avec l’être, comme le devenir, le changement, qu'il faut trouver une voie médiane, une troisième voie comme dit le Sophiste (dialogue). Cette troisième voie c’est la voie participative. Il va falloir comprendre que l’être existe, pur, qu’il se décline sous les Formes, ces formes pures que Platon nomme idées (leidos), ou encore les archétypes qui sont de pures essences, des absolus invariables, identiques, tel que le bon en soi, le vrai en soi, le juste en soi… Dans le « Lachès » il est question de courage. Qu’est-ce que le courage? Lachès est un stratège qui ne comprend pas la question et dit : " moi je sais ce que c’est, sur les champs de bataille etc."… Socrate lui répond ce n’est pas ce que je te demande. Je te demande l’essence même du courage. Qu’est-ce que le courage? Platon pose que si nous pouvons déterminer que tel acte est courageux, telle conduite est courageuse, c’est que dans notre esprit nous savons ce qu’est le courage. La philosophie pour Platon, c’est cette recherche de l’essence. Il existe une essence, une entité qui s’appellerait le courage. Que contient cette idée : l’essence, la forme du courage. C’est parce que nous sommes capables de définir le courage en soi, le définir d’une façon invariable, de saisir l’idée en soi, qu’ensuite nous pouvons revenir au monde changeant, et nous pourrons nous repérer dans ces mobilités. Les choses existantes, toutes les choses existantes y compris nous, sont notre vérité, nous la tenons du degré de participation à l’être. Nos vertus sont la résultante du degré de participation que nous entretenons avec les purs esprits. Dans le système métaphysique la philosophie c’est cette discipline qui doit nous révéler cette théorie de la participation pour augmenter cette participation. Plus nous allons participer à l’être, plus nous allons nous modifier, devenir plus justes, devenir meilleurs. Il va falloir gagner des degrés d’être. Nous ne pouvons exister que par participation à l’être. Toutes ces solutions vont être revues et rejetées par l’existentialisme.
  10. Donc à partir de Parménide une coupure se fait. L’être convient à qui échappe au devenir, au changement. Tout ce qui devient change. Nous qui sommes soumis au devenir, forcément nous sommes exclus de l’être. Ceci va nous enfermer dans un certain nombre de problèmes. Parménide met en garde et dit celui qui veut mesurer l’être à l’aune de son existence s’égare sur la voie de l'opinion. Ne permutons pas l’ordre des choses, nous ne pouvons pas évaluer l’être et nous définir à partir de l’existence. Nous ne pouvons pas trouver l’identité, comprendre ce qu’est l’identité en partant de choses qui par définition ne sont jamais identiques à elles-mêmes puisque soumises au temps. L’existence ne peut rien nous dire de l’être. Le propos parménidien dit : "si tu jettes les qualités des choses qui existent, c’est-à-dire deviennent (exister ici veut dire devenir), si tu transfères les qualités propres des choses qui sont soumises au devenir, qui sont donc périssables, qui vieillissent, qui meurent pour le vivant par exemple, qui s’altèrent tout simplement pour l’inanimé, si cela tu le confères à l’être parce que toi tu vis dans ce monde changeant (« Tu ne peux pas descendre deux fois dans les mêmes fleuves, car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi.» Héraclite), alors tu rateras la réalité, tu n’obtiendras aucune vérité et tu t’égareras. Sache que tu t’égareras dans la voie obscure de l'opinion". Pourquoi Parménide dit cela? Parce que l'opinion par définition plaque et colle aux choses. Elle ne peut être que changeante, relative et donc nous donner des vérités qui sont toujours partielles, partiales, et la philosophie ne les retiendra pas comme étant des vérités. L’être est, mais il ne saurait pénétrer les choses dans l’ordre de l’existence. C’est en raison de ce paradoxe qu’il faut poser l’être au moins comme principe ou plus exactement comme fondement des choses tout en se disant que de l’être à l’existence, de l’être comme fondement des choses qui en dérivent il y a un abîme qui les sépare. La question est de savoir comment les choses, d’une certaine façon, sont. Car dans l’existence il y a tout de même un petit peu d’être. Allons-nous exclure l’existence de l’être? Mais si nous renonçons à l’être rien n’est pensable. Comment comprendre les rapports? Il faut nécessairement les séparer, les opposer. Comment?
