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Marc Galan

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Tout ce qui a été posté par Marc Galan

  1. Ils ne voulaient ¿ n'osaient ? ¿ lui répondre. Il n'insista pas. Pewortor l'accompagnerait pendant au moins une demi-lune. Il serait malvenu de lui montrer hostilité ou mépris. Il tenta un sourire, loua la beauté et la valeur de ses armes. Le sujet n'était pas indigne d'un guerrier, et propre à rasséréner son interlocuteur. ¿ J'ai vu tes glaives. Peu de forgerons travaillent aussi bien, tu sais... Même à Kerdarya, il est rare d'en trouver d'aussi beaux. Pewortor rendait mal pour mal, bien pour bien. Il fit assaut d'aménité et de courtoisie. ¿ J'ai fait des armes d'élite pour des guerriers d'élite. Je suis guerrier. Je sais ce dont nous avons besoin. Regarde comme j'ai eu raison. En de bonnes mains, elles ont fait des miracles. Ne t'en étonne pas. Un guerrier sait d'instinct quelle arme convient à chacun de ses compagnons. C'était bien beau d'être poli. Plus encore d'affirmer ses droits et sa valeur. L'envoyé saurait son opinion sur les rapports entre ceux du métal et ceux qui utilisaient leur art et savoir. Il avait pu faire cette mise au point sans l'irriter. Il pousserait son avantage. Il le regarda bien en face. ¿ Nous avons été nombreux à tuer, homme par homme, plus de dix ennemis, de vrais guerriers, de solides gaillards. C'est notre chef Kleworegs qui en a tué le plus, moi et Yugatek ensuite, et juste après Walkwommartor... Je ne te cite que les meilleurs. C'est à dessein. Je nommerais, sinon, tous ceux partis un jour au combat. Tous savent se battre. J'ai été fier de concevoir pour chacun une belle lame. Le sourire du messager s'étrécit. Pas du fait que le nouveau ner se soit cité de propos délibéré. Ce manque de modestie n'avait rien qui choquât. Mentionner ses exploits était une façon de se présenter, de s'identifier, d'informer. Non, l'incorrection ¿ délibérée, commise dans un but précis et défini ¿ qui lui faisait serrer les lèvres comme lorsqu'on les a trempées dans l'hydromel suri résidait dans la mise sur le même plan des deux artisans (¿ Non, oublions que ce Pewortor l'a été ! ¿)... de l'artisan et des guerriers. S'il pouvait tolérer que Pewortor s'installât entre son chef et un de ses guerriers, eu égard à son nouveau statut, il était de sa part du dernier mauvais goût d'avoir cité Faiseur de jougs avant Tueur de loups. On ne cite pas un homme portant un nom d'objet ¿ sauf une arme ¿ dans son patronyme avant celui portant un nom d'animal, preuve de l'ancienneté et de l'excellence de son clan. Encore heureux qu'il ne se fût cité avant son roi ! L'unique raison en était qu'il avait abattu moins d'ennemis. Il se serait sinon, sans honte, nommé d'abord.
  2. (¿ Je suis prêtre, oui, et le plus puissant de tous... Qu'auraient-ils fait sans moi et les miens, tous ces bhlaghmenes et ces beaux guerriers ? ¿) ... Elle n'était pas si loin, et dans toutes les mémoires, l'année où les prêtres avaient invoqué la pluie en vain. Elle se refusait à venir féconder champs et prés, en dépit des sacrifices et des prières. Les récoltes avaient séché sur pied. La production des emblavures avait été misérable. La brûlure du soleil avait rendu stériles les flancs de Dheghom Mater. Seules les terres où les forgerons envoyaient leurs serviteurs avaient échappé à ce malheur. é son initiative, ils avaient ajouté à leurs araires lame de métal et bloc de pierre. Ils avaient pu creuser le sol plus profond, et y aller chercher des vestiges de fraîcheur, de vagues restes d'humidité. Elles avaient fait la différence entre l'absolue stérilité à l'entour et leurs récoltes médiocres, mais permettant, avec les restes de la précédente, d'assurer la subsistance de tous. Ils n'avaient pas dû courir plaines et bois pour se sustenter d'un gibier aussi maigre et mal nourri que ses chasseurs. Cette année-là leur avait été propice, année d'enrichissement ¿ ils n'avaient pas fait cadeau de leur grain ¿ et, mieux, de prestige accru. Les maîtres du feu et du métal avaient été aussi les maîtres de la terre, de l'eau, des récoltes. Les prêtres en pleuraient de dépit, surpassés sur leur terrain. Ils avaient en sus acquis un savoir précieux. Une terre labourée plus profond résiste mieux aux aléas de la sécheresse. Si le soleil revenait brûler leurs champs, forts de ce secret, ils s'en serviraient pour mettre ses caprices en échec et tirer leur wiks de sa mauvaise passe. Entre-temps, il l'aurait confié à qui le reconnaîtrait pour patriarche... Si, un jour, tout le regyom était frappé par l'aridité, ce ne serait plus un ou quelques villages, mais Aryana tout entier, qui s'inclinerait devant eux, ses sauveurs. Ce pourrait ne pas être aussi facile. Rien ne sauverait certaines terres trop brûlées. Il suffirait à éviter la famine, voire la simple disette. On pouvait toujours imaginer que d'autres maîtres du métal (pourquoi pas lui, lui seul) trouveraient des moyens meilleurs encore d'améliorer ces araires qui rendaient aux sols leur fertilité.
  3. Le messager avait mis à profit le temps consacré aux préparatifs de départ et au choix de l'escorte. Il s'était reposé et avait digéré son copieux repas. Frais et dispos, il se promenait. Il prêtait l'oreille aux conversations animées entre les futurs visiteurs du sanctuaire et ceux qui resteraient. Chemin faisant, il tomba sur les forgerons. Il perçut leurs derniers échanges. Il n'y aurait guère prêté attention si, après quelques phrases anodines, la dernière n'était venue grincer à ses tympans. Elle avait tout pour le choquer. Il s'apprêtait à caresser les côtes de l'insolent sacrilège du plat de son glaive. Il le sortait... Le colosse aux réflexions si stupides était Pewortor, l'homme qui s'était emparé du k'rawal¿ un homme de sa caste. Il suspendit son geste. Il regarda Egnibhertor, roulant des yeux furibonds... Se complaire à écouter ces horreurs ! Il s'adressa à l'armurier-ner comme s'il n'avait plus rien à voir avec son ancienne caste, voire comme s'il l'avait reniée. ¿ Ah, vos forgerons ne sont pas contents de leur sort ? Quelle engeance ! Je croyais qu'il n'y avait qu'autour de Kerdarya qu'ils se prenaient pour des guerriers. Cette folle idée a éclos aussi chez vous. Ils ne répondirent pas, trop heureux ¿ surtout Pewortor ¿ de ses révélations sur l'état d'esprit de leurs frères. Au centre du regyom, dans son c¿ur battant, le même prurit de reconnaissance les travaillait. Bon à savoir, et encourageant. Certes, à l'en croire, ce n'était pas partout ainsi. Pouvait-on se fier à ses impressions ? Il ne devait guère frayer avec eux. Ils n'étaient pour lui que des fournisseurs, au statut des plus bas. Ils étaient plus discrets que lui et que ceux du centre, ou n'avaient pas eu l'occasion, ou l'audace, de se mettre en valeur. Mais au fond d'eux, ensevelie sous les épais sédiments de la crainte et de la routine amoncelés, gîtait la certitude de leur grandeur. Tous éprouvaient le même sentiment... (¿ Sans nos bonnes armes, les guerriers seraient bien avancés, tiens ! ... Nous valons plus qu'eux. Nous sommes les prêtres du métal, avec nos prêtres supérieurs, bien plus forts que les bhlaghmenes, même s'ils n'ont droit qu'au titre de patriarches. ¿) Il n'en avait jamais entendu d'autres s'exprimer ainsi, mais ils le pensaient tous. Un jour, il leur ouvrirait la bouche.
