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Les trois reflets.


Criterium

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Çà et là, les lueurs vacillantes des bougies tremblent sur les murs et les meubles; la pièce est plongée dans la pénombre. Les flammes colorent la lumière dans des tons rougeoyants, qui éclairent peu ce qui se trouve à proximité. Les rideaux sont fermés; au-dehors, la nuit. Le lieu est empreint d'une atmosphère étrange, irréelle. Sur le sol au milieu de la chambre, une cordelette nouée à intervalles réguliers est disposée en cercle. Trois petits bols métalliques y sont placés: le premier contient un peu de sel. Le second porte une petite branche épineuse de commiphora. Le troisième une huile, un mélange d'huiles essentielles et de résine dont l'odeur boisée m'enivre. Le long de la cordelette sont attachés des petits bâtons de bois, formant des lettres oghamiques; et, au milieu du cercle, je suis assise en tailleur, un bâtonnet d'encens dans la main droite, une clochette dans la main gauche. Immobile, il s'agit tout d'abord de tomber dans son propre corps — n'en plus ressentir le moindre tremblement, sombrer dans une méditation menant jusqu'au point où corps et esprit sont presque à même de se séparer — avant d'annoncer l'ouverture du point de temps par un son de cloche. L'immobilité et la concentration font perdre toute notion d'espace et de temps; je ne sais pas si cinq ou cinquante minutes se sont écoulées, lorsque presque subconsciemment, je sens l'état propice me parvenir, et ma main active la clochette — un seul tintement, puis je la repose: me voilà circonscrite au cercle. Désormais, tout ce qui apparaît au-dehors est devenu incertain, et pourrait tout autant être réel qu'illusion: car le cercle connecte les plans, jusqu'à ce que cette porte soit close.

Dans l'air les volutes fines qui émanent du bâtonnet d'encens forment une longue ligne grisâtre; en suivant les mouvements de ma main, la fumée trace alors petit à petit les sigilli dans l'air, qui s'évanouissent un par un. Je les répète plusieurs fois, l'esprit tendu sur ce seul point. Ma vision périphérique s'est effacée et les tracés semblent se faire autant dans la pièce sombre que dans ma tête. —

Un ululement résonne, très proche de mes oreilles. En cillant dans l'obscurité, je m'aperçois alors que se tient dans la chambre un petit hibou, me fixant de son regard cryptique. Pourtant toutes les fenêtres sont fermées. Nos yeux se fixent et il me semble attendre quelque chose de moi, l'air mutin. Je le salue; je le reconnais désormais, spiritus familiaris. Nous avons tous les deux les yeux pers; et c'est comme par leur intermédiaire que nous communiquons alors. Mes lèvres articulent les mots sans un son; l'animal en perçoit chaque chuchotement muet.

— "Ave, voyageur nocturne, strix mysteriorum, porteur de lumière."

— "Ave, mage nyctalope, argonaute circéenne, appeleuse dans la nuit."

Ses mots se soufflaient directement à mon oreille interne, sans qu'un son ne perçât dans la pièce. C'était comme un vent, un bruit de rhombe qui ululait intérieurement, et dont je comprenais chaque mot sans qu'il passe pourtant par une langue.

— "Je t'ai appelé pour que tu me révèles les secrets que mon cœur convoite, ô ténébreux."

— "Ainsi soit-il. Demande et je répondrai, belle hiéromante."

— "Montre-moi mon précédent vaisseau."

Je trempai le bout de mon index dans l'huile odorante. Puis, lentement, je le portai à mon front, où j'inscrivis un symbole; et je le posai alors sur ma carotide gauche, avant de reposer les mains sur mes genoux. Dans le dernier volute, je perçus une lueur intense; elle s'approcha — et peu après, je vis ce point de lumière comme un petit cercle qui, loin, très loin, lunette vers des temps passés, me montrait une image. Le cercle s'agrandissait au fur et à mesure de la transe, comme si j'avais approché mes yeux du verre d'une longue-vue. — La lumière était aveuglante; le soleil brillait, illuminant une oasis dans le désert. Le repaire était couvert de basses-herbes, et quelques palmiers dûm les surplombaient, haut dans le ciel. Trois hommes s'étaient abrités sous l'ombre de l'un de ceux-là, éloignés du reste de leur caravane; assis à même le sol, ils discutaient sérieusement. Parfois l'un se penchait et traçait quelques lignes sur le sable afin d'illustrer quelque information à ses compagnons. Ils n'étaient pas habillés comme des bédouins, mais avec une robe sombre à la coupe ressemblant quelque peu à celle d'une jebba; et autour de la tête, un keffieh bleu nuit. — Les trois hommes débattaient de stratégie, et des mouvements tactiques qu'ils préparaient dans quelque intrigue. Le plus vieux d'entre eux proposait d'attendre quelques jours afin de recevoir des nouvelles du Sud de l'un de leurs agents; ses informations pourraient suggérer un angle d'attaque. Un autre, au tempérament sanguin, pensait qu'attendre pourrait faire s'échapper le moment le plus opportun, et qu'il ne s'agissait pas seulement d'une question de position, mais également de rapidité. Le troisième homme — et alors je compris que je parlais par sa bouche, ou qu'il parlait par ma bouche — établissait une manœuvre afin de déterminer une troisième voie, celle qui s'appuierait sur le point idéal, là où la victoire ne se conquiert pas seulement par opportunité et par espionnage, mais également par la grâce d'Allah. Il connaissait les anciennes ghazwa et en avait étudié les différentes techniques; et en l'occurrence, il s'agissait d'être comme l'eau: très fluide. Après une longue discussion et des délibérations résumant les principaux points de leur échange, ils se levèrent et sentirent tous que la nuit qui advenait allait être décisive. Lorsque l'intensité du soleil commença à décroître, de même la longue-vue de l'esprit s'éloigna quelque peu, le cercle redevenait, peu à peu, un simple point dans la volute de fumée. La pièce plongée dans les ténèbres m'entourait à nouveau; par-delà l'encens et le cercle, les yeux du hibou me fixaient.