  11. Il y a une réconciliation du personnage avec lui-même, qui vérifie l’hypothèse que le bonheur et l’absurde sont compatibles ( L’homme révolté– Le Mythe de Sisyphe). Camus dit dans L’Homme révolté c’est un homme qui dit non à quelque chose et s’il refuse ou renonce à quelque chose c’est parce qu’il dit oui à la vie. Ce vitalisme de Camus est isolé par rapport à Sartre et Malraux. Dans L’homme révolté les personnages font face à l’absurde. Camus croit dans l’humanité, la charité extraite d’un contexte chrétien, la fraternité qui place l’homme à la place de Dieu. L’homme est la valeur qui, dans tous les cas, justifie la vie. « Le monde n’a pas de sens supérieur mais quelque chose a du sens, et c’est l’homme, parce qu’il est le seul à exiger d’en avoir ». La Peste et La Chute présentent cette exigence de sens. Dans L’Etranger c’est l’absence de l’exigence du sens qui est exposée. La grandeur de l’homme vient qu’il exige du sens tout en sachant qu’il n’a pas les moyens de le trouver.
  12. [ L’existence est fondamentalement dépourvue de sens. C’est le thème de l’absurde chez Camus où il va montrer qu’il faut en passer par ces « Fourches Caudines ». Si on ne s’est pas confronté à la déréliction on ne peut pas véritablement se construire. D’où la tentative du suicide chez Camus, le suicide philosophique.]
  13. Il y a chez Camus un lyrisme, une dimension solaire d’attachement à la vie charnelle. « Dans le premier homme » Camus raconte son enfance et le rôle joué par son instituteur pour le sortir d’une famille et de l’amour d’une mère illettrée. Il passe aussi par la philosophie, c’est un élève de Jean Grenier à la Sorbonne. Il est marqué par une expérience familiale algérienne différente de celle de Sartre. Camus entre en 35 au PC mais le quitte en 37 et ne cessera de dénoncer la façon dont le PC accapare le socialisme. Le dogmatisme de Sartre s’oppose face a la liberté de Camus. Quand Sartre est professeur de philosophie, Camus est journaliste. Il commence sa carrière journalistique en faisant des reportages en Kabylie puis, rentré en France, deviendra rédacteur en chef du journal Combat en 44. C’est un pacifiste. Au moment de la guerre il écrit des textes à un ami allemand, mais, néanmoins, prendra part à la résistance en 43 malgré sa culture pacifiste. Du fait de son honnêteté intellectuelle et de son antidogmatisme, Camus est animé par l’espoir, et croit après la guerre à la vertu des résistants qui devraient gouverner innocemment. Très vite la façon dont est menée l’épuration le convaincra que résistance ne rime pas nécessairement avec vertu, ni innocence. Jean Paulhan qui vient lui-même de la résistance écrit une lettre aux directeurs de la résistance en 1951, Camus se joint à lui dans l’idée que ces directeurs se sont transformés en directeurs de conscience. Les tribunaux d’exception mis en place ne font pas honneur à la résistance ni à l’idée de la légitimité. Cette distance critique de Camus agace Sartre. D’un point de vue littéraire, en dehors des textes « Noces » et « L’Eté » consacrés à la dimension solaire de l’Algérie, Camus écrit trois romans importants : « L’Etranger » en 42 « La Peste » en 47 « La Chute » en 56. Dans La peste et La chute il y a l’obsession du mal sans rédemption. L’Etranger est un livre absolument capital par le bouleversement qu’il a opéré dans la présentation du personnage, du rapport du personnage à soi et du rapport du personnage au monde (annonce Beckett et « Molloy »). Ce qui est important c’est la neutralité du personnage par rapport à l’événement tragique, pathétique qui arrive. L’implication du personnage n’est pas possible et ce non-savoir deviendra après la guerre, 10 ans plus tard chez Beckett, non seulement « je ne sais pas », mais « je ne peux pas » savoir et n’aurai jamais les moyens de savoir. Ce roman propose un exposé neutre, dans un style oral, télégraphique, très parataxique avec très peu de phrases complètes, et présente l’opacite du monde et de soi. Dans la deuxième partie le personnage va commettre un meurtre sans savoir pourquoi exactement, sauf qu’il a été ébloui par le soleil, et refuse la visite de l’aumônier et la confession.
