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Sylvain Gouguenheim


georges2012

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Commençons par rappeler les faits : Sylvain Gouguenheim, agrégé d’histoire, docteur ès-lettres, professeur d’histoire médiévale à l’École Normale Supérieure de Lyon (ex-Saint-Cloud), auteur de plusieurs ouvrages : sur Hildegarde de Bingen, sur les « terreurs de l’an Mil », sur les chevaliers teutoniques, publie en mars 2008 un livre dont le thème général est la transmission de l’héritage intellectuel de la Grèce à l’Europe médiévale[1]. La thèse est que l’essentiel de cette transmission s’est effectué directement, ce qui tend à réduire le rôle de la médiation arabe.

Le livre a suscité un scandale inaccoutumé. Il a débordé le milieu assez restreint des gens compétents. La polémique a dérapé vers des procédés inhabituels entre universitaires, pour lesquels l’arme absolue ne va pas plus loin, à l’accoutumée, que l’éreintement dans une revue spécialisée[2]. En l’occurrence, des manifestes furent publiés dans la presse et l’on fit circuler des pétitions.

J’aimerais ici, d’abord, présenter quelques observations sur les phénomènes qui me semblent avoir rendu possible une telle querelle. Puis, je traiterai sommairement la question du rôle de la culture arabe dans la formation de l’Europe intellectuelle.

Pourquoi le scandale ?

Université et médias

Le premier problème me semble être celui de l’articulation du savoir universitaire sur le discours médiatique.

La polémique est partie d’une recension parue dans Le Monde du 4 avril. Son auteur, Roger-Pol Droit, le chroniqueur philosophique habituel du journal, y présente le livre comme opérant une révolution totale : on croyait jusqu’alors que l’Europe devait tout au monde arabe ; on sait désormais qu’elle ne lui doit rien. Le langage médiatique rabote les nuances et traduit en binaire (tout/rien, bien/mal, etc.). Hegel disait que la philosophie peignait gris sur gris. Il en est de même des petits bouts d’ivoire que polissent les historiens. Les médias, eux, brossent leurs fresques en noir et blanc.

Des manifestes parurent donc, qui évoquaient l’article, sans en nommer l’auteur, et s’attaquaient au livre de S. Gouguenheim. Parmi les signataires, on trouvait des historiens unanimement reconnus dans l’étude de la question. D’autres étaient médiévistes, mais s’occupaient d’autres domaines. Certains, peu nombreux il est vrai, ne connaissaient à peu près rien au Moyen Age. En ce qui me concerne, je me suis abstenu de toute réaction positive ou négative, tout simplement parce que j’étais à l’étranger et n’avais pas encore pu me procurer le livre. On chuchote que certains signataires n’auraient pas eu ce scrupule…

Certaines critiques étaient tout à fait courtoises. On signala des erreurs de fait, des interprétations tendancieuses, une bibliographie incomplète et datée. Tous arguments recevables dans une discussion scientifique de bon ton.

Malheureusement, on lut et entendit aussi des amalgames peu compréhensibles. On mentionna pêle-mêle l’immigration, les discours du Pape, on cria au « racisme » et à l’« islamophobie ».

Une intelligentsia cloisonnée

Le second problème est celui de la structure de l’intelligentsia française. Elle souffre d’un manque de communication entre les chercheurs du CNRS, de l’Université ou des autres établissements d’enseignement supérieur, d’une part, et le grand public, d’autre part. Bien des chercheurs ne publient que dans des revues spécialisées qui ne sont guère lues que par leurs collègues. Certains auraient l’impression de déroger, ou tout simplement de perdre leur temps, s’ils écrivaient pour un public moins restreint. Ceux qui vulgarisent ne sont pas toujours regardés avec beaucoup de bienveillance par ceux qui s’en abstiennent.

Le résultat de ce divorce entre spécialistes et médias est que le marché du prêt-à-penser est entre les mains de gens fort peu compétents, dont personne ne prend soin de rectifier les allégations quand c’est nécessaire. D’où la présence sur ledit marché de plusieurs légendes, au gré des modes.