  4. Ils seraient six mains. C'était une petite troupe, symbolique, suffisante dans leur patrie et sous la protection de l'étendard de Kerdarya. Les seules mauvaises rencontres ne pouvaient être que celles de bandes de loups, qui fuient devant les hommes en troupe, ou d'un mange-miel fou, mais pas assez au point d'oser s'attaquer à trente guerriers. Même si une petite bande de captifs évadés, réfugiés, pour survivre, dans le brigandage, osait se frotter à eux, nul n'a jamais vu autant de guerriers n'en venir à bout. Leur qualité dissuaderait les survivants d'un premier assaut, s'il en restait, d'y revenir. Il n'y croyait guère. Les brigands, depuis une génération, peuplaient plus les contes à effrayer les enfants que les forêts d'Aryana. Aucun, si encore ils existaient, n'irait attaquer une telle troupe en armes. Cette escorte était à peine utile sur le plan de la sûreté. Elle était en revanche indispensable sur celui du prestige. Un roi de son renom ne pouvait visiter un autre village, à plus forte raison se présenter devant le grand conseil des reges, sans un tel décorum. Privé de cette suite, il eût été nu, pauvre et démuni. Elle fait partie de l'équipement d'un chef à l'égal du glaive de bronze et du casque de cuir orné de défenses de porc sauvage. Elle est signe de richesse et de pouvoir. Il s'inquiéta. Son chargement avait une grande valeur. Il avait peut-être vu trop petit. Il se rattraperait. Faute du nombre, il aurait la splendeur. Il se présenterait avec un luxe et une pompe digne du Joyau. Son village était riche. Il pouvait briller sans obérer en rien sa survie. Il n'avait qu'à puiser dans les réserves. Chacun fut pourvu des plus belles armes et des plus beaux habits. Nul ne rechigna à la dépense. Ces munificences somptuaires étaient un pari assuré sur l'avenir. é l'escorte se joindrait un forgeron. Si Pewortor n'avait été ner, ç'eût été lui. Il était devenu guerrier, troisième personnage de la troupe en route vers le triomphe. Il ne pouvait y venir en tant qu'auxiliaire. Avoir deux forgerons ¿ même si l'un ne devait plus être considéré comme tel ¿ dans la troupe n'était pas plus acceptable. Les jaloux de son élévation ne se priveraient pas, malgré la loi, de les associer. En même temps, ils refuseraient qu'un ner, même parvenu, travaille de ses mains... Et sans forgeron, que faire ? Il trouva la solution. Elle les satisfit tous, calma toutes les susceptibilités. Un charron, plus utile, se joindrait à eux. Chacun le loua. Il parlait sans élégance, mais savait convaincre. Nul forgeron ne saurait réparer un chariot alors qu'un charron pourrait, sous ses directives, travailler le métal si besoin était. Aucun amour-propre, à part le sien, ne s'était senti froissé. On avait admiré sa sagesse. Il le compta pour rien. Son ressentiment à l'encontre des neres en fut même ravivé. Il confia sa ranc¿ur à Egnibhertor, son successeur, maintenant qu'il devait abandonner cette fonction, comme patriarche. ¿ Les guerriers ne devraient pas oublier que c'est nous et les charrons qui avons bloqué le défilé par où les Muets fuyaient avec leur butin. Sans nous, ils n'auraient pas le Joyau. Kleworegs pouvait dire adieu à son triomphe et à sa gloire. Son clan n'en serait qu'un parmi des centaines d'autres, tout juste un peu plus riche, et encore... Son ascension n'a commencé qu'avec nos armes. Nous l'avons fait ! ¿ Calme-toi, Pewortor ! De quoi te plains-tu ? Ta lignée est devenue une lignée de guerriers. Tu en es le premier ancêtre, avec un exploit fondateur qui sera chanté. Tu ne vas pas encore gueuler quand les neres ont, pour la première fois, reconnu qu'un de nous était leur égal. ¿ Oui, pour ¿ mérites exceptionnels ! ¿... Quand le moindre de leurs fils, fût-il plus couard que le lièvre, naît et vit guerrier sans devoir prouver sa valeur. On a accepté de me reconnaître tel à condition que je me taise... Qu'on n'y compte pas trop ! Mon serment ne changera pas la réalité. Tout armurier est homme de guerre¿ Par la naissance, pas les services. Ne t'inquiète pas ! Cela sera admis. ¿ Ouais¿ Quand ? ¿ T'inquiète ! En attendant, écoute, et n'oublie jamais : Tout forgeron est de caste guerrière. Proclame cette vérité partout.
  5. Le messager reposait sur une couche rigide. Il l'avait préférée, alléguant ses courbatures, à l'épais tas de fourrures proposé. Il dormait. Les préparatifs pour se rendre à Kerdarya menaient bon train, sans le réveiller. On désignait la délégation porteuse du joyau d'ambre. Chacun criait, dans une forte émulation, voire une féroce rivalité, pour en être. Kleworegs emmènerait les plus vaillants. Décision malvenue ! Chacun s'était senti concerné. Il aurait dû y penser. Tous ses vétérans excipaient de titres suffisants pour réclamer ce privilège. Il devait choisir. Il les convoqua l'un après l'autre. Qu'ils déclinent leurs titres de gloire, leurs victoires, le nombre de leurs victimes ! Chacun vint parler de lui, et dire combien d'ennemis il avait fauché. Pour l'évaluer, on se fondait sur l'âge et la vertu des vaincus. La mise à mort d'un novice ignorant si un glaive se tient par la lame ou la poignée et celle d'un vétéran qui n'arrive plus à compter ses victimes, celle d'un guerrier en pleine force de l'âge et celle d'un vieillard qui a décidé de mourir au combat plutôt que de sombrer dans les abysses grisâtres de la sénilité, n'avaient pas même valeur. Le vainqueur d'un homme jeune et vigoureux, capable d'engendrer de nombreux fils, avait débarrassé son peuple de dix d'entre eux. Qui triomphait d'un guerrier dont la lame avait pris la vie de ses frères privait, selon leur valeur, les forces hostiles de vingt ou trente hommes qui ne menaceraient pas les générations à venir. Qui avait tué un homme trop âgé pour espérer encore enfanter ou un poltron à la semence stérile en guerriers n'en avait ôté à l'ennemi qu'un seul. Ils n'en eussent fait mention s'il ne s'était agi de fournir le nombre le plus élevé possible... é'eût été rageant de rester pour avoir omis un combat mésestimé. Cette vengeance pied de nez posthume d'un pleutre qui ne méritait que mépris aurait eu un goût trop amer. Les bilans, inouïs, de cent ou deux cents Muets tués se succédèrent. Le soir, on désigna trois mains d'hommes. Leurs exploits les rendaient dignes d'accompagner avec honneur le Joyau. Avec eux viendraient les patrouilleurs, pressés, la mauvaise saison arrivant, de retrouver leurs foyers. L'un d'eux était déjà parti, sur la requête du messager. Il annoncerait son prochain retour avec la gemme sacrée et ses inventeurs.
