On n'est pas soi-même, on le devient.
L'évolution de la vie a fait apparaître des êtres toujours plus complexes et autonomes.
De ces êtres ont émergé des esprits ¿ soit, en d'autres termes, des dispositifs virtuels capables de rétroagir sur leurs conditions et leurs cadres d'émergence.
En tant qu'êtres issus de cette évolution, nous autres, humains, sommes capables, par la force et la singularité de notre esprit de réorganiser notre substrat (psychologique, biologique, chimique et physique) et notre environnement (naturel et social) de manière volontaire- c'est-à-dire d'une manière qui échappe aux déterminismes et aux conditionnements ambiants.
Nous avons une marge de liberté par rapport aux causalités sommaires de l'univers qui nous instituent en individus autonomes, individus mus par une détermination propre.
Complexes et organisés comme nous sommes (notre cerveau comprend plusieurs milliards de neurones qui, eux-mêmes, ont des connexions - donc des canaux d'échange ¿ d'un nombre vertigineusement grand même à l'échelle de l'univers), nous sommes comme un monde dans le monde par le monde.
Donc, certes, nous naissons avec cette capacité à être nous-mêmes. Mais, la capacité à la naissance n'est toujours que la mesure d'un potentiel. Et un potentiel n'est pas grand-chose tant qu'il n'est pas réalisé.
La biologie nous rend capable d'une extraordinaire indépendance vis-à-vis du milieu dans lequel nous apparaissons, mais ce sont, rapidement et corrélativement, les cadres qui prennent le relais. Ces cadres (outre celui du ventre de la mère), c'est d'abord celui de la biosphère (atmosphérique, oxygénée, nutritive¿), qui permet notre notre vie biologique, mais en bonne partie aussi notre épanouissement spirituel. C'est ensuite celui de la société, qui permet notre développement non seulement psychique, intellectuel et social, mais en bonne partie aussi notre développement cérébral (au niveau du néocortex).
Si nous naissons donc avec un potentiel à être nous-mêmes, ce nous-mêmes ne nous est pas offert tel quel, fini, prêt à l'emploi. Nos conditions d'existence nous mènent en fait à un stade critique à partir duquel nous sommes censés*0 nous prendre en charge nous-mêmes ¿ comme les enfants vis-à-vis de leurs parents. Et cette prise en charge ne se fait pas du jour au lendemain. Elle se fait petit à petit, par une autonomisation toujours plus poussée à l'égard de ce qui constituent nos proto-structures ¿ soit, les structures qui nous ont permis de voir le jour.
Mais attention aussi à ne pas tomber dans l'erreur de croire que l'autonomisation consiste uniquement en une indépendantisation radicale. L'autonomisation consiste en un double mouvement d'indépendance et de mise en dépendance. En effet, un être qui veut vraiment être autonome doit entretenir et diversifier les ouvertures et les liens qu'il entretient au monde pour ne pas se racornir, s'asphyxier ou être tributaire de relations exclusives auxquels nécessairement il finirait par s'aliéner. Il doit assumer de plus en plus d'ouvertures et de liens au sens où il doit être capable, plus que de rester seulement lui-même, de s'enrichir personnellement (ontologiquement*1 parlant) et de devenir, grâce à cela, de plus en plus lui-même - soit, d'évoluer.
C'est en intégrant la complexité du monde et ce qu'elle apporte de subtilités et d'intelligence (pas seulement intellectuelle) qu'on devient de plus en plus soi-même. C'est donc aussi en étant sensible à ce monde qui nous entoure et en comprenant que notre devenir d'individu libre dépend du bon rapport qu'on a avec lui.
En résumé, la naissance de soi*2, qui poursuit notre naissance biologique, ne fait que nous mettre au bord d'un processus que nous sommes censés prendre en charge en tant que nous devrions nous définir comme centre propre de définition*3 et dans la continuité d'un devenir permanent.
On n'est jamais une fois pour toute soi-même. On le devient en tant que monde *4 dans et par le monde.
Amicalement,
PR
Notes :
*0 ¿ Nous sommes « censés » nous prendre en charge, mais nous ne le faisons pas vraiment - pas avec une vision conséquente de ce que signifie devenir soi-même en tout cas. C'est le n¿ud de nombreux problèmes contemporains, et peut-être l'appel à une nouvelle transcendance, qui sait ? Toujours est-il que toute un programme existe et se développe pour envisager cette option.
*1 ¿ Ontologiquement : qui procède de l'être en soi. (Ontos = « être » en grec)
*2 ¿ Naissance de soi qu'on peut concevoir comme une sorte de métanoïa au sens philosophique, c'est-à-dire une naissance cette fois en l'esprit.
*3 ¿ Le centrisme est ici d'une importance capitale. Il concerne un « ontocentrisme » (ayant pour centre l'être) qui ne doit pas être confondu avec l'égocentrisme (même s'ils sont très proches et que leur différence tient plus à une différence d'état).
*4 ¿ Monde à part entière, autant que possible auto-centré, auto-référentiel, auto-limité, auto-conditionné et auto-déterminé¿