  14. Je ferai intervenir Nietzsche dans la suite de l'étude. L’existence comme modalité de l’être (Parménide) Nous pourrions prendre Parménide comme fil conducteur et partir du constat que l’existence est toujours présupposée. Présupposée par notre pensée et chacune de nos expériences. Mais comme le souligne Gabriel Marcel dans son journal métaphysique : « L’esprit se doit d’oublier l’existence, s’il veut s’attacher à tel ou tel objet ». Nous voyons tout de suite où est le paradoxe, l’existence est bien la condition de possibilité de la pensée, mais elle se dérobe à la pensée. C’est pourquoi nous pouvons toujours dire avec Gabriel Marcel que le commencement de la pensée correspond au commencement de l’oubli de l’existence. L’existence est le fondement de la pensée. Elle est première non seulement au sens chronologique, mais au sens logique. Cependant elle ne saurait véritablement être un objet pour la pensée. Sans doute parce que pour la pensée il nous faudrait un point fixe sur lequel prendre appui. Nous ne pouvons penser l’existence que si nous parvenons à lui trouver un fondement, c’est-à-dire quelque chose de stable, fixe, invariable, contrairement à elle qui n’est que fluctuation, écoulement, flux donc changement. L‘existence est la négation de la notion même d’identité. Si nous voulons assurer la pensabilité de l’existence, il suffit de lui trouver un fondement (G. Marcel). Cette recherche du fondement est menée en premier lieu par Parménide et ce fondement de l’existence ce sera précisément l’être. Si Parménide pose que l’être est au fondement de tout ce qui existe, c’est donc de l’être et de lui seul dont il faut s'occuper. La pensée ne peut être que penser de l’être. Sous ce terme « être » il y a cette exigence propre à notre pensée qui est que quelque chose demeure identique à lui-même. Il faut donc poser l’existence de quelque chose qui demeure identique à lui-même pour pouvoir ensuite étayer le devenir, étayer ce qui toujours change, l’existence elle-même. Mais en même temps si l’être est précisément ce qui demeure identique à lui-même, nous devons refuser le terme d’être à tout ce qui est en devenir, à tout ce qui change. Si nous nous souvenons qu’être c’est être identique à soi-même, mais aussi être adéquat à son concept sur le plan logique, l’être ne peut être donné : «à tout ce qui nait et meurt, à tout ce qui cause ou est causé, à tout ce qui devient et change, c’est-à-dire à tout ce qui apparait d’abord comme doué d’une existence empiriquement constatable ».
  15. (Je poursuis) Première question. Puisque l’existence n’a pas d’autonomie, qu’il faut toujours la référer à l’être, est-ce que l’existentialisme constitue une sortie de la métaphysique, est-ce qu'il propose une façon de penser autre, ou est-ce au contraire une prolongation de la métaphysique, un chapitre nouveau de la métaphysique qui s’inscrit ? Deuxième question. Si nous regardons le titre du manifeste de Sartre « L’existentialisme est un humanisme » nous pourrions nous demander quel sens conférer à l’humanisme si par définition il n’existe pas d’essence générique propre à l’humanité. Si l’existence précède l’essence cela veut dire que ceci intéresse aussi bien le sort de l’individu que le sort des hommes, c’est-à-dire de l’humanité en tant que telle. S’il n’y a pas d’être, s’il n’y a pas d’essence propre à l’humanité, thèse sartrienne, si celle-ci n’est jamais que ce qu’elle se fait exactement comme chacun et chacune d’entre nous se font, est-ce qu’il ne faudra pas comprendre l’être-même, l’être comme ce qui est, le masque de la valeur ? Il y a une possibilité de croiser le chemin de Nietzsche. Ainsi Heidegger dans sa propre démarche consacre un énorme texte à Nietzsche. Pour Nietzsche, il n’y a pas d’être. L’être est dénoncé comme une sorte de simulacre qui renvoie à la valeur. Nous avons nous les êtres humains besoin d’évaluer, dire si les choses sont belles, laides, bonnes ou mauvaises, utiles, inutiles…Nous proférons sans cesse des jugements. Nous ne pouvons exister sans juger, et juger c’est peser. Cet acte est au fondement de notre existence. Le vrai cela n’existe pas, ce qui existe c’est du vrai comme valeur. Cette valeur il convient de se demander comment je la pose, à partir de quoi et sur quel critère je m’appuie pour juger. C’est ce que Nietzsche appelle la généalogie des valeurs. Toutes ces questions forment une énorme problématique et formulent la richesse de ce terme existence sur le plan philosophique.