— "Montre-moi mon futur vaisseau."

Je touchai l'huile puis, cette fois, la carotide droite. Là encore, un point lointain se fixa devant mon regard et s'élargit jusqu'à m'envelopper de son spectacle. Je vis une route dans une forêt de pins; les deux bandes jaunes au milieu m'indiquaient que l'on se trouvait là de l'autre côté de l'Atlantique. Je discernai à l'horizon une grande montagne; et, petit à petit, je remarquais que la forêt abritait de nombreuses maisons, ainsi que de petits chalets. On en distinguait d'autres à l'un des versants. La porte d'une maison s'ouvrit; et je vis un homme fin et grand sortir, s'arrêter sur le seuil, se retourner et embrasser une jeune femme blonde. Ils se séparèrent en se saluant de la main, et l'homme se dirigea vers une voiture noire. Je devinais vaguement — ou j'essayai de deviner — sur ses traits une ressemblance avec les miens; c'était cependant difficile à imaginer autrement qu'intuitivement, car pris un par un, nos caractères n'étaient pas les mêmes, au-delà du fait qu'il était du sexe opposé. Cette vision resta quelque peu vague; toutefois, très clairement, je notai qu'il possédait au niveau du poignet gauche quatre lignes profondément gravées dans la peau. Ce dernier détail fut celui sur lequel le tableau se termina.

— "Montre-moi celui que je dois rencontrer pour ascendre."

Mon annulaire toucha la surface de l'huile aromatique et je le portai un instant sur l'arc de Cupidon, entre les lèvres et le nez. L'odeur enivrante, si proche, me prenait jusqu'au cerveau; j'avais l'impression que deux mains s'étaient posées autour de mon crâne, et me tenaient en leur étreinte, ou en leur caresse, d'une façon à la fois ferme et tendre — j'imaginais que c'était ainsi que devaient se poser sur les cheveux les mains d'un amant. À nouveau je vis au loin le point de lumière me transporter dans une nouvelle scène. Je voyais une ville; une grande rivière qu'enjambait un pont ancien; des successions de maisons hautes et étroites, chacune avec un caractère différent et souvent dans des tons ocres et rouges, et elles avaient cet air d'être les véritables habitantes de l'endroit. Je sentais qu'elles cachaient quelque chose — sans doute d'obscurs passages secrets, et des histoires oubliées. Les intrigues de plusieurs siècles avaient résonné dans ces ruelles... Soudain je la reconnus: c'était Amsterdam. Alors seulement je commençai à percevoir les nombreux passants, et mon attention se fixa sur un petit homme habillé d'un costume noir, taillé sur mesure dans un tissu coûteux. Il avait la cinquantaine; ses cheveux et sa barbe étaient majoritairement gris, quoiqu'il y restait des nuances d'un brun de jais. Ses yeux étaient clairs; il portait un chapeau noir. Malgré son apparence académique, je ressentais intuitivement qu'il possédait une certaine brutalité. De même que la ville, il abritait un secret — et c'était certainement dans ce secret que je vais devoir puiser, et conquérir. Suivant sa démarche dans la vision, je formulai intérieurement une question :

— "Qui est-il?"

— "Écoute attentivement, très chère: Cet homme est un professeur, un meurtrier et un psychopompe. Il possède la clef que tu désires. Il te sera demandé un prix: celui-ci sera payable en sang, ou en dignité. Ou les deux. Tout est dit."

Les mots avaient vibré dans mon esprit, mais aussi dans la scène; l'on voyait de nombreux passants regarder vers le ciel qui leur semblait vrombir, comme le bruit indistinct d'un orage qui s'approche. Beaucoup pressèrent le pas. Le professeur, lui aussi, allongea ses enjambées pour traverser le pont vers une ruelle que je ne connaissais pas mais dont je mémorisai l'emplacement. Et c'est ainsi que s'éloigna la scène, jusqu'à s'évaporer dans une petite vibration sur la volute de fumée, l'encens qui frémissait.

— "Le son de cloche arrive, magicienne. Trois fois tu as demandé la vision, trois fois tu as reçu la vue."

— "Je te remercie, nocturne visiteur. Tu es désormais libre. Vale."

— "Vale."

De la main gauche, je me saisis à nouveau de la clochette; à nouveau, un seul tintement résonne dans la nuit. Le bruit, réel, contraste avec les sons éthérés par lesquels nous avions communiqué jusque là — il me semblait que tout redevenait clair, comme si je venais finalement de m'éveiller. Toute l'irréalité de la scène avait disparu; il ne restait plus que la chambre et ces objets disposés çà et là, non seulement ceux du cercle, mais également tous ceux se trouvant dans la pièce — habits, cahiers, dessins. Certaines bougies frémissaient et allaient bientôt s'éteindre. Le cercle révoqué, je dénouais la cordelette, et ouvrai à nouveau l'espace. Je me levais doucement; les longs instants dans cette position me faisaient, une fois debout, sentir particulièrement les muscles des cuisses et les genoux, un peu endoloris. Je me massai un instant juste au-dessus des genoux. — Sur la table de chevet du lit, le téléphone m'indiqua qu'il était 4 heures du matin.

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