Les gens compétents ont raison de dire que ce que S. Gouguenheim a écrit, « tout le monde le savait déjà ». C’est exact si l’on prend « tout le monde » au sens où l’on parle du « tout-Paris », ce qui veut dire, dans les deux cas, quelques dizaines de personnes. Si en revanche, on pense au non-spécialiste qui cherche à s’informer dans la presse ou dans les médias, force est de constater que la légende qui y domine actuellement, « la thèse la plus médiatisée » (AMSM, p. 14), est bien celle contre laquelle s’élève S. Gouguenheim, lequel ne prétend pas faire plus que « donner à un public aussi large que possible […] des éléments d’information et de comparaison issus des travaux de spécialistes, souvent peu médiatisés » (AMSM, p. 10).

On peut regretter qu’il ne soit pas sur ces questions le meilleur spécialiste dont on puisse rêver. Mais pourquoi les spécialistes lui ont-ils laissé la tâche désagréable de rectifier le tir ? Et pourquoi abandonnent-ils le terrain à des ignorants, des menteurs et/ou des propagandistes ?

La légende à la mode

Qu’il existe une telle légende constitue le troisième des problèmes que j’ai mentionnés. On peut la décrire à grands traits, telle qu’on la rencontre dans de larges secteurs des médias. L’idée générale est que, au Moyen Age, ce qui s’appelle aujourd’hui l’Europe, la chrétienté latine, si l’on préfère, était plongée dans une obscurité profonde. L’Église catholique y faisait régner la terreur. En revanche, le monde islamique était le théâtre d’une large tolérance. Musulmans, juifs et chrétiens y vivaient en harmonie. Tous cultivaient la science et la philosophie. Au xiie siècle, la lumière du savoir grec traduit en arabe passa d’Islam en Europe. Avec elle, c’était la rationalité qui y rentrait, permettant, voire provoquant la Renaissance, puis les Lumières.

Il est clair qu’aucun de ceux qui ont étudié les faits d’un peu près ne soutient une telle caricature. Il est clair aussi que ceux qui la rejettent le font soit pour de bonnes raisons, liées à un savoir plus exact, soit pour des raisons beaucoup moins avouables, comme le préjugé selon lequel les Arabes auraient de toute façon toujours été incapables de science ou de philosophie… Je suis payé (au sens propre) pour savoir que c’est on ne peut plus faux.

On a en tout cas un peu vite fait de dire que S. Gouguenheim s’en prendrait à des moulins à vent, que « personne » n’adhèrerait à la légende rose que j’ai dite. Car, encore une fois, si l’on veut dire : personne parmi les spécialistes, la cause est entendue. Si l’on veut dire en revanche : personne parmi ceux qui font l’opinion, on se trompe lourdement.

Un exemple : Sylvestre II

Comme exemple, ce discours du roi du Maroc prononcé à l’occasion de l’ouverture du festival de musique sacrée de Fez[3]. On y explique que Gerbert d’Aurillac, le futur Pape Sylvestre II (mort en 1003) a tiré le savoir mathématique qui faisait l’admiration de ses contemporains de ses études à l’Université de Fez.

On suppose donc que : 1) la Qarawiyin (fondée en 859) était une université au sens européen de ce terme et non simplement une mosquée « générale » (jâmi‘a), mot qui en est venu à désigner une université dans le monde arabe contemporain ; 2) on y enseignait non seulement l’exégèse coranique, les traditions sur le prophète et le droit islamique (fiqh), mais aussi les sciences profanes, dont les mathématiques—et pas seulement ce qu’il faut pour calculer la direction de La Mecque ; 3) un chrétien venu d’Europe était le bienvenu à Fez où il pouvait séjourner en toute sécurité[4] ; 4) Gerbert avait appris assez d’arabe pour suivre un enseignement supérieur dans cette langue[5].