  16. Il peut y avoir certains malentendus avec le langage. Si l’on se rapporte au Littré exister signifierait simplement « être, se trouver, avoir lieu actuellement ». Mais le mot latin dont il dérive avait un autre sens. Sistere peut avoir bien des sens, notamment être placé, se tenir, se maintenir, subsister. Ex-sistere signifie dans l’usage latin le plus constant moins le fait même d’être que son rapport à quelque origine. L’existence signifie le fait brut qu’une chose soit, l’essence concrètement actualisée par l’être marque la nature de la chose. L’existence sert à désigner comme le fait l’existentialisme le mode d’être propre au devenir. Le sens existentiel du verbe être à été souvent obscurci. On a eu recours au mot qui désigne l’acte au nom duquel les sujets donnés de notre connaissance empirique mérite le titre d’êtres, le verbe exister
  17. Il y a l’influence très marquée de Kierkegaard qui a nourri la pensée phénoménologique en insistant sur l’angoisse comme la première donnée immédiate de la conscience, l’angoisse par rapport à l’opacité du monde, l’étrangeté du sujet au monde. Comment s’affranchir de cette angoisse, comment dépasser l’absurde et comment donner un sens à sa vie ? Pour Sartre c’est davantage donner un sens que donner une valeur. Ce qu’il appelle l’authenticité par rapport à l’inauthenticité des « salauds » c’est le courage qu’il y a à assumer cette angoisse et à la dépasser soit par l’action soit par l’art. Ce sont les réponses existentielles par lesquelles l’homme peut dépasser l’absurde. Mais pour le dépasser il faut d’abord accepter d’en prendre conscience. Sur le plan esthétique Sartre refuse que le récit raconte des événements. Le récit a lui aussi un caractère contingent. Cette mission assignée à la littérature sera représentée dans un ensemble de trois romans, de 45 à 49, « Les chemins de la liberté ». Il s’agit de représenter l’homme en situation faisant usage de sa liberté. Là le roman paraît philosophique voire roman à thèse. Dans le théâtre il faut montrer un caractère en train de se faire, puisque nous sommes la somme de nos actes : « Huis clos ». La culture occidentale est tellement bouleversée, on ne peut plus que proposer des décisions qui sont représentées comme des choix de personnages. Ce qui est fondamental c’est que l’homme fasse le choix. Il faut faire du lecteur ou du spectateur le témoin d’une prise de responsabilité. Il y a entre Sartre et Camus, par rapport à cette angoisse existentielle, l’étrangeté du monde et du sujet, un terrain commun. La polémique éclate entre eux à la réception de « L’Etranger » et repose sur la volonté farouche de Sartre de dépasser l’absurde et d’être incapable de penser une chose à quoi tient Camus jusqu’au bout : le bonheur. Sartre parle, à propos de Camus, de son humanisme étroit et têtu, et dit au sujet de L’Etranger « l’homme est un humaniste, il ne connaît que les biens de ce monde ». Sa rage pour Camus vient du fait que celui-ci n’a jamais envisagé que l’on pouvait dépasser l’absurde. On est condamné à l’absurde. On doit prendre conscience de cet absurde, dans une hypothèse, l’hypothèse de l’agnosticisme, et y faire face mais « il faut imaginer Sisyphe heureux ». L’absurde et le bonheur ne sont pas incompatibles. L’absurde peut s’accompagner chez Camus, alors que chez Sartre l’absurde ne peut que se dépasser.
  18. Réponse. Parce que justement nous transférons dans le domaine de l’avoir nos tentatives d’être. Les philosophies existentielles ont bien compris que nous ne pouvions pas être. Elles vont donc nous proposer une réflexion, qui ne va pas bien sûr nous apporter une réponse à tous nos soucis existentiels, mais nous apporter des questions nouvelles que la philosophie dans son histoire, puisque plombée par la métaphysique, n’avait pas eu le temps ni la possibilité logique d’élaborer. Déjà ces questions nouvelles, parce que la réponse c’est à nous de la trouver, vont nous servir de main courante pour éviter que nous chutions dans le vide. Ce n’est pas un hasard si dans « L’être et le néant » il y a un chapitre sur Faire et Avoir : la possession. Analyse remarquable sur les paradoxes amoureux, les fantasmes de possession de l’autre dans l’amour. Sartre démonte tous ces mécanismes, et en fait jaillir à chaque fois les contradictions que nous ne soupçonnons pas parce que nous sommes portés par nos passions au sens traditionnel et philosophique du terme, c’est-à-dire des choses que nous subissons complètement. Nous sommes agis par la passion. Comme nous sommes agis par la passion, nous ne réfléchissons pas. Sartre montre que le désir de la possession de l’autre le conduit à vouloir posséder une transcendance, une liberté. Par définition on ne possède pas la liberté. Il faut revoir « faire et avoir » et bien définir l’extension de ces deux champs, le champ de l’être et le champ de l’avoir. Nous ne pouvons compenser l’un par l’autre. Ce sont des catégories qui sont ontologiquement irréductibles. Impossibilité de l’être. Voici ce qu’écrit Kierkegaard dans Post-scriptum définitif aux miettes philosophiques : « L’homme pense et existe, et la pensée sépare la pensée de l’être ; elle les tient séparés l’un de l’autre dans la succession ». On ne saurait mieux dire et résumer cette antinomie à laquelle nous voue l’existence. Nous sommes des êtres pensants et existants, mais le propre de la pensée est de disjoindre, de séparer pensée et être. En définitive cette séparation va me faire rater l’être en tant que tel. Je ne pourrai jamais comme dira Sartre, coïncider avec l’être mais j’ai besoin de l’être pour penser. C’est ce rapport qu’il nous faut analyser. Jean Beaufret rappelle que le terme existence va être appelé à se spécifier au regard de l’évolution du terme essence. Ousia-essentia-essence. L’essence en effet est ce qu’est la chose, c’est-à-dire sa nature. La tâche de l’essence c’est de dire ce qu’est la chose, l’être de la chose, par opposition au fait que la chose soit, c’est-à-dire qu’elle existe dans la réalité. Savoir ce qu’est la chose, quelle est son essence, quelle est sa nature ne nous dit rien de son existence. De sorte que par l’examen du sens du terme existence, par la comparaison rapide « être-existence, essence-existence », nous pouvons conclure qu’il y a une véritable défaillance ontologique de l’existence par rapport à l’être, et que ce moindre être qu’est l’existence, cette défaillance ontologique de l’existence est littéralement inscrite dans le sens premier du terme lui-même, dans sa construction. C’est par rapport à ce constat, très lourd de conséquences qui va peser sur toutes les autres questions, que nous pourrons nous poser deux questions plus générales.