  6. Il le prit et le frotta contre une étoffe très souple. Il l'approcha d'un petit tas de poils de loup. Ils vinrent s'y coller. Le messager n'avait pas manqué le moindre détail. Il les regarda sauter en l'air et s'amasser sur la pierre d'or limpide. ¿ Dyeou Pater ! ... Elle est bien sacrée. C'est le c¿ur de notre peuple que tu tiens entre tes mains. Plus de doute ! Tu as notre talisman le plus saint. Ton avenir sera grand entre les grands. ¿ Es-tu le bhlaghmen du dieu jour, pour me dire ça ! ¿ Je suis guerrier comme toi, mais je sais ce que pensent nos hauts prêtres et notre roi. Ils cherchaient en vain un signe tangible d'une union plus solide des fils de Dyeus... Et tu l'as trouvé. Que ton nom soit honoré ! ¿ Bhagos t'entende ! ... Ah, il faut que je te demande quelque chose ! ¿ Oui ? ¿ Où vivent ces gens à qui les Muets ont volé la gemme ? ¿ Les Swoomes ? Je te l'ai déjà dit. ¿ Non, je ne pense pas qu'ils soient noirs, comme celle qui nous a confié le k'rawal. Seuls les gens du midi sont brûlés par le soleil à ce point. ¿ Tu poses de ces questions ! Qui se soucie des sources d'un beau butin, surtout emporté de haute et vive lutte ? Quelle idée ! ¿ Comment ! Qui s'en soucie ? Cette captive, par ce don, nous a désignés comme les futurs maîtres de son peuple, pour l'avoir délivrée là où il l'avait laissée en servitude. Je veux connaître la source de ce butin pour aller m'y servir. Un royaume aussi riche sera un beau but de conquête... Et cette terre des Swoomes nous revient aussi. Notre joyau y est né. ¿ Oui, les dieux ont bien choisi en faisant de toi l'inventeur de la pierre-soleil. Comment ai-je été assez stupide pour penser qu'ils auraient pu se tromper, et laisser un homme dépourvu de sagesse s'en emparer ! ¿ Tu es fatigué, c'est tout. Va te reposer. Je m'occupe de notre départ
  7. ¿ Espérons qu'ils te répondent... Et presse-toi. Tu attendras moins pour le savoir... Surtout, tu verras Kerdarya. Même s'ils restaient cois, rien que cela en vaut la peine. Tu t'y croirais tous les jours à la fête des sacrifices ou à la foire. Le parfum des animaux immolés sur les autels plane partout. Dans cent camps au pied de la colline sacrée on prie et honore les dieux. Il y a, devant chaque temple, des hommes de tous nos clans : bhlaghmenes à la chevelure de miel ; guerriers du couchant, aussi clairs de teint que les prêtres ; colosses du midi-couchant ; héros du levant, avec leur long nez et leur barbe qu'ils frisent à l'imitation de Shumeru. Sauf pour discuter de tribu à tribu, ils parlent dans leur patois. Tu entendrais la cacophonie ! Parfois, en fermant les yeux, on se croirait à cent lunes ! ¿ Hein, des bhlaghmenes, des guerriers, même à Kerdarya, même devant les autels ! ¿ C'est normal. Nous avons soumis tant de peuples, à qui nous avons appris à parler comme des humains. Ils ont, avec leurs gorges imparfaites, plus propres à grogner ou à siffler qu'à parler, un peu modifié notre langue. Chaque fois qu'ils avaient un mot plus court ou, à leur idée, plus beau, ils l'ont gardé, et nous l'avons adopté à notre tour, pour notre usage quotidien ou quand nous voulons qu'ils nous comprennent. C'est plus facile de dire cruche que poterie porteuse. ¿ Ah, tu dis cruche ? ¿ Oui. D'autres disent pot, d'autres ¿ porteuse ¿ tout court, ambhori, ou le déforment en ¿ anfori ¿. Je n'y suis pas habitué, mais c'est quand même ¿ pot ¿ le mieux ! ¿ Tout à l'heure, j'avais pris à la légère tes remarques. J'avais cru que seuls les producteurs ou les casaniers parlaient un langage incompréhensible pour leurs voisins. Ce n'était guère inquiétant. J'avais même ri de tes craintes... Et tu me dis que partout, même les guerriers, sauf à utiliser la langue des hymnes, ne se comprennent pas... Mais bientôt, nous ne nous reconnaîtrons plus comme un seul peuple ! Sans le conseil des tribus et la bonne religion, ce serait même déjà fait, j'en ai peur. Vois les exemples que tu m'as donnés ! ¿ C'est pourquoi ta trouvaille tombe à pic. Elle sera la glaise de notre unité. Elle est même si bien venue que tu peux espérer la plus haute destinée, toi qui as arraché aux êtres des ténèbres ce joyau protecteur et sacré. ¿ Sacré, ça, tu l'as dit ! J'en ai eu la preuve. Regarde !
  8. ¿ Espérons qu'ils te répondent... Et presse-toi. Tu attendras moins pour le savoir... Surtout, tu verras Kerdarya. Même s'ils restaient cois, rien que cela en vaut la peine. Tu t'y croirais tous les jours à la fête des sacrifices ou à la foire. Le parfum des animaux immolés sur les autels plane partout. Dans cent camps au pied de la colline sacrée on prie et honore les dieux. Il y a, devant chaque temple, des hommes de tous nos clans : bhlaghmenes à la chevelure de miel ; guerriers du couchant, aussi clairs de teint que les prêtres ; colosses du midi-couchant ; héros du levant, avec leur long nez et leur barbe qu'ils frisent à l'imitation de Shumeru. Sauf pour discuter de tribu à tribu, ils parlent dans leur patois. Tu entendrais la cacophonie ! Parfois, en fermant les yeux, on se croirait à cent lunes ! ¿ Hein, des bhlaghmenes, des guerriers, même à Kerdarya, même devant les autels ! ¿ C'est normal. Nous avons soumis tant de peuples, à qui nous avons appris à parler comme des humains. Ils ont, avec leurs gorges imparfaites, plus propres à grogner ou à siffler qu'à parler, un peu modifié notre langue. Chaque fois qu'ils avaient un mot plus court ou, à leur idée, plus beau, ils l'ont gardé, et nous l'avons adopté à notre tour, pour notre usage quotidien ou quand nous voulons qu'ils nous comprennent. C'est plus facile de dire cruche que poterie porteuse. ¿ Ah, tu dis cruche ? ¿ Oui. D'autres disent pot, d'autres ¿ porteuse ¿ tout court, ambhori, ou le déforment en ¿ anfori ¿. Je n'y suis pas habitué, mais c'est quand même ¿ pot ¿ le mieux ! ¿ Tout à l'heure, j'avais pris à la légère tes remarques. J'avais cru que seuls les producteurs ou les casaniers parlaient un langage incompréhensible pour leurs voisins. Ce n'était guère inquiétant. J'avais même ri de tes craintes... Et tu me dis que partout, même les guerriers, sauf à utiliser la langue des hymnes, ne se comprennent pas... Mais bientôt, nous ne nous reconnaîtrons plus comme un seul peuple ! Sans le conseil des tribus et la bonne religion, ce serait même déjà fait, j'en ai peur. Vois les exemples que tu m'as donnés ! ¿ C'est pourquoi ta trouvaille tombe à pic. Elle sera la glaise de notre unité. Elle est même si bien venue que tu peux espérer la plus haute destinée, toi qui as arraché aux êtres des ténèbres ce joyau protecteur et sacré. ¿ Sacré, ça, tu l'as dit ! J'en ai eu la preuve. Regarde !