Bien sûr, les gens compétents ont devant de telles sornettes le sourire distingué de la supériorité. Et ils me demanderont s’il était bien nécessaire d’épingler ainsi le malheureux écrivaillon qui a pondu ce laïus. Mais est-ce eux qui lisent les dépliants des agences de voyages ? Est-ce à eux que les guides serinent sur place de telles contrevérités ? Est-ce eux qui regardent la télévision ? Faut-il laisser à la merci du faux les braves gens tout prêts à apprendre ?

Et que faire lorsque des hommes politiques, des décideurs au plus haut niveau, sur les deux rives de la Méditerranée, s’en laissent accroire par ceux qui les conseillent ou rédigent leurs discours ?

La maison de la sagesse

Il me faut mentionner ici un second exemple, tant il est répandu. C’est celui de la « maison de la sagesse » (bayt al-hikma) de Bagdad. La légende y voit une sorte de C.N.R.S., un centre de recherche généreusement subventionné par les Califes amoureux du savoir, et où des traducteurs auraient été payés pour faire passer à l’arabe les trésors de la science et de la philosophie grecques.

La légende ne se nourrit que de soi ; rien de tout cela ne résiste à l’examen critique. La maison de la sagesse abritait bien une bibliothèque. Mais l’activité de tous les traducteurs que nous connaissons était commanditée par des clients privés, nullement par l’appareil d’État. Enfin, plus on remonte en arrière dans le temps, moins les chroniqueurs mettent en rapport l’activité de traduction avec cette fameuse maison[6].

Il semble que l’institution en question n’avait rien à voir avec les traductions, ni même en général avec le savoir profane, d’origine grecque. Elle semble avoir été avant tout à usage interne, plus précisément une sorte d’officine de propagande en faveur de la doctrine politique et religieuse que soutenaient les Califes de l’époque, à savoir le mu‘tazilisme, lui aussi objet de bien des légendes.

Rappelons en deux mots que les Mu‘tazilites étaient bien partisans de la liberté morale de l’homme comme indispensable pour penser la justice de Dieu qui ne peut récompenser et punir que des gens responsables de leurs actes. Mais n’oublions pas que, dans la pratique, ils ont lancé le pouvoir califal contre leurs adversaires en une campagne que bien des historiens nomment, au prix d’un anachronisme, « inquisition ».

L’Andalousie

Toute cette légende se replace dans le cadre d’un rêve rétrospectif, celui d’une société multiculturelle où aurait régné la tolérance. En particulier, l’Espagne sous domination musulmane (al-Andalus) aurait été la préfiguration de notre rêve d’avenir d’une société bigarrée de peuples et de croyances vivant en bonne intelligence. Le niveau culturel y aurait été fantastiquement élevé. Cela aurait duré jusqu’à la Reconquête chrétienne, laquelle aurait inauguré le règne du fanatisme, de l’obscurantisme, etc.

Les lieux où coexistaient effectivement plusieurs ethnies et religions ont tous disparu. Certains, comme Alexandrie ou la Bosnie, l’ont fait assez récemment pour que le souvenir de ces échecs, sanglant dans le dernier cas, ne se soit pas encore effacé. Et ne parlons pas de l’Irak… L’Espagne musulmane, elle, est assez éloignée dans le temps pour que l’on puisse encore en idéaliser la mémoire. De plus, l’Espagne est, depuis le xvie siècle, le lieu idéal des légendes et des clichés. Cela a commencé par la « légende noire » sur la conquête du Nouveau Monde. Répandue par les plumitifs stipendiés par les rivaux commerciaux des espagnols et des portugais, dont la France, elle permettait à ceux-ci de légitimer leur piraterie d’État (dite « guerre de course »). N’insistons pas sur les poncifs « orientalistes » de Gautier et de Mérimée. Donc, pourquoi ne pas ajouter aux castagnettes et aux mantilles un al-Andalus rose ?

Pour le dire en passant, il serait fort instructif de reconstituer les origines de ce mythe andalou, depuis l’américain Washington Irving en passant par Nietzsche.