  19. Il n’y a aucun mysticisme chez Sartre. La philosophie de Sartre est définie par une idée de l’homme et non par une vision mystique religieuse de l’homme. C’est d’abord un philosophe avant d’être un écrivain. Dans la vie littéraire française il a la responsabilité de divulguer la pensée phénoménologique allemande et de divulguer une pensée, par opposition à la transcendance, l’immanence. Nous sommes dans le monde et nous avons toujours conscience de quelque chose. Sartre divulgue cette idée de Husserl. Cet être dans le monde et cette conscience qui est toujours de quelque chose condamne l’homme à la responsabilité. Nous sommes dans le monde sans transcendance et nous sommes face à quelque chose qui nous appelle, qui nous convoque, qui nous envoie un message, c’est la façon dont Sartre traduit les termes de Heidegger. Cette philosophie qui le nourrit il va chercher un moyen de l’exprimer en dehors de ses essais philosophiques. La littérature ou la fiction devra représenter une situation dans laquelle l’homme doit faire l’usage de sa liberté, prendre ses responsabilités, agir face à quelque chose dans le monde. « La Nausée » apparaît comme une mise en fiction d’un système philosophique. Sartre écrit d’abord des nouvelles récapitulées sous le titre « Le Mur » commencées en 1937, publiées en 39, puis La Nausée en 38. Dans les nouvelles qui composent Le Mur, il présente un ordre chronologique de l’action qui est toujours un ordre idéologique. Ce sont toujours les idées qui font agir les personnages, qui dicte l’action. « Voici cinq petites déroutes, cinq vies. Pablo qu’on va fusiller voudrait jeter sa pensée de l’autre côté de l’existence et concevoir sa propre mort. En vain. Toutes les fuites sont arrêtées par un mur, fuir l’existence c’est encore exister. L’existence est un plein que l’homme ne peut quitter ». La répétition du mot existence prépare le terme d’existentialisme qui ne sera utilisé qu’en 43 par Gabriel Marcel. Habiter l’existence en assumant la responsabilité, en assumant la contingence absurde du monde, c’est ce que doit représenter la fiction. La fiction est subordonnée à l’idée et à ces deux notions d’immanence et de contingence sur lesquelles insiste la phénoménologie. L’œuvre principale est La Nausée qui, à travers le journal intime du personnage principal, propose de voir en son héros l’authenticité, c’est-à-dire un personnage qui fait face à l’angoisse à laquelle le plonge la conscience d’exister dans un monde sans signification, ou dont la signification ne peut pas lui apparaître. Un monde qui lui est étranger.