  9. ¿ Rassure-toi, ce n'est que la deuxième. L'autre était toute petite. Sans sa couleur surnaturelle et sa rareté, jamais elle n'aurait figuré au trésor d'un temple. Il fallait qu'elle existât. Elle a permis de prouver l'origine céleste de ton joyau. Il aura un sanctuaire pour lui tout seul. Il est à l'autre comme l'¿il à la larme ou la Brillante aux cailloux scintillant sur la voûte nocturne. ¿ Quand ils t'ont montré l'autre, les prêtres t'ont-ils dit de quoi elle était faite ? ¿ Oui. La pierre du temple, et celle-ci, donc, sont faites d'ambre. C'est une pierre-lumière, des rayons de soleil solides. On n'en trouve qu'au pays des Swoomes. ¿ Les Swoomes ? ¿ Oui, seuls quelques messagers et de rares prêtres connaissent leur nom. Ils vivent très loin, au bord d'une grande mer. Ils s'enduisent le corps de graisse, contre le froid, et s'habillent de peaux de poisson. ¿ On peut s'habiller avec des peaux de poisson ? Quel prodige ! Du cuir avec la peau des esturgeons et des carpes, ou de la fourrure de brochet ! Mais où est cette grande mer, et ces gens étranges qui vivent sur ses bords ? ... Très loin d'ici, je suppose. Je n'en ai jamais entendu parler... Le monde est si vaste ! ¿ Cette mer et ce pays sont au bout du monde. Nous ne les connaissons que par des récits de voyageurs, qui ne les ont même pas vus. Pour y parvenir, il faut chevaucher une bonne lunaison vers le couchant, puis suivre, aussi longtemps, la mousse des troncs. Tu seras alors arrivé. Tu devras encore chevaucher pour voir la grande eau... Si tu as de la chance. Leur pays est rempli de fauves. Quand tu y seras parvenu, tu rencontreras ces sauvages vêtus de peaux de poisson. Peut-être les verras-tu récoltant la pierre-soleil sur leurs plages de sable. Elle vient parfois s'y échouer après que les tempêtes ont calmé leur fureur. ¿ Elle vient de la mer ? ¿ D'après les prêtres. Il doivent en savoir plus... Si le froid sur l'eau donne la glace, pourquoi les rais du soleil ne donneraient-ils pas l'ambre. Il est bien plus rare, en tout cas. Ils t'en diront plus, s'ils le veulent. Moi, je ne sais rien d'autre. ¿ Ne t'en fais pas, je les interrogerai.
  10. Ils se présentèrent devant la porte de la réserve du sanctuaire. Le prêtre y avait entreposé les trésors du clan, à commencer par elle. Un guerrier farouche la gardait. Son abord peu engageant dissuadait tout indésirable de s'en approcher. Après ce premier gardien commis à l'entrée, deux autres se tenaient dans la maison. Ils couvaient ces richesses d'un regard de louve veillant ses petits. Pendant la foire, pour éviter toute tentative de corruption, on les avait désignés à ces postes. Pour d'obscures raisons familiales, ils se vouaient une détestation forsenée. Ils ne se seraient jamais entendus pour les dérober ou laisser quelqu'un y toucher. Ils continuaient, ayant donné toute satisfaction, à remplir leur office. S'épiant les uns les autres, ils regardaient les visiteurs, et tout être vivant à moins de cinq pas, avec l'aménité du mâtin voyant un étranger s'approcher de son tas d'os. Le k'rawal ne pouvait être plus en sûreté. Le messager, entré sous leurs regards hostiles (pour tout le monde, Kleworegs le premier. La mutuelle promiscuité qu'il leur avait imposée leur pesait.), l'aperçut. Il était posé sur une pièce de tissu rouge dans son écrin de bois odorant et renvoyait, magnifiée, la parcimonieuse lueur des torches qui l'éclairaient. Ses yeux s'écarquillèrent. On le lui avait peint hors du commun. Sa description ne lui rendait pas justice. Il y avait, entre l'image et la vision, toute l'épaisseur du sacré. Il en ressentait toute la force. Il agrippa le bras de Kleworegs. ¿ Oui, elle est bien comme celle que j'ai vue, et si différente, pourtant ! Quelle taille, quelle beauté ! Par Bhagos, elle la vaut cent fois ! Kleworegs hocha la tête, un peu déçu. Il avait espéré, malgré les allusions du visiteur, que personne avant lui n'avait trouvé un joyau comme le sien. La joie l'emporta. Si une version minuscule de sa gemme était révérée dans le temple de Dyeus Pater, qu'en serait-il de celle-ci ? ¿ Ah, c'est quelque chose que tu as déjà vu ? Ce n'était pas aussi beau, hein ?
  11. Kleworegs se leva pour se rendre à son sanctuaire. Il lui emboîta le pas. Le vent porta au roi son odeur. Il empestait comme cent charognes. Cette puanteur était bon signe. Il ne s'était arrêté que pour le strict nécessaire : dormir, satisfaire ses besoins, rien de plus, pas même manger et boire. Il avait reçu l'ordre d'arriver au plus vite. Les perspectives s'annonçaient juteuses. Il serait Kleworegs ner gheslom gwowom, noble aux mille bovins, membre de l'élite des plus riches et vaillants guerriers. Il en avait fait assez pour le mériter. Cet avenir brillant lui souriait. Il n'était pas pauvre, loin de là. Son clan était le plus riche à la ronde. Il possédait dans ses enclos un grand troupeau. Un surcroît de biens n'est jamais à négliger. L'important était ailleurs. Ce titre le ferait un jour accéder au conseil royal. En attendant, il officialisait aux yeux de tous sa noblesse et sa richesse. Le don de mille bovins des troupeaux royaux se doublait de celui d'un fief inaliénable et héréditaire où ils paîtraient à satiété. C'était une superbe seigneurie, que nul ne pourrait jamais contester à sa lignée... à un détail près. S'il n'y avait aucune terre disponible, il devrait attendre qu'une se libère. Cela pouvait prendre des années... Sauf s'il quittait le sol d'Aryana pour en reconnaître de nouvelles, et les conquérir. C'était, si ses v¿ux se réalisaient, son intention... son intérêt. Il aurait droit à sept fois plus que s'il s'était contenté de pâtures déjà acquises. Les tribus frontalières lui prêteraient main forte, charge à lui de tout partager à demi au-delà des biens ainsi alloués. Il profiterait de ces avantages favorisant les audacieux. Ils expliquaient l'extension d'Aryana. Tous les nobles aux mille bovins, choisis pour leur courage et leurs succès guerriers, avaient préféré devenir maîtres de nouvelles terres. Leurs auxiliaires n'avaient pas voulu s'être battus pour rien. Ils les avaient imités, s'étaient enfoncés encore plus avant pour s'emparer de fiefs à eux. Il n'y avait pas d'autre secret à leur expansion. Il agirait comme eux. Entre les mains de ses hommes et des voisins des terres à conquérir, des surfaces immenses tomberaient. Ils s'en enrichiraient tous, ainsi que de nouveaux serviteurs... ¿ é moins que¿ Il y avait ces piégeurs à qui il troquait leurs peaux au début de ses raids. Si les occupants de sa future conquête ne se conduisaient pas en ennemis, il agirait de même avec eux. Ils seraient les plus aptes à la mettre en valeur. C'était encore trop tôt pour y réfléchir. Il fallait que la gemme soit ce qu'il espérait.
  12. ¿ Tu t'inquiètes en vain ! Nous avons le Joyau. Notre unité ? Les dieux eux-mêmes la garantissent. Que pourrait-il nous arriver ? ¿ C'est vrai. Enfin, c'est mieux de bien parler. Laissons leur patois aux troisième caste ¿ Il suffit que le bétail leur obéisse ¿ et parlons comme les dieux et les héros... Tiens, ça m'a donné soif. Je reprendrais bien une corne. Elle est vide. Kleworegs tendit l'hydromel au messager, pourtant déjà lesté d'abondance. ¿ Une poterie porteuse si tu veux ! Le medhu ne manque pas chez nous. Sers-toi et bois tout ton saoul. Ce n'est pas ça qui nous privera... Ta chevauchée t'a creusé l'estomac, reprends un peu de viande si tu n'as pas assez mangé. Tu es chez toi ! ¿ Ceux que j'ai croisés n'ont pas exagéré ton hospitalité. Elle est digne de ton héroïsme et de tes triomphes. Mais quelque chose me ferait encore plus plaisir. ¿ Laisse-moi deviner... Fatigué comme tu l'es, ce n'est pas une servante... Tu veux dormir ? Non... Tu veux regarder le joyau pris aux Muets, et voir s'il est tel que notre messager vous l'a décrit. Tu veux voir le k'rawal... Je ne me trompe pas ? ¿ Non... é Kerdarya, les bhlaghmenes, sur ma suggestion, nous ont montré un bijou fait, je crois, de la même substance. Ton envoyé pense l'avoir reconnu... Non, il en est sûr. Je l'ai bien regardé. Il est gros comme l'ongle du petit doigt. C'est leur seul de ce genre. Ils l'ont dédié à Dyeus Pater pour sa couleur soleil. Le tien, selon lui, ferait cent fois sa taille. Il tiendrait le mal captif en son sein. Montre-le moi. Je te dirai s'il est ce qu'ils attendent. ¿ Suis-moi !