Un arabisant espagnol, Serafín Fanjul, s’est donné pour tâche de détruire cette légende et de montrer que les régions d’Espagne sous domination musulmane n’étaient ni plus ni moins agréables pour les communautés minoritaires que les régions chrétiennes. Des deux côtés, on constate discriminations et persécutions, le tout sur l’arrière-plan d’expéditions de pillage et de rapt. Plutôt que d’une coexistence (convivencia) harmonieuse, il s’agissait d’un système voisin de l’apartheid sud-africain[7]. Là aussi, rien qui soit nouveau pour les historiens qui ont de cette époque une connaissance de première main. Mais qui les lit ?

Oublié ?

A toutes ces légendes vient se superposer ce que l’on pourrait appeler une « métalégende », une légende sur la légende. Cet état de choses si éminemment positif aurait été oublié. Voire, il aurait été refoulé de la mémoire de l’Occident par un processus volontaire, dû à quelque complot obscurantiste. De la sorte, la boucle paranoïaque est bouclée : si l’on ne trouve pas de traces du passé tel qu’on l’imagine, c’est que ces traces ont été effacées…

Mais est-ce bien vrai ? A-t-on jamais perdu de vue la contribution arabe au patrimoine culturel européen ? On parle à ce propos d’un « héritage oublié ». À ma connaissance, l’expression a été lancée par un livre de Maria Rosa Menocal, professeur de littérature comparée à Yale[8]. L’ouvrage portait surtout sur le domaine ibérique. Il montrait que les littératures de la péninsule ont emprunté genres et thèmes aux auteurs d’expression arabe. Ce qui est fort exact. Peu après, l’expression a été rendue populaire en France par un chapitre d’Alain de Libera qui portait ce titre et qui la transposait au domaine de la philosophie[9].

Or donc, je me demande si la mention d’un « oubli », devenue depuis lors une sorte de slogan, ne serait pas un « coup de pub ». Car il faut poser au niveau de l’histoire la même question que celle que j’ai posée un peu plus haut à celui de l’actualité, celle du sujet à qui on attribue le savoir ou l’ignorance. En un mot : cet héritage a été oublié par qui ? L’homme de la rue ne l’a jamais oublié, pour la bonne raison qu’il ne l’avait jamais su. Mais les gens un peu cultivés ?

Avec la « Renaissance » et le mouvement humaniste, il se produisit une réaction contre la scolastique et ses défauts prétendus : mauvais latin, subtilités, abstractions, etc. Elle engloba les arabes dans le mépris de ce qui n’était pas le platonisme et l’aristotélisme supposés « purs ». Mais il fut vite corrigé par les études précises produites par les générations d’orientalistes qui se sont succédées depuis le xvie siècle dans toute l’Europe : Guillaume Postel, Barthélemy d’Herbelot, Ignace Goldziher, et tant d’autres. Les érudits non orientalistes n’ont pas, eux non plus, oublié le rôle des Arabes. J’ai cité ailleurs deux textes du xviiie siècle qui le mentionnent. Et voici un passage d’Auguste Comte, trouvé au hasard de mes lectures : « Par une honorable transmission de la science grecque, la civilisation arabe figurera toujours parmi les éléments essentiels de notre grande préparation au Moyen Age[10] ».

On ne cesse de répéter, pour s’en faire honte, des déclarations sur l’incapacité prétendue des « Sémites » à la pensée philosophique. À y regarder de plus près, elles sont en fait presque exclusivement localisées au xixe siècle, voire au seul Ernest Renan. Celui-ci a en effet appliqué à l’histoire de la culture ce racisme tranquille, et d’ailleurs encore relativement de bon ton par rapport aux horreurs du siècle suivant, que partageaient bien de ses contemporains : la philosophie serait essentiellement « aryenne », et jamais « sémite » ; les philosophes de l’Islam auraient tous été des Persans, etc.[11] Mais les naïvetés de Renan font-elles le poids face aux travaux imposants des orientalistes que j’ai nommés ?