  20. Cette nécessité pour moi de vivre et dans mon présent et chaque instant où je rencontre le statut général de l’existence aboutit au fait que je déserte mon présent. Il y a un paradoxe que souligne Pascal dans les « Pensées » (Grandeur et misère de l’homme), personne ne soutient un seul instant, l’instant. Nous passons notre temps à nous réfugier dans le passé, c’est la nostalgie. Le reste du temps nous le passons à faire des projets, c’est-à-dire à nous précipiter dans l’avenir, nous ne pouvons renoncer à cela. Que ce soit notre retour plus ou moins joyeux, plus ou moins douloureux sur notre passé, que ce soit l’anticipation, le projet qui est aussi l’espoir, nous est nécessaire, espérer c’est se projeter, c’est poser par définition qu’il existe un futur, et que dans ce futur il y a des possibles qui s’ouvrent pour nous. Nous ne pouvons renoncer à cela. Quand nous mixons passé et futur nous aboutissons, avec toutes les variantes possibles, puisque nous sommes des êtres inconstants, à la conclusion pascalienne que nous ne vivons jamais l’instant. Ceci conduit déjà chez Pascal à l’idée d’une méprise de soi. Nous nous déprenons de nous-mêmes, nous fuyons. Nous trouvons cela analysé, thématisé dans les philosophies existentialistes (Sartre-Camus). Nous nous perdons dans les autres, dans les rapports de séduction par exemple. Sartre montre que la séduction est jeu sur les apparences, que la personne qui séduit et la personne qui se laisse séduire se comprend comme le seul plaisir que nous puissions donner. Il va nous falloir abandonner l’être, l’existence n’étant qu’un mode tout à fait défaillant. Puisqu’il n’y a plus d’être, puisque nous ne pouvons plus saisir des essences, que nous n’avons plus affaire à des essences permanentes, mais à de purs mouvements transcendants qui visent les choses, nous sommes ramenés à ce chatoiement des apparences. C’est pour cela qu’il y a une main tendue entre la phénoménologie qui nous demande d’analyser comment les choses apparaissent à la conscience, et de l’autre côté les grandes analyses existentielles particulièrement sartriennes. C’est seulement de nos actes soit en train de se faire, soit sur le point de se faire (soit futur immédiat, soit passé immédiat, soit présent) que nous apprenons ce que nous sommes. C’est du futur dit saint Augustin de ce temps qui n’est pas encore, qui n’a donc pas d’être véritable, que je tente de construire mon être. C’est, dira Sartre, non seulement mon futur qui détermine mon présent mais c’est mon futur qui détermine mon passé. Mouvement rétroactif du vrai. Quel événement de mon passé va me conférer un sens ? Ce n’est pas mon passé en tant que tel puisqu’il est révolu. C’est de mon présent que je me penche sur mon passé (Bergson). Réponse logique, c’est de mon présent que je confère un sens à mon passé. Sartre nous fait découvrir que mon présent n’est pas fermé. Forcément, il ouvre constamment sur un futur. Même si je ne suis pas dans mon esprit en train de faire des projets très explicites et très précis, une partie de mon être a déjà déserté le présent, il est tourné vers l’avenir qui m’attend. C’est tout ce qui se joue dans ce futur, à commencer par le futur immédiat, jusqu’au futur le plus lointain avec des projets très précis, c’est de tout cela que rétroactivement je peux conférer un sens non seulement à mon présent, mais à mon passé lui-même. Qu’est-ce qui va décider, dit Sartre, que la crise de mysticisme que j’ai eu à 15 ans était prémonitoire par rapport à mes convictions religieuses ? C’est moi et personne d’autre, mais c’est à moi de mon présent actuel, c’est moi en fonction de mes projets intéressant la religion, qui me permettent d’évaluer, à cette aune-là, tout ce qui s’est passé antérieurement. Selon que j’ai le projet de continuer mes actes de religiosités extrêmes, que j’ai le projet de développer ma curiosité, que j’ai le projet d’y renoncer, cet événement du passé qui a eu lieu, c’est un fait, va recevoir une coloration. Donc il deviendra soit événement prémonitoire, soit un accident lié à la puberté. Ces analyses permettent de comprendre que sur le plan ontologique force est de constater que notre existence procède de notre impossibilité à être. Cette impossibilité à être fera que je vais tenter d’être, cette tentation d’être est ce qu’on appelle l’existence. Cette impossibilité à être se marque par notre déportation sur l’avoir. C’est parce que nous ne sommes jamais que nous sommes tant intéressés par la possession. A défaut d’être, nous avons, nous cherchons à avoir, nous cherchons à posséder. Pourquoi sommes-nous tellement intéressés à des possessions diverses, d’abord de biens matériels, de richesse, puis des choses plus symboliques comme le pouvoir, la puissance, jusqu'à des fantasmes de possession des autres, l’emprise des autres et des choses qui ne peuvent que semer la destruction, l’aliénation, la mort ?
  21. Malraux se pense comme un esprit religieux sans la foi et ne peut adhérer au christianisme en raison de la dimension sacrificielle que l’église a laissée paraître. Cette dimension de transcendance sacrée est capitale et donne un caractère de parabole à ses récits. Le roman lui paraît être un moyen efficace d’exprimer une notion de l’homme. La fiction mise en scène dans le roman est pour délivrer cette notion de l’homme ce que Malraux appelle « la part de l’homme qui cherche aujourd’hui son nom ». Et cette part de l’homme il la cherchera dans l’art. « Être agnostique veut dire qu’il n’y a pas de lien possible entre la pensée humaine et la transcendance absolue. Je ne pense pas que la transcendance n’existe pas. Je pense qu’elle existe fondamentalement et que les hommes ne sont les hommes qu’en liaison avec une transcendance très variable, pas forcément religieuse, mais les grandes figures de l’humanité sont toutes liées à une transcendance ». La part du sacré de la communauté révolutionnaire se déplacera vers l’art qui deviendra un anti destin et prendra la place de Dieu. La part de roman est relativement peu importante par rapport à la participation politique du personnage et par rapport à la méditation sur l’art, mais elle est cohérente avec le reste de son trajet. Il y a un mysticisme chez Malraux qui se transfère ensuite dans la méditation sur l’art.