  13. Un guerrier entra. Il lui parla très vite. Il répondit de même. Le messager les regarda tour à tour, l'air interrogateur. Il s'en étonna. La raison de ses sourcils froncés et de son expression d'intense réflexion ? Il les avait écoutés, et n'avait rien compris. Il avait dû être indiscret. Sans doute usaient-ils d'un langage secret quand ils se disaient de choses dont un étranger n'avait pas à connaître ? ¿ Penses-tu ! Bien sûr que non ! Qu'aurions-nous à cacher ? Nous avons discuté dans le patois d'ici. Furieux, et d'autant plus qu'il avait partagé sa faute, il se tourna vers qui l'avait interpellé : ¿ Es-tu fou ? Crois-tu honorer un hôte en parlant devant lui comme le dernier troisième caste ! ? Pour prouver sa bonne foi, il répéta ses paroles comme le messager aurait dû l'entendre. Il saisit, jusqu'au dernier mot, la mystérieuse conversation. Comment avait-elle pu lui échapper du premier coup ? C'était si évident. Il n'était pas permis d'être aussi bête. Il employa la langue des hymnes et des épopées, que chaque guerrier sait, pour lui dire les raisons de son étonnement et de sa gêne. ¿ Oui, ça va. Vous parliez trop vite, tous les deux. Pourquoi dites-vous donc essu akwas au lieu de esus ekwos ? Remarque, c'est pire, au levant. J'y étais la dernière saison chaude. Là-bas, ils disent swu aswas. Au couchant, je les comprends mieux. C'est so ekoos. Dieux merci, nous, bien nés, utilisons la langue noble ; mais nos paysans du midi ne peuvent pas parler avec ceux du couchant, et c'est réciproque. Tu as eu raison de reprendre ton homme. Nous ne devons pas parler comme eux... Sinon, un jour, nous ne nous comprendrons plus. Tout frères que nous nous sentirons, nous ne saurons nous le dire. Nous finirons par nous combattre. Vous avez vu. J'ai dû vous faire répéter... Que deviendra notre unité si ça continue... Enfin, tant que le medhu restera le medhu, nous aurons toujours un point d'accord. Kleworegs voulut effacer son incongruité. Il reprit la balle au bond.
  14. Il s'y attendait. Il était prêt. Il pouvait partir. Tout était calme. Les greniers étaient pleins, le bétail gras. Il n'y avait que les nouveau-nés à tenir à l'¿il. Ils étaient en parfaite santé, poussaient que c'en était un plaisir. Swensunus épuisait le lait de sa mère ; Premenos, celui de sa nourrice. Elle avait donné le jour à un enfant mort-né et débordait de lait quand l'épouse du bhlaghmen, malgré son énorme poitrine, n'arrivait pas à allaiter. Le fils de Pewortor, lui, désespérait sa mère, enfin remise. Il avait toujours faim. Cela ne gênait pas sa croissance. Il grandissait à vue d'¿il, comme bourgeon au sortir de la mauvaise saison. Rien ne les retenait. Ils n'auraient, en revanche, que des avantages à partir. La remise des plus belles pièces du butin au grand trésor était un devoir. Elle était surtout la certitude de dons splendides. Pour chaque objet exceptionnel de beauté ou de rareté, sans rien de magique ou de sacré, ils recevraient un superbe étalon, orgueil des écuries royales. Pourquoi pas, et ce n'était pas vain optimisme, un petit troupeau ou la donation d'une terre, voire d'un fief étendu, source, pour eux et leur lignée, de renom et de prestige. Le k'rawal était sacré, peut-être plus. Ils avaient tout à espérer. Il se mettrait en route sans tarder. Ses hommes ne perdraient eux non plus pas un instant.
  15. Il devait reprendre ce souffle, se remettre de ses fatigues. Il accepta volontiers de boire à la corne d'hydromel, fit comprendre qu'il ne refuserait pas de se restaurer. Kleworegs lui tendit un cruchon plein. Il le reçut avec ferveur. Il le souleva au-dessus de sa bouche et but à la régalade, en grandes gorgées, sans prendre le temps de savourer. Il avait grand appétit. Le roi fit apporter, avant même qu'il ne le demande, provende plus solide. Pour l'encourager, il y picora devant lui. L'invite était claire. Il prit à son tour des lèches de venaison, à pleines poignées. Il était gros mangeur. Leur minceur l'aurait fait, n'eût été leur abondance, grogner. Les fines tranches, fort goûteuses, convenaient tout à fait à sa bouche édentée. Il les engouffra. Le plaisir illuminait ses traits. Leur goût de faisandé et de fumage était prononcé. C'était de la vraie nourriture de guerrier. Elle donnait un sang lourd et épais, séant à merveille à l'homme né pour le combat. Tout ce gibier englouti, il reprit son cruchon. Il avala quelques gorgées d'hydromel pour à le faire passer. Il se gratta la gorge. Il parlerait sans s'interrompre. ¿ Le roi des rois et le conseil des prêtres d'Aryana te veulent à Kerdarya, notre sanctuaire, pour y déposer au trésor le miroir de bronze et y amener ton joyau. S'il est ce que ton messager a dit, un autel et un temple seront érigés en son honneur. S'il n'a pas fait erreur, ni exagéré, ni rêvé, il leur en a révélé assez pour qu'ils aient reconnu en ta gemme notre protecteur et notre talisman, l'image du soleil tout puissant, le symbole de l'homme brillant et clair emprisonnant à jamais son ennemi à la face sombre, de Dyeus Pater ne permettant jamais à Akmon de surgir quand il règne, de l'impossibilité pour l'astre noir, manifestation maléfique du firmament, de venir jamais dévorer l'¿il du jour. Tant que nous la posséderons, aucun malheur ne nous frappera. Venez, toi, ton bhlaghmen et le guerrier qui s'en est emparé, recevoir vos justes récompenses, aimés de Bhagos et de Thonros ! Soyez vite prêts ! Kerdarya vous attend. Les prêtres chantent les hymnes, les sanctuaires sont ouverts pour l'accueillir.
  16. Personne n'avait eu une meilleure idée. Le roi des rois en avait distingué l'auteur. Il lui avait confié l'étendard d'Aryana et la mission d'inviter les inventeurs du joyau. Plus de doute ! C'était le Signe. En récompense anticipée, il avait remis au blessé un torque de cuivre et une nouvelle lame. Elle remplacerait celle laissée en gage. On les avait ensuite emmenés au temple de Dyeus Pater. Les prêtres avaient fouillé longtemps pour retrouver la pierre-soleil. Ils l'avaient examinée tout leur saoul. Le chevaucheur envoyé vers Kleworegs s'imprégnait de sa vision. Il interrogeait le prêtre qui l'avait retrouvée sur ce qu'on en savait. Le blessé la scrutait avec la même intensité. Oui, le petit bloc brillant du temple ressemblait un peu au joyau saisi aux Muets. Le chevreau nouveau-né ressemble bien au plus puissant aurochs. Cela suffisait. Kleworegs avait trouvé ce qu'ils attendaient. Le messager devait partir sans délai, crevant sa bête s'il le fallait. Tant pis si, en dernier ressort, ils étaient déçus. Mieux valait se tromper par optimisme exagéré que le laisser passer par goût morbide du doute. Il avait suivi ses ordres. On lui avait confirmé sa mission. On avait vérifié sa connaissance parfaite du message. On pouvait compter sur lui. Il avait bondi sur son char. Il avait roulé sans relâche... Il était, à quelques pas sans doute du Joyau, prêt à délivrer son message. Il changerait, si le roi et les prêtres ne s'étaient pas mépris sur lui, le destin des hommes. Encore quelques instants avant de parler, le temps que son souffle s'apaise. Son débit serait moins haché. Il trouverait le ton juste pour rendre à ses hôtes la solennité et le poids de ses mots. Encore ne les prendraient-ils que si le joyau était bien ce qu'il semblait, une immense pierre-soleil ou une substance plus rare encore. Un messager ne pouvait mentir. Les prêtres qui avaient jugé sur sa description de son caractère sacré ne pouvaient se tromper... Mais si la maladie l'avait fait délirer ? Puisse-t-il ne pas être déçu !