Des nuances

J’en viens à l’aspect positif de mon propos, et tenterai une rapide synthèse de la question. Pour ce faire, je me permettrai de reprendre quelques résultats, évidemment provisoires, de deux de mes livres, auxquels je renvoie pour plus de détails[12].

Commençons par rappeler un peu plus précisément la thèse de S. Gouguenheim. La contribution de la civilisation islamique à celle de l’Europe est réelle, et personne ne songe à la nier. Mais elle est moins exclusive que ce que certains voudraient nous faire croire[13]. La transmission directe à partir de l’Orient byzantin est plus importante qu’on ne l’a pensé. L’Europe latine n’a jamais cessé de loucher avec envie vers Constantinople. Un mince filet de savoir grec, venu d’Irlande ou de Byzance, a continué à irriguer l’Europe. En même temps qu’on traduisait Aristote de l’arabe, surtout en Espagne, on le traduisait directement du grec. Voire, avant. En particulier, S. Gouguenheim a attiré l’attention sur un personnage déjà connu, mais guère en dehors des cercles de spécialistes, Jacques de Venise, qui a traduit Aristote directement du grec au latin un demi-siècle avant les traductions sur l’arabe effectuées à Salerne, à Tolède, en Sicile, ou ailleurs (AMSM, p. 106-115).

Ensuite, sérions les questions et trempons notre pinceau dans les diverses nuances du gris.

La religion de l’islam

Il faut distinguer du côté de l’émetteur : l’islam-religion ne coïncide pas avec l’Islam-civilisation. Celle-ci a été rendue possible par l’unification du Moyen-Orient : d’abord unification politique sous le pouvoir des Califes et, plus tard, unification linguistique au profit de l’arabe. Cette civilisation a été construite autant par le travail des chrétiens, juifs ou sabéens du Moyen-Orient, et par les zoroastriens ou manichéens d’Iran, que par les musulmans qui n’étaient au départ qu’une caste militaire conquérante. Ainsi, les traducteurs qui ont transmis l’héritage grec à Bagdad étaient presque tous chrétiens, le plus souvent nestoriens. Les rares qui ne l’étaient pas appartenaient à la petite communauté « païenne » des Sabéens, comme le célèbre astronome Thabit ibn Qurra[14].

L’islam comme religion n’a pas apporté grand’ chose à l’Europe, et ne l’a fait que tard. Tout simplement parce qu’il n’y a été connu que tard. À la différence de Byzance, où le Coran avait été traduit dès le ixe siècle, l’Europe n’a connu le texte fondateur qu’après un long délai. La première traduction latine en fut faite à Tolède au milieu du xiie siècle sous l’impulsion de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable. Mais elle n’a à peu près pas circulé avant d’être imprimée, tard dans le xvie siècle[15]. Le premier examen du Coran à la fois un peu sérieux et ouvert est l’œuvre du cardinal Nicolas de Cuse, au xve siècle[16].

Parmi les traditions sur Mahomet (hadith), seul le récit merveilleux du « voyage nocturne » du Prophète au ciel (Scala Machumeti) est passé en Europe[17]. L’apologétique (Kalâm) fut connue surtout par la réfutation de son école dominante qu’effectue Maïmonide dans son chef d’œuvre philosophique et exégétique[18]. Elle a fourni à la physique d’Aristote une alternative discontinuiste (atomiste) qui fut exploitée par certains nominalistes, puis à l’époque moderne par Malebranche et Berkeley[19].

La civilisation de l’Islam

Sont venus de l’Islam comme civilisation deux sortes de biens culturels. D’abord, ceux qui ont transité par lui. Ainsi les chiffres dits « arabes », venus des Indes. Ou encore, ce qui d’Aristote ou d’Avicenne fut traduit à Tolède.