  22. Malraux est très marqué par le cinéma. Il y aura une adaptation cinématographique par lui-même de L’Espoir, montage d’ailleurs lui aussi très elliptique. Il explique pourquoi son esthétique romanesque est une esthétique du montage syncopé, fracturé, choisissant les moments forts, essentiellement des moments discursifs où les personnages échangent des idées. Le dialogue est toujours dramatique puisqu’il nourrit l’action, il est en même temps dialectique puisque c’est dans le dialogue que les personnages échangent leurs idées politiques. « Il faut que je débouche sur une éthique plus rigoureuse, sur une notion de l’homme » écrit-il en 34. Il a l’idee que la fiction et le roman en particulier sont le meilleur moyen au XXe siècle d’exprimer le tragique. Cette fiction passe par la narration d’une histoire qui peut être réelle et historique, mais elle est surtout un moyen de concrétisation d’une interrogation philosophique qui doit déboucher sur une notion de l’homme. Le drame est toujours subordonné à cette notion de l’homme, cette injonction de l’humain. Dans Les noyers de l’Altenburg et Lazare, Malraux revient sur le traumatisme causé par la première guerre mondiale et commente le retour de cet épisode comme signifiant la dimension mythique et non pas strictement historique. C’est le moment où, pour la première fois en 1916, l’armée allemande a utilisé les gaz pour avoir raison du front russe sur la Vistule. Et cette attaque dans Les noyers de l’Altenburg revient dans Lazare comme une obsession. « Cette attaque exerce sur moi la trouble et puissante action des grands mythes du nom d’Antigone et de Prométhée. L’Humanité archaïque vivait ces mythes… » Dans Lazare, Malraux réfléchit sur l’obsession de cette attaque de la Vistule. Ce qui ne lui apparaît qu’au moment de Lazare justement c’est que cet assaut de la pitié–les soldats allemands revenant avec les corps de soldats russes gazés–qui répond à l’assaut militaire, donne une idée du sacré en pitié et du sacré en néant. Cette dimension sacrée fait comprendre Malraux.
  23. Cette attitude est l’attitude que décrira Sartre comme l’attitude de la mauvaise foi. Mais parce que nous avons recours à la mauvaise foi, nous démontrons notre condition d’être transcendants. Nous avons également ce curieux paradoxe de l’existence qui est tout et rien comme le dit Sartre. Tout puisque je tiens intégralement dans mon existence. En même temps l’existence ne se laisse pas saisir, ne se laisse pas déterminer, ne se laisse pas définir, tout le temps me dépasse et me condamne à un mode de vie que d’aucuns jugeront défaillant. D’où la tentation de la foi pour la partie chrétienne, en tout cas quelque chose qui ne peut se dérouler que sur le mode de l’angoisse, puisque je cours désespérément après un être dont je sais bien qu’à chaque domaine de ma vie je ne possède pas. D’où le thème de l’angoisse qui devient tout à fait central à commencer par Kierkegaard. Ce mouvement rétrograde du vrai va nous permettre de comprendre que c’est en se projetant hors de lui constamment et plus précisément en se projetant sur cet horizon propre à l’homme, à l’humain que constituent le temps, l’histoire et la mort qui forment une triade. C’est bien en se projetant sur cet horizon propre à l’homme que constituent le temps, l’histoire et la mort qu’il peut se ressaisir comme être pour le temps et être pour la mort. Cela n’est qu’en se vivant comme tel, en se ressaisissant comme tel qu’il s’accomplit précisément comme homme. Nous comprenons pourquoi toutes les philosophies existentielles vont poser la question du temps (être et temps Heidegger). L’existence est à la fois ce qui se tisse à partir d’un mouvement d’ouverture, intentionnalité, transcendance qui engage le devenir, mais aussi cette présence à soi qui doit s’éprouver au présent. Or, justement, force est de constater que nous sommes au creux même de l’existence dans une contradiction insoluble. Chaque aventure existentielle peut de ce point de vue représenter une tentative désespérée pour résoudre, ou en tout cas supporter cette contradiction sur une modalité particulière. Quelle est cette contradiction? C’est le fait que par mon existence je m’échappe à moi-même, grand thème sartrien, je ne puis donc ni la comprendre, ni la ressaisir. Je suis contraint à la vivre, mais toujours dans une situation partiellement aveugle. La philosophie est ce qui, par le souci de soi, la réflexion sur certaines choses, nous aide à ne pas faire n’importe quoi. Il y a un grand pessimisme dans ces philosophies. Nous nous éprouvons comme être existant mais l’existence elle-même, qui constituerait ce que dans la métaphysique nous aurions appelé notre essence, nous échappe. Cette existence je suis amené à la dérouler dans mon présent. Il y a deux idées : 1) être présent à soi-même, 2) si l’on découpe le présent en instant, il y a dans « instant » l’idée d’une instance, d’un appel qui déclenche le jugement.