  17. Il n'avait pas perdu un instant pour voir les guérisseurs. L'un d'eux, ignorant des raisons de son voyage, l'avait examiné. Les griffures étaient boursouflées, d'un rouge malsain. Autant que sa faiblesse extrême, ces marques l'avaient alarmé. Il n'avait pas posé de questions. Son patient devait dormir pour recouvrer au plus vite sa vigueur. Il lui avait fait boire une décoction à le tenir couché au moins un séjour de Dyeus et d'Akmon. Son sommeil avait duré encore plus. Il lui avait permis d'échapper à la mort, ses plaies lavées de toute sanie, sa douleur enfuie... Mais Kerdarya n'avait pu en savoir plus que ses quelques mots lancés au gardien du grand autel avant de sombrer. Elle bouillait d'impatience. Enfin il ouvrit les yeux. Des prêtres guettaient à son chevet, espérant un réveil qui tardait. Les questions avaient fusé. Le guérisseur avait protesté. Qu'on ne l'importune pas ! Il devait rester alité. Ils étaient trop impatients. On l'avait installé sur un brancard et porté devant le roi des rois et les hauts prêtres. Ils l'avaient re saoulé de questions. Après les avoir appâtés, il les avait fait trop attendre. Ils s'en vengeaient. Il avait répondu à tout. Il avait décrit en détail le butin de Kleworegs, en particulier le k'rawal. é la différence de Nerswekwos, il avait été bien placé pour le voir. Il l'avait contemplé le temps nécessaire. Les hiérarques avaient eu un long conciliabule. Ils enverraient un messager à ce roi si aimé des dieux. Il lui demanderait d'apporter à leurs sanctuaires le miroir de bronze que le guerrier, encore admiratif, avait décrit avec tant de fougue... plus encore le fameux joyau qui, au travers de sa description, paraissait le signe, visible et annoncé, de leur puissance et de leur unité. Puissance : il emprisonnait un monstre sans lui laisser le moindre espoir de s'enfuir jamais. Unité : le bloc ne semblait jamais devoir être brisé, à quelque force et tension qu'on le soumette. Rien que pour cela, il en valait la peine d'aller vérifier ses dires. Rien, jusqu'à présent, parmi ce que les recherches et les raids avaient permis de découvrir, ne correspondait autant à la promesse divine. Le roi des rois avait écouté et examiné son récit sous toutes ses coutures. Il avait convoqué ses messagers. Il leur avait répété l'histoire de l'envoyé et du joyau. Habitués à parcourir le monde, en connaissant les secrets, ils lui diraient ce qu'il voulait savoir. Ce dont avait parlé le blessé était-il une pièce unique et jamais vue, ou un objet courant dans certaines terres ou hors d'Aryana ? Il n'évoquait rien. Nul n'avait jamais entendu parler de quelque chose qui y ressemblât. L'un d'eux s'était levé. L'air dubitatif, il avait parlé, du bout des lèvres. La description cadrait de loin avec celle d'une petite pierre symbolisant la lumière de Dyeus Pater, partie du bric-à-brac, entassé dans son temple, trésor du peuple... Cette gemme serait la version naine de celle dont Kleworegs s'était emparé...
  18. Ils auraient dû être avertis bien plus tôt. Mais l'envoyé de la patrouille avait, peu après son départ, fait une mauvaise rencontre. Sa route avait croisé, le dérangeant dans sa chasse, celle d'un mange-miel. La bête, rage exacerbée par la faim, s'était jetée sur son cheval. Surpris par l'attaque, le coursier l'avait fait choir dans sa vaine ruade désespérée pour échapper à la mort. Son cheval, éventré, agonisait. Il avait eu le temps de se relever. étourdi par sa chute, il n'était pas venu sans peine à bout du fauve qui, sa rage assouvie sur l'étalon, s'était retourné contre son maître. Avant de le tuer, il avait reçu de nombreuses griffures, larges, profondes. Son sang et ses forces s'en étaient écoulés. Il était resté plusieurs jours près des cadavres. Il devait dormir et se soigner. Les herbes que les guerriers gardent dans un petit sachet n'avaient que calmé sa douleur. Un peu remis sur pied, il avait marché vers le village le plus proche. Il y était déjà passé. Il s'était fait reconnaître. Il avait troqué son glaive à la poignée dorée contre un cheval et une mauvaise hache. Il avait perdu au change. S'imaginaient-ils, devant son piteux état, ne jamais le revoir ? Il les avait mal jugés. é peine l'échange effectué, le guérisseur l'avait supplié de se reposer. Il devait recouvrer force et santé. Il aurait, alors, une petite chance d'échapper au sort fatal qui le menaçait avec ses blessures pas ou mal soignées. Il avait refusé. Le prêtre lui avait donné un petit pot rempli d'un baume. Il guérirait ses plaies suppurantes, déjà infectées. Il l'avait obligé à rester le temps d'en ôter le pus. Non sans peine. Il l'avait menacé de reprendre le cheval s'il ne lui cédait pas. Un peu rétabli, remis sur pieds, il était reparti, sur leurs paroles de chance. Son voyage avait été pénible, tout en courtes étapes. Par la vertu de l'onguent, ses blessures, tout en continuant à l'élancer, avaient un peu cicatrisé. Il était enfin arrivé.
  19. L'INVITATION Ils ne tardèrent à le rejoindre. Ils l'accueillirent avec les formules de respect et de bienvenue les plus fleuries et lui firent escorte. Arrivé devant Kleworegs, il mit pied à terre. Il le salua, se présenta, lui exposa l'objet de sa visite. Le roi l'invita à le suivre. Le chef patrouilleur et l'élite de ses guerriers se joignirent à eux. Tous se rendirent chez lui. Il ouvrit sa porte. Il signifia à l'un de ses habituels commensaux d'aller chercher l'hydromel. Il fallait désaltérer l'arrivant et lui faire l'honneur de l'accompagner. Ils entrèrent. Une foule se forma devant le seuil. Ils espéraient des nouvelles. L'envoyé ponctua son salut d'un large sourire peu engageant. Il lui manquait trois dents... Moins qu'à beaucoup, mais en haut et devant. Il ne pouvait le cacher. De tempérament et par contrainte, il souriait peu. Il affectait au contraire une attitude revêche, hautaine ¿ un homme de son rang ! Face à Kleworegs, il était, pour la première fois depuis longtemps, tout amabilité. Il avait croisé nombre de ses hôtes. Tous, quand il avait demandé s'il était sur le bon chemin, le lui avaient confirmé. Ils lui avaient conté la magnificence et la munificence de son accueil. Dommage qu'il arrive si tard ! Il n'avait plus rien à troquer, hors des pièces rares à la seule portée d'un haut roi. Il les avait écoutés, et agité son étendard dévoilé. Le signe était clair. Ils n'avaient vu que le début de son ascension... Ils l'en avaient loué encore plus. Il l'admirait. Ce n'était pas la teneur de son message qui l'aurait fait changer d'avis. Depuis que le roi des rois et le conseil des prêtres le lui avaient confié, il se l'était récité cent fois. Non de crainte de l'oublier, pour en goûter toutes les implications... Dans quelques instants, après s'être abreuvé pour ne pas avoir la gorge sèche, il le délivrerait... Il prendrait son temps. Kleworegs avait attendu. Il patienterait encore. Ce ne serait pas cher payer le plaisir d'entendre les ordres de Kerdarya récités d'un seul tenant, d'une voix ferme. Rien n'est pire que les interruptions ponctuant un discours d'assoiffé. Il n'avait aucun scrupule à le tenir sur la braise. Ni lui ni Kerdarya n'avaient perdu un instant. Il était parti dès que le roi des rois lui avait confié son message. Il n'avait dû le répéter que trois fois avant de le connaître par c¿ur. Il n'en avait rien oublié, pas plus que des circonstances de cette mission. Les hiérarques n'avaient pas traîné non plus. Ils n'avaient pris que le temps d'examiner le récit du patrouilleur... Non, nul n'était responsable du retard. Bhagos avait entravé les pas de celui qui avait vu le Joyau. Lui seul était à blâmer.