Est venue aussi de l’Islam la contribution originale par laquelle ses savants prolongeaient et dépassaient l’héritage grec. C’est le cas en mathématiques, y compris l’astronomie et l’optique avec la révolution introduite par Ibn al-Haytham (Alhacen). C’est le cas en médecine avec Razi (Rhazès) et Avicenne. Et bien sûr en philosophie, avant tout avec, encore une fois, Avicenne, peut-être le plus novateur.

La contribution des savants écrivant l’arabe est d’ailleurs loin de se limiter à ce qui a eu la chance de parvenir à l’Occident. Les travaux d’al-Biruni en géodésie, en minéralogie, etc., sans parler de l’exceptionnel miracle d’objectivité qu’est sa description de l’Inde, n’ont été connus qu’au xixe siècle[20]. En philosophie, al-Farabi n’a été que fort peu traduit au Moyen Age, et pas dans ses œuvres les plus originales de philosophie politique.

Il y a des mathématiques (ou de la médecine, de l’alchimie, etc.) arabes en ce sens que des œuvres relevant de ces disciplines ont été composées dans la langue de culture de tout l’Empire islamique, par des gens dont l’arabe n’était pas toujours la langue maternelle, qui n’étaient que très rarement originaires de la Péninsule Arabique, et qui n’étaient pas non plus tous musulmans.

En revanche, il n’y a pas de mathématiques musulmanes, pas plus qu’il n’y a une médecine chrétienne ou une botanique juive[21]. Il y a des gens de diverses confessions qui se sont occupés de diverses sciences. Même pour la philosophie, je préfèrerais parler d’un usage chrétien, juif ou musulman de la philosophie plutôt que d’une philosophie chrétienne, juive ou musulmane.

Quoi ?

Il faut distinguer aussi la nature de la marchandise : de l’héritage grec, seul est passé par l’arabe ce qui relevait du savoir en mathématiques, médecine, pharmacopée, etc. En philosophie, ne sont passés par l’arabe qu’Aristote et ses commentateurs, avec quelques apocryphes d’origine néoplatonicienne et eux-mêmes attribués à Aristote. Le reste a dû attendre le xve siècle pour passer directement de Constantinople à l’Europe, parfois sous la forme, réelle mais souvent un peu romancée, de manuscrits emportés par des savants byzantins fuyant la conquête turque.

Ce reste, ce n’est rien de moins que toute la littérature grecque : la poésie épique (Homère et Hésiode), lyrique (Pindare), dramatique (Eschyle, Sophocle, Euripide), l’histoire (Hérodote, Thucydide, Polybe), le roman. En philosophie, c’est le cas des traités d’Épicure cités par Diogène Laërce. C’est celui de Platon, de Plotin, et aussi, hélas, d’« Hermès Trismégiste », arrivés de Constantinople à la Florence des Médicis, où Marsile Ficin mit ces trois corpus en latin.

A plus forte raison, le legs théologique des Pères Grecs n’avait aucune raison d’intéresser les penseurs de l’islam. Il est entré en Europe, très partiellement d’ailleurs, en venant directement de l’Orient chrétien. Ce fut parfois par un transfert tout à fait matériel, comme ce manuscrit des œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, offert en 827 par le Basileus Michel III à l’empereur d’Occident Louis le Pieux, puis traduit par Hilduin, et à nouveau par Jean Scot Erigène, lequel traduisit aussi des morceaux de Némesius d’Emèse et de Maxime le Confesseur. Pour le reste, il fallut attendre, selon les cas, le xiiie siècle, ou la Renaissance, voire Erasme.

N’oublions pas enfin que la culture ne se limite pas à ce qui se lit et s’écrit. Outre les textes, il y a les œuvres plastiques : architecture, sculpture, peinture. L’Islam, par scrupule religieux, n’a, avant une date récente, développé de sculpture et de peinture que par exception. La plastique grecque n’a donc pu exercer sur ses artistes la même fascination que celle que l’on rencontre en Occident. Tout ce qui relève des arts plastiques est passé du monde grec à l’Occident, la plupart du temps par l’intermédiaire de copies romaines, mais en tout cas sans détour arabe.

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