  24. Dans La Condition humaine cette communauté sacrificielle est animée par un sens de la fraternité humaine : par exemple le don du cyanure à un de ses camarades pour échapper aux souffrances. Cette dimension de don de la souffrance et d’offrande illumine tout le roman. L’Espoir tient du reportage sur la guerre d’Espagne à laquelle Malraux a participé et la vision de l’histoire a une incidence sur le roman. Ce qui caractérise aussi bien La Condition humaine que L’Espoir d’un point de vue littéraire est une écriture elliptique, concentrée, pas très facile, qui correspond pour Malraux à la volonté de sélectionner les temps forts de l’histoire au détriment de la pulpe du roman. Il n’y a pas beaucoup de chair romanesque. Les moments sélectionnés correspondent à des instants dramatiques au cours desquels le personnage a un choix à faire politique et philosophique. Ce qui est présenté du point de vue historique est toujours articulé à une interrogation de type philosophique ou éthique. La valeur de la vie est une question fondamentale qui habite chacun des personnages. « Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul ». La question de la valeur est en permanence posée aux personnages malraussiens, et la valeur est donnée par le rapport entre l’individu et la communauté. La fraternité ou l’inscription dans une communauté révolutionnaire est une façon pour l’homme de dépasser sa condition ontologique d’être seul face à la mort. Il y a des passages de La Condition humaine qui font fortement songer au développement des Pensées de Pascal sur le caractère intolérable de la mort pour l’homme. Nous sommes dans l’incapacité de considérer en face ce qui nous attend. L’écriture aphoristique, elliptique, l’abstraction ou la désincarnation caractérisent le roman de Malraux avec une concurrence du récit par le discours. Ce choix qu’il fait de laisser plus de place au discours, par exemple L’Espoir, correspond à l’influence cinématographique sur l’écriture littéraire.
  25. Cette idée bergsonienne est l’idée que, au fond, on ne peut découvrir la vérité que dans un mouvement rétrograde du vrai. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que c’est toujours dans un mouvement rétroactif que nous découvrons la vérité des choses. Par exemple, si nous prenons le temps, c’est toujours du présent que nous nous tournons vers notre passé. Ce mouvement rétroactif produit une illusion nécessaire. Cette illusion nécessaire nous porte à attribuer aux choses, au passé, des qualités, des déterminations qui ne lui appartiennent pas mais que nous rétro-projetons sur eux. Cela donnera chez Bergson une célèbre méditation sur « Le possible et le réel » (coll. Quadrige. PUF). Bergson démontrera que nous sommes habitués à penser le possible avant le réel, et bien, par ce mouvement rétrograde du vrai, il faut inverser les choses. Ce que nous connaissons, enfin le moins mal, c’est le réel. C’est à partir du réel que nous échafaudons un possible, mouvement rétroactif du vrai. Si nous revenons à l’existence, nous pouvons dire que ce mouvement de sortie de soi, constitutif de la conscience ou de l’être conscient, va nous enfermer dans le même type d’illusion. Nous en voyons les effets d’une façon existentielle lorsque nous réfléchissons à nos existences et que nous nous désolons de ne pas avoir su prendre telle décision, ou trop tardé à la prendre. Finalement toutes les philosophies existentielles vont s’employer, chacune avec un biais particulier, à nous décaler. Cette façon-là est inappropriée, inadéquate. Pourquoi? Parce que là justement, nous sommes pris dans ce mouvement rétroactif du vrai, c’est-à-dire nous projetons un savoir qui est le nôtre ici, maintenant, qui n’était certainement pas le nôtre au moment où nous vivions ces événements, et qui projette une lumière sur ces événements qui va déclencher des jugements, en général moraux, va produire de la souffrance, du remords, de la culpabilité, de la perte de l’estime de soi…, et qui est bien le produit de ce mouvement relativement perverti. Il convient bien de comprendre l’importance de cette idée de sortie de soi, échappée de soi que l’ensemble des philosophies existentielles posent. La proposition de départ est qu’il ne saurait y avoir véritablement de contrôle de soi, de maitrise de soi. Prétendre le contraire serait, comme le dit Sartre, nier notre transcendance, serait se réfugier dans la facticité. Cela voudrait dire renoncer à notre liberté parce que nous ne voulons pas en assumer la responsabilité et donc nous nous transformons en choses.
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