  20. Non, Kleworegs n'était pas passé dans le village où ils savaient tout. Tant pis ! Il profiterait de leur hospitalité pour se reposer et recevoir les soins indispensables à la poursuite de sa quête. Il attendait, interrogeant tout un chacun. Il avait honte. Comme ils étaient, dans son trou, ignorants et loin de tout ! Le monde était si beau, si varié. Il y avait tant de choses à découvrir... Et pour venger l'honneur, il allait l'abandonner. Ah, renoncer à la vengeance ! Tout éprouver, tout connaître ! Il n'en avait pas le droit. Il n'en aurait jamais le temps. Il implora les dieux. Qu'ils lui permettent de goûter un peu, avant de la perdre, cette vie qu'il découvrait. Ce village était un vrai rendez-vous de voyageurs. Les visiteurs du clan du Cheval ailé avaient rapporté qui des trésors, qui des anecdotes, de leur séjour chez Kleworegs. Ils avaient aussi tenu leurs promesses de répandre partout sa gloire. C'est ainsi qu'il entendit parler, dans ce wiks où il soignait sa blessure, du grand troc de son butin. é peine cette nouvelle effleura-t-elle ses oreilles, il se leva et alla interroger l'arrivant. Il ignorait où était ce village, mais avait su cette histoire par un prêtre d'une bourgade non loin de la sienne. Son chef y avait participé. Il lui dirait où porter ses pas pour s'y rendre. Il serait volontiers parti sur-le-champ, tout regret d'être passé à côté de la vie aboli. Sa jambe le faisait encore un peu souffrir. Le voyageur l'entendit. Il rentrait chez lui. Qu'il profite de son char ! Une fois arrivés, il lui en montrerait la route, à moins qu'il ne l'y conduise. é lui de se débrouiller ensuite. Il acquiesça. Il se rapprochait de sa cible.
  21. Le chef patrouilleur, honte au front, partageait ce souci. Il les avait entendus. Son envoyé n'avait pas rendu l'intérêt de la gemme. Quel idiot ! Il n'avait su expliquer aux plus grands d'Aryana que le Signe (Il avait tout expliqué à Kleworegs. Les oracles avaient reçu un avis des dieux. Un roi guerrier prendrait de vive force à l'ennemi et tiendrait entre ses mains un joyau d'origine céleste. Il conduirait son peuple à un grand destin.) les attendait ici. Les siens grondaient devant ces calomnies. C'était dur de respecter l'hospitalité et de les défendre envers et contre tous. On s'acheminait vers des rixes. Dieux merci, peu après, un garde se présenta, tout essoufflé. Un messager, porteur de l'étendard de Kerdarya, arrivait. On ne le confiait, en de très rares occasions, qu'aux messagers de confiance. Ils se précipitèrent aux remparts. Il flottait au loin, éployé et brandi pour n'échapper à aucun regard. Le patrouilleur avait accompli sa mission. Ses amis prenaient leur revanche. Ils tournaient en dérision leur manque de confiance. Les autres le regardaient. Leur joie était grande. Ils en supportaient les sarcasmes, tout en s'étonnant du retard, avec un remarquable souci de pardon des injures. Pour calmer les susceptibilités, Kleworegs les invita tous à venir boire l'hydromel. On se réconcilia autour des cornes. L'exaspérant retard était oublié. On ne chercherait pas de coupable. Le c¿ur n'était plus qu'à la joie. Kleworegs héla deux des siens. ¿ Partez à sa rencontre, dites-lui que nous l'attendons... Et une fois à ses côtés, traitez-le bien et parlez-lui comme au plus haut prêtre ou au roi des rois.
  22. Outre les serviteurs et les glaives de parade, les tissus partirent fort bien. On troqua même les moins beaux, atteints de mangeures qui les eussent en toute autre occasion fait rejeter. Les moins riches se contentaient de ce souvenir d'un raid si mémorable. Ils échangeaient une belle peau ¿ souvent le seul bien de valeur ¿ luisante, au poil fourni, contre ces mauvais tissus, certes, mais de si noble provenance. Restaient les bijoux. C'était le seul hic. Face aux belles turquoises, aux opales laiteuses, aux pectoraux guillochés d'or, il y avait peu de répondant. Tout le village en profita. Ceux qui avaient le plus matière à se réjouir étaient les forgerons. Ils avaient reçu leur substantielle part de butin, composée, depuis l'accord déjà ancien entre Kleworegs et Punesnizdos, de tout le métal non ouvré et de la pacotille, et négocié leurs armes au mieux. Le récit du roi et ses louanges avaient persuadé ses hôtes de la puissance de leurs glaives et haches. Il serait bon d'en acquérir. Pour ces armes assurant, au moins favorisant au plus haut point la victoire, et garantissant des combats plus beaux conduisant à des triomphes plus éclatants, ils donnèrent beaucoup. Leurs bronzes, réservés aux guerriers des clans n'entrant pas en compétition avec le leur, partirent au double des conditions habituelles. Ils exultèrent. Leur déjà imposant cheptel s'augmentait encore. Les lendemains virent la même ambiance affairée. Le volume des transactions, presque toutes expédiées le premier jour pour éviter que d'autres n'en profitent, déclina. Seuls les forgerons travaillèrent tout le long du séjour des hôtes. Les activités liées au Joyau, en revanche, ne fléchirent pas un seul jour. Kleworegs nageait dans la joie. Son nom revenait souvent dans les invocations adressées à la gemme. Ces admirateurs répandraient partout le bruit de ses exploits. Ses visiteurs, venus parfois de très loin, étaient partis. Ils avaient payé son hospitalité avec libéralité. Il fit le bilan de ces fêtes. Sa richesse avait été plus affirmée que jamais. Son prestige s'était accru dans des proportions défiant tout calcul. Pourtant, il lui manquait quelque chose ¿ Il était plus juste de dire qu'il l'avait en trop ¿ pour que son bonheur soit complet. Pourquoi Kerdarya ne leur avait-il pas dépêché ¿ sitôt reçu son message ¿ un porteur de l'avis de lui réserver le Joyau ? Il ferait l'ornement du c¿ur et du sanctuaire du pays.
  23. Il s'ensuivit un effet boule de neige. La popularité des maîtres du village crût encore. Elle atteignit un degré auquel ils n'auraient jamais espéré accéder. Les dieux les favorisaient de toutes les manières. Ce devint un article de foi. Une bonne moitié des assistants, dont certains ignoraient encore la veille jusqu'à leur nom, étaient prêts à tuer pour lui. Chacun louait leurs nombreuses qualités, cherchant à les dénombrer. Une fois ce compte fait, ces zélateurs étaient à bout d'imagination. D'autres se levaient pour surenchérir. Ces vertus étaient poussées chez eux au point ultime. Nul ne les égalait en bravoure non plus qu'en aryamenos. Nul n'illustrait mieux ces vertus si prisées, car inhérentes à leur peuple. Ils affectèrent d'être gênés par cette avalanche de louanges. Leur confusion sonnait faux. Leurs réticences cessèrent bientôt. Cette admiration sincère était trop agréable. On continuait à admirer le k'rawal, et à en parler. Son caractère sacré s'imposait. Plus guère n'osaient prononcer son nom. Pour l'adorer ou en implorer la protection, ils disaient la pierre qui flamboie, la protectrice, le talisman. é force d'en parler par allusions et périphrases, sa force mystique et surnaturelle croissait. Ils s'en aperçurent vite. Cela les réjouit, d'autant plus que ce respect et cette adoration s'adressaient aussi à eux, ses inventeurs. Il avait déjà commencé à faire tomber sur eux une pluie drue d'honneurs et d'avantages... Si en plus c'était le Signe. Un de ces avantages apparut vite, déjouant les prévisions pessimistes. Devant l'affluence devant lui, d'aucuns s'étaient inquiétés. Les visiteurs, emportés par le désir de le voir, négligeraient le troc au profit des dévotions. Les affaires marcheraient mal. Ils feraient la queue pour l'admirer, plutôt que d'échanger leurs bêtes. Crainte vaine ! Son caractère sacré s'était étendu, de proche en proche, à tout ce qui avait affaire, de près ou de loin, avec lui. Chacun se précipitait pour en obtenir sa part. Les hommes de Kleworegs, rechignant à troquer le bétail capturé, restaient disposés à céder glaives de parade et captifs. Les échanges allèrent grand train. Dès le premier soir, tout ce qui était disponible était échangé ou retenu au mieux, et au-delà. Les visiteurs offraient, contre des captifs solides, capables de recevoir une éducation et de les bien servir, non les coutumières dix pièces de bétail, mais douze, treize, plus encore. Pour ceux de la grande horde, les prix furent encore plus élevés. Leur utilité en tant que serviteurs serait nulle. Ils causeraient plus d'ennuis qu'ils ne rendraient de services¿ mais leur simple présence serait l'ornement et la fierté de leurs acquéreurs. Ils partirent contre environ le double de ce qu'on offrait pour un captif ordinaire, de taille, santé et âge égaux... Ils ne seraient peut-être pas si inutiles. On les accouplerait aux meilleures servantes¿ Et même leur vigueur enfuie, ils illustreraient encore la puissance de leurs maîtres. Ils étaient un élément de prestige. Leur prix, tout élevé qu'il fût, se justifiait.
  24. Tous, y compris ses familiers, s'exclamèrent devant ce prodige. Il faillit être fatal au profanateur. La réaction du Joyau était une réponse immédiate des dieux à son sacrilège. Ils montraient leur volonté. La foule se rua pour l'écharper. Les gardiens eurent la plus grande peine à la contenir. Seule l'autorité conjuguée du prêtre et de Kleworegs, remonté lui prêter main forte dès qu'il avait senti les prémisses du grabuge, désarma sa colère. Cette intervention n'avait rien d'altruiste. Tout était à craindre si les assaillants, envahissant les tréteaux, le faisaient tomber et le détruisaient. Pour le reste, l'insulteur des dieux, des rois, des prêtres et des siens aurait pu périr cent fois. Leur prestige suffit. La foule renonça à grimper faire un mauvais parti au sceptique. Même les plus excités abandonnèrent l'idée de lui faire passer le goût du gibier. Il devait pourtant être puni. Pour avoir souillé le sacré, il était devenu un réprouvé, son noir pendant et son double démoniaque. Sacré/réprouvé, il ne pouvait plus être touché que par la main des prêtres. Son châtiment serait le bannissement du pain et de l'eau. Il serait dépouillé de tous ses vêtements et chassé, le corps teint d'une matière indélébile, du village offensé. Ceux qui le rencontreraient seraient tenus de ne pas lui accorder l'hospitalité de leur feu, même par la pire froidure de l'hiver, non plus que la charité d'une gorgée d'eau, même au plus brûlant de l'été. Retranché de l'espèce des hommes, devenu intouchable, il n'aurait plus que la compagnie des bêtes et l'eau des ruisseaux. Sauf rarissime pardon des dieux, il périrait vite de leur terrible justice. Kleworegs conféra longtemps avec ses pairs et les prêtres. Il se rangea à l'avis de son bhlaghmen, tout heureux d'avoir été témoin d'un miracle. Un tel châtiment, pourtant mérité, messiérait en un tel jour de liesse, de fête, de triomphe. L'on confisqua tout ce que l'impie avait amené à troquer. Kleworegs eut ses bijoux. Les prêtres, ses bêtes. Elles seraient la base du futur troupeau où l'on puiserait les victimes des sacrifices au Joyau. On le chassa du village qu'il avait bafoué. Il s'enfuit, aboyé de tous. On cracha dans les traces de ses pas. Il s'en tirait trop bien ! Pendant ce jugement, au vu et au su de tous, les commentaires sur le prodige n'avaient pas manqué. Seuls les prêtres sur l'estrade l'avaient bien vu, mais l'avaient décrit d'abondance à leurs voisins. Ceux-ci en avaient repris et amplifié le récit. Du premier au dernier rang, l'on avait échangé idées, opinions, suppositions. Peu importait qu'on l'ait entr'aperçu de loin ou que, comme la plupart, on n'en ait rien vu. C'était à qui en disserterait avec le plus d'éloquence, entrelardant ses discours, tous les trois ou quatre mots, de lieux communs et de mots tout faits propices à appuyer le surnaturel.
  25. Ils se tournèrent vers la source de ce bruit incongru et sacrilège. Le profanateur était le roi d'un clan éloigné, arrivé le matin même. Son visage était empourpré. Les autres notables ne l'avaient pas attendu pour contempler la gemme ! Il fendit la foule. Arrivé au bas de l'estrade, il sauta, souple, dessus. Il fit face à l'assistance médusée par son audace. Ceux admis la veille au soir à admirer le k'rawal ne l'avaient pas fait d'assez près. Il l'observerait avec plus de soin. Il dévoilerait la supercherie que ses pairs trop naïfs et abusés n'avaient su éventer. Il ne pouvait y avoir pire insulte envers le village hôte et les chefs qui avaient reconnu le caractère exceptionnel du Joyau, ni pire sacrilège. Comment les lui faire expier ? Le prêtre s'assura d'un signe de l'accord de Kleworegs. Il laissa l'impie s'approcher de la gemme et la prendre pour l'examiner. Les dieux sauraient le mieux punir l'outrage subi. L'incrédule l'éleva à hauteur de ses yeux. Il la mira, comme l'on fait d'un ¿uf pour y repérer une éventuelle fêlure. Rien de ce qu'il espérait n'apparut. Il ne se tint pas pour battu. Le monstre était peint dessus. Seule une illusion d'optique faisait croire à sa présence en son sein. Il demanda un linge, mais, pressé d'effacer l'image, n'attendit pas. Il la frotta avec force, longtemps, le long de sa manche de fourrure. Quand il regarda sa surface, il resta bouche bée, stupéfait. Rien n'y avait disparu, mais de nouveaux poils, souples, avaient poussé dessus et étaient venus s'ajouter aux rigides soies de l'arachnide. Le prêtre, tout aussi surpris, la lui arracha des mains. Il ne rêvait pas. Des poils adhéraient à l'ambre sec. Il les fit partir en la frottant avec une bande de lin. Quand il la repassa tout près de la fourrure du chef, d'autres poils en jaillirent et vinrent s'y coller. Toujours incrédule, il la frotta encore une fois. Ils tombèrent comme avant. Il devait en avoir le c¿ur net. Il essaierait sur une autre. Il fit grimper un guerrier, et la passa au-dessus de sa manche. Le pouvoir d'attraction déjà manifesté apparut à nouveau. Le Joyau fut vite couvert de petits débris perdus dans l'épaisseur des poils.
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